Publié le Mardi 2 février 2016 à 14h41.

Paysans : Une classe longtemps en marge du développement capitaliste

Depuis quelques années se développe en France une agriculture capitaliste, avec un décalage par rapport à d’autres pays qui s’étaient engagés plus tôt dans cette voie. Pour comprendre ce retard, si on peut dire ainsi, il faut revenir à l’Histoire.

En mettant fin à la propriété seigneuriale de l’ancien régime, la Révolution française a favorisé la petite propriété plutôt que les grandes exploitations latifundiaires qui prédominaient en Europe du sud. Tous les paysans n’ont pu acquérir suffisamment de terres ; le fermage (location payée en argent) et le métayage (partage de la récolte avec le propriétaire) complétaient le faire-valoir direct (la terre qui appartient à celui qui la cultive). Les petits paysans complétaient leurs revenus en travaillant chez les plus gros. Mais cette combinaison s’inscrivait dans le cadre d’une exploitation familiale autonome. La polyculture élevage prédominait, qui occupait toute la famille et souvent des domestiques, les valets de ferme. La nourriture provenait de l’exploitation, confinant parfois à l’autarcie.

 

Une paysannerie nombreuse et propriétaire

Les capitalistes sont restés à l’écart de la production agricole directe pendant plus d’un siècle. Dans une période d’essor de l’industrie, de la banque et du commerce, la terre ne procurait pas un retour sur investissement suffisant : 0,88 % selon une étude de 1911 !

Les paysans constituaient la majorité de la population, ils nourrissaient les villes. Négociants et transporteurs prélevaient leur bénéfice : le pain était cher ainsi que les autres denrées, ce qui provoquait des vagues de colère dans la population urbaine. Cela pouvait inciter les prolétaires à revendiquer de meilleurs salaires : pour conjurer ce risque, les capitalistes anglais avaient fait le choix d’ouvrir largement le pays aux importations venues du vaste empire britannique. Les prix bas ruinaient les petits paysans ; n’importe, l’industrie avait besoin de bras. Que la France ait fait le choix inverse du maintien d’une agriculture archaïque, au prix d’un lourd protectionnisme, peut paraître aberrant.

L’explication est politique : en développant le prolétariat, les capitalistes avaient conscience de créer leur futur fossoyeur. Le Second Empire puis la Troisième République ont voulu une classe nombreuse de petits propriétaires, conservatrice et garante de l’ordre social, encore influencée par l’Eglise et dans l’ouest par les hobereaux. Cette masse paysanne serait mobilisable contre les prolétaires partageux comme on l’a vu quand le gouvernement de Versailles a envoyé des troupes d’origine rurale écraser les communards. C’est sans doute cet épisode qui a motivé les choix de la Troisième République. 

Quand sa Majesté britannique ouvrait l’Angleterre aux importations, les gouvernements français les entravaient par des droits de douane. Cette politique allait à l’encontre du libre échange qui dominait alors : l’agriculture sortait du droit commun, on parlerait aujourd’hui d’exception agricole. Son promoteur, Jules Méline, républicain modéré, créateur du Crédit agricole et du mérite du même nom, ministre de l’agriculture et président du Conseil, inventa le « tarif ». Selon lui, l’économie française peut être assimilée à un arbre dans lequel l’industrie représente les branches et les feuilles, et où l’agriculture représente le tronc et les racines. Nous ne sommes pas loin de la terre qui ne ment pas…

 

En marge du capitalisme et à son service

Le tarif douanier instauré en 1892 consolidait un protectionnisme déjà présent. Il allait maintenir une paysannerie nombreuse, une masse de petites fermes, et cela jusqu’à la Deuxième Guerre mondiale. Mais à quel prix ? La viabilité du système reposait sur la misère de beaucoup de familles paysannes, souvent pire que la condition ouvrière qui a connu des améliorations tardives mais réelles quand l’essor du syndicalisme a permis d’imposer des lois sociales. Souvent trois générations vivaient sous le même toit, les valets de ferme mangeaient à la table mal garnie des maîtres et dormaient dans la grange, sans vrai salaire. Le travail des enfants a perduré à la ferme plus longtemps qu’à l’usine ; les vacances scolaires libéraient les enfants pour les travaux des champs.

