Publié le Mercredi 3 juin 2020 à 10h57.

« Cette annonce du déconfinement est arrivée sans préparation dans les écoles »

Entretien avec Sabine Duran, directrice de l'école élémentaire Joséphine-Baker, à Pantin (93).

Quel est l’état d’esprit des professeurEs des écoles au moment de cette réouverture ?

Ce qui a primé, c'est surtout une atmosphère très anxiogène, une grande angoisse, avec une quantité de choses annoncées et souvent d'ailleurs contradictoires – et avec un laps de temps pour  préparer cette rentrée totalement dérisoire par rapport à l'ampleur de ce qui était annoncé, notamment l'application du protocole sanitaire. Et puis à cela se sont ajoutées toutes les annonces contradictoires de Blanquer pendant le confinement et ça a beaucoup joué sur le moral des enseignantEs puisqu’on a quand même passé notre temps à bidouiller avec notre matériel personnel, à essayer de contacter les familles avec des moyens dérisoires (et aussi avec les moyens dérisoires qu'avaient les familles)… Donc cette annonce du déconfinement arrive sans préparation et en plus après le contexte du confinement qui s'est passé dans l'urgence, sans moyens et avec de très très grandes difficultés. 

Concrètement, comment ça se passe cette réouverture ?

À Pantin, on a rouvert à partir du 18 mai, c’était une décision municipale – en fait, la réouverture des écoles est soumise à la demande des municipalités et donc là le choix du maire ce n'était pas de rouvrir le 11 mais le 18, parce qu'on est en zone rouge, et en accueillant 10 à 15 % des élèves sur la base de critères qui ont été conjointement élaborés par l'Éducation nationale et la municipalité, c'est-à-dire le fait que les parents travaillent ou retournent au travail, des critères sociaux, des élèves en situation de handicap.

Aujourd’hui, combien d’élèves accueillez-vous ?

On en accueille 29. On ne peut pas en accueillir plus parce qu’il faut tenir compte des conditions de travail des enseignants. C'est-à-dire que comme on n'accueille pas tous les enfants, c'est sur la base du volontariat des familles, les enseignantEs sont à la fois en présentiel et en distanciel. Donc, pour tenir compte de cette double quantité de travail, ils font mi-temps mi-temps. Il y a aussi celles et ceux qui sont dans des conditions particulières c'est-à-dire qui ont des conditions de santé qui ne leur permettent pas de revenir ; il y a aussi ceux qui habitent très loin et qui n’ont pas trop envie de prendre les transports parce que c'est extrêmement anxiogène…

Comment s’est passée la communication avec les familles ?

Les familles ont eu quelques jours pour se décider. On a fait un sondage et puis ensuite les familles se sont décidées ou pas, elles ont dit si elles remettaient leur enfant à l’école ou pas. On était encore dans la période de confinement à ce moment-là, et il y avait beaucoup d'incertitudes sur le contexte du déconfinement. Ensuite, en fonction du nombre d'enseignantEs disponibles, on a élaboré une liste, un groupe d'enfants. Il faut dire aussi que dans mon école on est dans des conditions un peu particulières, on a des très très grands locaux donc on peut mettre par exemple neuf élèves dans une classe – ça reste quand même le grand maximum. Du coup cet accueil des enfants dépend vraiment de l’architecture des écoles et du nombre d'enseignants disponibles.

À l'échelle de la ville, quel est le « profil » des familles qui remettent leur enfant à l’école ?

À l'échelle de la ville, ce sont essentiellement des familles qui travaillent, dont les parents devaient retourner travailler, ou à qui on avait annoncé un retour, donc ce sont essentiellement ces familles. Le contexte de justice sociale annoncé par le gouvernement, il n’est pas du tout au rendez-vous puisque les familles qui sont dans une grande précarité, les plus mal logées, qui donc ont vécu le confinement dans des logements très exigus et des conditions sanitaires difficiles, elles ne remettent pas leurs enfants à l'école. Il y en a beaucoup qui ont très très très peur, compte tenu de leur difficulté dans l'accès aux soins, de ce que ça représenterait pour elles comme coût en termes de santé et aussi financiers. 

Est-ce que vous arrivez à rester en contact avec ces familles ?

Oui, essentiellement par téléphone. En fait il y a un contact bi-hebdomadaire avec les familles. On a essayé aussi de les solliciter et de garder des places pour des familles qui seraient dans des conditions sociales difficiles, mais il y en a beaucoup qui refusent – elles ne veulent vraiment pas, elles ont trop peur.

Sur le plan pédagogique, quelle école rouvre-t-on ?

