J’ai connu Henri en tant que militant de la JCR dans les années 65-67. Au lendemain de Mai 68, nous avons été assez proches, du fait que j’étais étudiant à la fac de Vincennes où il était assistant au département de philosophie. C’est à cette époque que j’ai été amené à assurer la coordination du secteur étudiant de ce qui allait devenir la Ligue communiste. À l’issue du congrès de Mannheim, je suis entré au comité central de la Ligue (1969-70) à la suite d’une proposition dont il fut à l’initiative. Mais dans le cadre des activités du Service d’ordre dont je fus un temps responsable avec mon frère Alain, Michel Récanatti et Romain Goupil, nous avons beaucoup travaillé sur des projets de manifs et d’évènements politiques qui firent la notoriété de la Ligue et c’est à ce double titre que j’ai beaucoup fréquenté Henri.
Henri fut une des figures de la JCR avec Daniel Bensaïd, Jeannette Habel, Alain Krivine, Pierre Rousset, et sur un mode moins public Gérard de Verbizier. Ils furent l’incarnation de cette organisation issue de la lutte contre le stalinisme, la solidarité avec la révolution coloniale, une détermination anticapitaliste et antifasciste, et qui tranchait par son sens de l’initiative politique, son dynamisme et sa combativité sans sectarisme. Henri et ses camarades avaient anticipé le rôle de « plaque sensible » que pouvaient jouer les mouvements étudiants, et ce dès l’année 67. Ils perçurent les braises qui chauffaient sous la chape de plomb du gaullisme et l’inertie des directions syndicales et du PCF. Dans les manifs, ils poussaient à la radicalisation des luttes et soutenaient les grèves qui échappaient au carcan des bureaucraties syndicales. Le 9 mai 68, où la JCR ouvrit son meeting au mouvement et où se côtoyaient Bensaïd, Weber et Cohn-Bendit, illustra cette absence de sectarisme. À la différence des « maos » qui deux jours après invitaient les étudiants à se mettre au « service du peuple » plutôt que de monter des barricades, des lambertistes de l’OCI qui dans leur logique de groupe de pression des appareils syndicaux opposaient la « grève générale » aux batailles « d’étudiants petits-bourgeois » et à ceux de Voix ouvrière (ancêtre de LO) qui expliquaient doctement que les bagarres au quartier Latin n’étaient qu’un « feu de paille » au regard du combat du prolétariat, ils comprirent que le feu de paille était en fait « l’étincelle qui mettrait le feu à la plaine »! Et quand 68 explosa, Henri et ses camarades étaient prêts, c’est eux qu’on retrouva sur les barricades et dans les affrontements avec les flics (au côté des anars). Ils surent qu’aller aux barricades était la voie de la grève générale. Henri était de ceux qui eurent cette intuition politique de comprendre que l’évènement 68 ouvrait un moment historique.
En 68, il passait ses jours et ses nuits entre les barricades, les manifs et un petit studio de la rue Monsieur-le-Prince. En 1969, c’est dans l’appartement qu’Henri partageait avec Pascale qu’un petit groupe de camarades de Rouge, dans lequel on trouvait Bensaïd, Nair, Scalabrino, mon frère, moi et d’autres, avait signé un appel pour rejoindre la IVe Internationale à l’occasion du congrès de fondation de la Ligue communiste, afin d’assumer concrètement l’internationalisme de notre courant. Henri fut l’âme du journal Rouge qui constitua la colonne vertébrale de l’organisation. Il eut aussi un rôle décisif dans la mise en place et l’animation de la revue Critique communiste. Il en fit un espace de rencontre et de confrontation avec d’autres courants et penseurs.Sa très grande culture politique et historique lui donnait une compétence incontestable en matière de “cours” de formation politique. Son art de la rhétorique donnait à ses productions une grande qualité en évitant de réduire l’analyse à de simples recettes tactiques ou polémiques. Son sens de la synthèse en faisait un excellent pédagogue politique dans son travail éditorial dans le champ du marxisme ; il s’appuyait sur les contributions des principaux théoriciens du marxisme, en redécouvrait. Une de ses premières publications fut en 1967 une brochure de la JCR, Mouvement ouvrier, stalinisme et bureaucratie, qui s’appuyait à la fois sur les textes de Trotski, Rosa Luxemburg mais aussi sur des éléments d’analyse fournis par Kautsky. Elle sera reprise dans le Cahier rouge n° 3 « De la bureaucratie » publié en 1971.