Le paysan était propriétaire de quelques parcelles et d’une ferme, d’équipements sommaires et de quelques têtes de bétail. Le foncier et les bâtiments, capital accumulé par les générations successives, ne lui rapportaient rien d’autre que le droit de travailler dur. C’était, avec la rémunération dérisoire du travail agricole permise par l’autosubsistance, la condition du maintien d’un système qui aurait explosé si la cherté des denrées avait contraint les capitalistes à augmenter les salaires pour permettre la reproduction de la force de travail.

 

Libre-échange ou protectionnisme, un vieux débat très actuel

Le protectionnisme avait été instauré pour résister à la mondialisation des échanges qui était largement amorcée dans le dernier quart du XIX° siècle grâce à l’amélioration du transport maritime. La concurrence internationale menaçait directement les producteurs de blé, produit décisif dans l’alimentation des villes. Les viticulteurs, déjà frappés vers 1880 par les dégâts du phylloxera, furent confrontés au développement de la production de vin en Algérie. Ce fut une des causes de la révolte du Languedoc en 1907. De même les productions coloniales vinrent concurrencer les huiles de la métropole ; s’agissant de produits « français », on ne pouvait pas leur opposer de barrières douanières. 

Les arguments des partisans du protectionnisme ne sont guère différents de discours plus contemporains. La Société des agriculteurs de France, fondée en 1867 par de gros agrariens, pointe la disparité des charges entre la France et les pays concurrents qui disposeraient de terres abondantes et moins chères et surtout de main-d’œuvre à bon marché. Ceux des partisans du libre-échange sont tout aussi classiques. Ils affirment l’impossibilité de bloquer les importations sans pénaliser les exportations ;  ils dénoncent le frein à la modernisation des exploitations agricoles et à la recherche de gains de productivité qui pourraient sembler superflus à une paysannerie artificiellement protégée.

Comme nous l’avons vu plus haut, les choix politiques ont longtemps primé sur l’économie. Cela a conduit à une France demeurée plus rurale que l’Angleterre, la Belgique ou l’Allemagne, avec un important électorat conservateur se partageant entre les républicains modérés et la droite cléricale, le socialisme ne s’implantant dans quelques régions qu’entre les deux guerres. Mais la petite taille des exploitations, divisées par les successions, la faiblesse de la mécanisation et de l’utilisation des engrais ont abouti à une agriculture peu concurrentielle dans le monde capitaliste, avec des rendements en céréales et en pommes de terre inférieurs d’un tiers à ceux d’autres pays d’Europe du nord. Cela donne des arguments aux tenants d’une agriculture « moderne », c’est-à-dire pour beaucoup capitaliste.

 

Les capitalistes pointent leur nez

C’est au lendemain de la Grande Guerre que s’amorce l’intensification de la production, en bonne partie en raison de la baisse de la main d’œuvre-disponible. L’hécatombe qui a durement touché le monde paysan ainsi que l’attrait des emplois mieux payés de l’industrie ne laissent guère de choix. Les plus petits paysans et de nombreux salariés alimentent l’exode rural. 

Les capitalistes, s’ils n’investissent toujours pas dans la terre, trouvent un nouveau débouché avec le développement du machinisme, de l’usage des engrais chimiques et des semences certifiées. C’est l’époque du Comptoir français de l’azote et des aides de l’Etat à la « chimie nationale », des Potasses d’Alsace et de celles de Gafsa, de Kuhlmann (devenu ensuite Ugine puis Pechiney). La séparation devient plus nette entre une majorité de paysans qui continue à consommer l’essentiel des produits de la ferme et une minorité orientée principalement vers le marché. Travaillant toujours pour un faible revenu, le paysan est désormais ponctionné en amont par ses fournisseurs et en aval par le négoce, intermédiaire obligé qui commercialise sa production, sans oublier la banque, le Crédit agricole mutuel, qui multiplie les prêts. Cela ne change rien cependant au modèle agricole qui continue à reposer sur l’exploitation familiale. En 1938, l’agriculture occupait encore 31 % de la population active.