On rouvre des lieux mais on ne rouvre pas des écoles, si je peux faire ce raccourci. Avec le protocole sanitaire qui est extrêmement contraignant, les enfants passent quand même leur temps à se laver les mains, ils doivent être à distance les uns des autres donc dans la classe ils ne peuvent pas circuler, ils ne peuvent pas utiliser de matériel commun, ça restreint quand même toute l'action pédagogique, notamment celle d'apprendre en groupe, d'interagir avec ses camarades, et puis l'école c'est quand même un lieu de socialisation et donc se tenir à distance les uns des autres c'est extrêmement difficile pour les enfants voire impossible. Donc ça, ça pose effectivement de nombreux problèmes : on n’est pas dans une école, on est dans un lieu d'accueil pour les enfants dont les parents retournent travailler et ça c'est un vrai problème puisque, en plus de ce temps court qu'on a eu pour la reprise dans des conditions sanitaires quand même très incertaines, il y a le problème du fait qu'on n'a pas eu le temps de réfléchir aux conditions de reprise et à la pédagogie, au cadre dans lequel on allait travailler. Effectivement il y a des collègues ont choisi de privilégier ce cadre de distance sans réfléchir aux conséquences que ça peut avoir. C'est pas le choix qu'on a fait, on a essayé d'avoir le moins de fléchage possible, le moins de marquage possible dans la cour. On n'a pas choisi non plus de faire des marquages parce que ce n'est pas à l'école qu'on veut, c'est pas une annexe de la maison d'arrêt qu'on souhaite avoir… c'est vraiment l'école ! Et donc on essaye du coup, sur le tas, de réfléchir à des conditions d'apprentissage qui respectent à la fois ces conditions sanitaires et qui permettent aussi aux enfants de pouvoir quand même être libres – parce que c'est quand même un cadre extrêmement contraignant. Et, dans la perspective de la suite, parce que disons qu'avec 29 élèves c'est viable, peut-être avec 40 élèves c'est viable, mais avec 200 élèves c'est pas viable, c'est pas viable du tout et ça c'est un vrai problème de fond qui n'a pas été réfléchi. Et puis on est quand même dans une période, mai-juin pour nous c'est la préparation de la rentrée scolaire et là on est totalement accaparé par ce protocole sanitaire, ces conditions qui en plus ne garantissent pas non plus d’une contagion possible. Dans les écoles, on ne fait que ça et on n'anticipe pas du tout la rentrée scolaire, ça c'est un vrai problème de fond pour nous.

Quelles seraient les conditions pour une rentrée scolaire acceptable ?

En fait ce qui serait acceptable, c'est qu’on ait des tests, c'est-à-dire que tout le monde puisse rentrer un peu sereinement en étant testé et du coup ça permettrait d'avoir des conditions de vie en groupe qui seraient moins contraignantes, parce que là je ne vois pas 200 élèves dans une école qui vont pouvoir être distanciés les uns des autres, qui vont pouvoir appliquer les gestes barrières – parce qu'il y a aussi cette question : les enfants ils n'y pensent pas, il faut leur redire, c'est quelque chose qui n'est pas naturel, et donc ça c’est un vrai problème. Donc une rentrée dans ces conditions, ça n’est pas possible. Une autre chose aussi qui est importante, c'est qu'on voudrait que tous les enfants puissent rentrer. La question du volontariat pour les familles, elle s'entend effectivement du côté des familles, de leurs soucis, de leurs angoisses, mais ce n'est pas viable à long terme. Il y a aussi une autre chose qui nous semble totalement impossible, c'est de faire ce qu’on entend dire un petit peu, c'est-à-dire un mi-temps distanciel/présentiel, ça non plus pour nous ce n'est pas satisfaisant. Ce qu'on a appelé « la continuité pédagogique », je mets bien les guillemets, c'est un vocable totalement usurpé, on a fait un suivi avec les enfants, etc. mais l'école à distance ce n'est pas l'école non plus.

Quel bilan tirer de cette année scolaire ?

J'ai l'impression qu'on s'enfonce toujours plus profond du côté du gouvernement dans les réformes délétères, qui dégradent un peu plus nos conditions de travail et d'exercice. À Pantin, on a commencé quand même aussi de façon un peu spécifique parce qu’il y a eu le suicide de notre collègue Christine Renon. À la suite de ça on a quand même élaboré un certain nombre de revendications et on a fait aussi remonter beaucoup de revendications – qui sont totalement passées à la trappe. D'ailleurs, quant à la mise en place de ce protocole, on a fait des heures et des heures pour y arriver, mais notre surcharge de travail n’a pas du tout été prise en compte, et même pire : pendant le confinement, il y a eu quand même une grosse tendance au niveau de l'Éducation nationale à nous considérer, nous directrices et directeurs d’école, comme des supérieurs hiérarchiques, que nous ne sommes pas et en ce qui me concerne que je ne veux pas être – et on est un certain nombre à ne pas vouloir être des supérieurs hiérarchiques. Ce qu'on veut, c'est un allègement de nos missions. Et puis il y a eu la réforme des retraites, donc c'est une année extrêmement chargée dont on voit peu le bout… et on a quand même eu beaucoup de luttes et de revendications qui n'ont pas abouti. Le confinement a interrompu un processus où on avait créé beaucoup de solidarités notamment dans les luttes contre la réforme des retraites, et à Pantin aussi au moment du suicide de Christine Renon. Tout cela a créé du collectif au niveau de la ville, au niveau des enseignantEs, des directeurs et des directrices, et tout ça a quand même été un petit peu interrompu pendant le confinement. Il faudrait qu'on retrouve ce chemin, avec cette solidarité, pour pouvoir aborder la rentrée dans des conditions combatives, parce que là le gouvernement il arrive à instrumentaliser tout ce qui se passe – on a été déconfinés mais on n'est pas vraiment libres, et donc il y a vraiment une nécessité de se retrouver tous ensemble pour pouvoir faire de cette rentrée quelque chose d'autre que ce truc qu'on nous propose, c'est-à-dire cette école où les enfants sont à 1 mètre les uns des autres, distanciés, et où on ne réfléchit même plus à la pédagogie, à comment on va apprendre…