Henri Weber possédait un art de la formule et du mot d’ordre, un sens de l’organisation et une efficacité dans l’action qui s’accompagnaient d’une empathie pour les camarades. Donner du punch aux mots d’ordre, l’insolence d’une bourrasque aux interventions publiques, renouveler notre presse avec des graphistes et le concours d’artistes, c’est ce qui fut la « patte » d’Henri. Il sut associer activité politique et culturelle, comme avec ce camp de Prunete en Corse, durant l’été 70, qui fut l’ancêtre des universités d’été de la Ligue. “Riton” avait de la gouaille, il appréciait le mélange de mots d’ordre et d’humour et suscitait les initiatives en la matière. Son sens de l’initiative et de l’action fut à l’origine de son rôle initiateur dans l’organisation du service d’ordre de la Ligue. Son sens de l’agitation et du « coup » d’éclat en matière de militantisme l’amena à impulser la menée d’actions spectaculaires et exemplaires dans nos campagnes politiques. Avide de renouveler le langage de notre « Agitprop » et d’inventer de nouvelles formes de manifestations, il bouscula le train-train du militantisme. Ce fut l’époque où l’on vit Higelin participer à des actions antimilitaristes, des peintres comme Chambas être sollicités pour le journal. Il impulsa le dépoussiérage de nos affiches et de notre presse en sollicitant le talent de camarades graphistes (cf. l’affiche pour une des fêtes de Rouge qui citait sur un mode « pop » celle de Lissitzki Le triangle rouge enfonce le cercle blanc). Henri participa et accompagna les réflexions théoriques sur les nouvelles questions posées au marxisme dans cette période de radicalisation des mouvements politiques et sociaux et des crises conjuguées du stalinisme et de la social-démocratie ; en partageant parfois certaines des conclusions erronées qu’elles produisirent…
L’extension du milieu étudiant et lycéen à des couches sociales ouvrières et la massification du milieu étudiant analysés par Mandel, l’intégration du travail intellectuel dans la force de travail et la prolétarisation de nouvelles couches plus larges que le prolétariat « historique » furent à l’origine des théorisations de Daniel Bensaïd et Camille Scalabrino sur le mouvement étudiant comme « plaque sensible ». Mais ils induisirent de la radicalisation du mouvement étudiant le caractère caduc de la nécessité du travail dans une organisation syndicale large au profit d’une ligne de syndicats rouges quasi agrégés à la Ligue. De même Henri participa aussi à la théorisation de la « disparition inéluctable » de la social-démocratie. J’ai le souvenir d’un stage dans la région parisienne où, face à un Mandel atterré, Henri et quelques autres théorisaient cet effondrement définitif de la social-démocratie malgré la démonstration contradictoire, exemples à l’appui, que Mandel essayait d’apporter dans ce débat.
Il y avait chez lui une vraie détermination à mener le débat politique et la réflexion critique. Il ne se laissa pas impressionner par les diktats des petits chefs maos à l’université de Vincennes. Quand, à coups de Petit Livre Rouge, Gérard Miller, qui avait « investi » son cours avec quelques maos, se rêva en garde rouge au service d’une police de la pensée, nous étions quelques-uns présents au côté d’Henri à le voir tenir le cap et réfuter sans états d’âme la voix du « grand timonier » quant à l’histoire et aux tragédies de la révolution chinoise. En 1975, on s’est retrouvés avec Henri et Fabienne, sa compagne, au milieu de ces milliers de travailleurs en révolution aux chantiers de la Lisnav à Lisbonne.
Mais vers la fin des années 70, le temps où « l’histoire nous mordait la nuque » s’est ralenti avec les périodes de reflux. C’est avec l’entrée dans le temps long de la « lente impatience » que les choses se gâtèrent. Le doute apparut qui mena au retrait puis à l’abandon du combat. Lui qui avec quelques camarades théorisa un peu vite la disparition historique de la social-démocratie, fut en fait rattrapé par elle, au point d’y perdre son âme de militant révolutionnaire. Il quitta la Ligue « sur la pointe des pieds », sans bataille politique, ses convictions en berne, pour un cheminement solitaire qui allait l’éloigner de notre courant. Le choix qu’il fit de mener un travail sur les grands patrons français du CNPF, au lieu d’ouvrir un travail de sociologie critique marxiste sur la place et la fonction du grand capital, fut le chemin qui, du renoncement à la révolution, le mena au reniement du combat qu’il avait mené des années 60 à 1981. Cet effondrement se traduisit en 1984 par son entrée dans l’équipe qui allait être un des acteurs les plus déterminés du social-libéralisme et de l’imbrication de plus en plus étroite entre le PS et le grand capital.
La perte des convictions entraina un retrait du militantisme et une bifurcation progressive vers les chemins de la respectabilité sociale puis une proximité de plus en plus grande avec le social-libéralisme, de Fabius à Hollande. Même s’il gardait des relations amicales à titre personnel avec ses anciens camarades, il mit son talent et sa rhétorique, devenue une coquille vide, au service de cet appareil politique du PS qui avait depuis longtemps intégré les normes propres à l’État bonapartiste. Reconverti, il alla loin dans cette déroute. Le plus triste était de le voir parfois convoquer les fantômes de la stratégie révolutionnaire pour justifier la soumission à ceux qui menaient à la catastrophe que l’on sait.
Aujourd’hui nous laisserons l’éloge de son renoncement aux chantres de l’air du temps. C’est le Henri du combat pour l’émancipation que nous pleurons, le camarade Tisserand ou Samuel, celui avec qui nous foulions le pavé de Paris, La jeune garde en bandoulière, celui qui chantait l’Internationale avec Jacques Higelin, celui de la jeunesse dont Liebknecht disait qu’elle était la flamme de la révolution.