Les années trente sont des années de crise et l’agriculture n’y échappe pas avec des prix qui connaissent d’importantes fluctuations. C’est aussi le début des politiques de régulation avec la création en août 1936 de l’Office du blé et le début de la coopération entre l’Etat et les organisations professionnelles agricoles.

La situation des paysans n’était toujours guère enviable, la vie quotidienne était dure, les inégalités régionales très fortes. La remise en cause brutale d’un modèle basé sur une multitude de petites exploitations n’en fut pas moins très mal vécue. Avec « la fin des paysans », selon le titre du célèbre ouvrage d’Henri Mendras, c’est toute une organisation sociale qui allait disparaître.

Le pacte moderniste

Après la Libération, le développement de la production agricole devient une priorité nationale. Il s’agit bien sûr de retrouver le niveau d’avant-guerre et d’en finir avec les pénuries, mais les ambitions vont au-delà : il faut développer les exportations, principalement en Europe, et abaisser les prix de revient et de vente pour contribuer au relèvement du niveau de vie. Le 1er plan (1946) en énonce les moyens : bâtir une agriculture convenablement orientée et puissamment équipée, grâce à l’équipement de l’exploitation familiale (on ne sort donc pas de ce cadre) et la mécanisation de la grande culture intensive, déjà avancée dans les céréales et la betterave. Cela n’est pas dit explicitement, mais cette modernisation passera par le dégagement de la main-d’œuvre excédentaire, donc la disparition des petites fermes non rentables.

En quelques années, on passe du rationnement à la surproduction. En 1953, les prix de la viande et du lait s’effondrent. En fait cette crise est liée aux structures, celles des exploitations modernisées et productives pouvant livrer davantage sur le marché et accroître leur revenu, en se contentant d’un niveau de prix auquel les petites fermes ne peuvent pas résister. L’Etat adopte des mesures de régulation du type de celles qui existent pour les céréales, tout en affichant la gageure de faire régner le « meilleur prix possible à la fois pour le producteur et le consommateur ». Cela suppose un Etat-providence agricole capable d’assurer des prix de soutien, avec entre autres des subventions aux exportations. Mais comme le coût est élevé, la tentation est forte de réserver les aides aux plus productifs et d’accompagner par une sorte de « plan social » la disparition des autres.

C’est le gaullisme qui atteindra cet objectif avec les lois d’orientation de 1960-1962. Cela n’alla pas sans résistances, les manifestations furent nombreuses et souvent violentes, la répression fut sévère. Le gouvernement se heurtait à deux types d’opposants. A droite, les vieux dirigeants de la Corporation, nostalgiques de Pétain, et le mouvement poujadiste qui défendait également l’Algérie française ; à gauche, la contestation portée par le Mouvement de défense des exploitations familiales (MODEF) créé en 1959 par des militants communistes et socialistes qui voulaient défendre les petits producteurs. Comme on l’a vu à de nombreuses reprises, les thèmes de la colère paysanne embrassaient à la fois la question des prix et celle des structures sur un fond général de défense des campagnes contre le gouvernement central.

Mais ce dernier ne céda pas et le ministre de l’agriculture, Edgar Pisani, trouva des alliés dans le monde paysan, dans les cadres formés par la JAC (Jeunesse agricole chrétienne) qui aspiraient à un renouvellement du syndicalisme agricole et avaient pris la direction du CNJA (Centre national des jeunes agriculteurs). Davantage formés et instruits que leurs aînés, ils aspiraient à s’affranchir d’un système qui maintenait les jeunes dans un statut d’aides familiaux, sous la houlette du père et parfois du grand père ; on conçoit que les filles aient été les plus désireuses de changement. Ils voulaient exercer leur métier dans des exploitations viables, sur le modèle de l’Europe du nord, permettant un niveau de vie égal à celui des travailleurs des villes.

Ils collaborèrent donc sans état d’âme à une réforme des structures qui éliminait les petites fermes en imposant un seuil pour les installations et les transmissions et en proposant aux vieux agriculteurs une indemnité viagère de départ. L’exploitation familiale restait la base du système, ce qui passait par la lutte contre les « cumulards » et les propriétaires non exploitants. Le capitalisme n’était pas remis en cause, seulement ses excès ; l’idéologie de la JAC était le christianisme social.

En échange de ce soutien, le gouvernement favorisa le dialogue avec le CNJA, amorçant ainsi une cogestion de la politique agricole. Au nombre des jeunes interlocuteurs on trouve Michel Debatisse et Raymond Lacombe, deux futurs dirigeants de la FNSEA, le premier devenant ministre en 1978, mais aussi Bernard Lambert qui créa le Mouvement des paysans travailleurs, un des ancêtres de la Confédération paysanne.

 

La fin des paysans ? 

Depuis 1967, année de publication du livre d’Henri Mendras qui pointait la disparition de dizaines de milliers de fermes et les risques de la concentration, le mouvement s’est accéléré. La population active agricole directe, hors les emplois induits, représentait 31 % des actifs en 1945 ; aujourd’hui, c’est moins de 3 %. Une des conséquences a été la désertification de certaines zones rurales, au niveau au moins des résidents permanents, avec des effets négatifs sur le tissu économique local. La concentration des exploitations a participé à la disparition de tout un réseau de petits opérateurs de proximité, meuniers, fabricants d’aliments, artisans de produits agroalimentaires, abattoirs municipaux. Les services publics ont aussi été impactés.

Nous ne traiterons pas dans cet article des épisodes qui ont jalonné cette évolution. Le marché commun, puis la politique agricole commune ont joué un rôle important. Avec les accords du GATT (prédécesseur de l’OMC) ont disparu les dernières barrières à la mondialisation du commerce. Dans cette jungle où seuls survivent les plus forts, les mieux adaptés à la concurrence, ce sont les paysans des pays les plus pauvres qui ont été les premières victimes, l’exode rural n’apportant pas des bras à l’industrie mais plutôt une population misérable aux bidonvilles. Mais ce constat ne doit pas faire oublier les disparités au sein du monde agricole dans les pays riches. Tous les céréaliers ne sont pas de gros richards, tous les éleveurs ne sont pas petits et pauvres, tous les vignerons n’exportent pas des grands crus.

Moins d’agriculteurs, mais plus riches ? Sans doute leur niveau de vie a-t-il progressé, mais celui des autres catégories sociales également, et pour la plupart d’entre eux il stagne aujourd’hui, voire régresse, sort commun aux classes populaires. Leurs manifestations ne sont pas celles d’éternels mécontents ; la grande majorité s’est lourdement endettée pour suivre les injonctions productivistes, agrandir les exploitations, investir dans le machinisme et les installations, pour se retrouver prise en étau entre des coûts de production qu’ils ne maîtrisent plus et des prix de ventes imposés au plus bas par un nombre restreint d’opérateurs.

La concentration a encore de beaux jours devant elle. Les difficultés d’accès au foncier et les coûts incompressibles des équipements ne facilitent certes pas les installations, mais hors des productions spécialisées offrant des marchés de niche le métier de paysan n’est pas attractif. Cela n’est pas inéluctable, une politique agricole et agroalimentaire anticapitaliste pourrait changer la donne, permettre des créations d’emplois en agriculture, nombreux et correctement rémunérés ; un retour à la terre qui ne serait pas synonyme d’un retour au passé de la paysannerie propriétaire et de l’exploitation familiale mais pourrait reposer sur des exploitations coopératives avec un autre mode de gestion du foncier.

Gérard Florenson