Entretien. Née en 1915, révoltée dès l’age de 10 ans, Lillian Pollak a d’abord milité au Parti communiste américain puis avec les trotskistes. 75 ans après l’assassinat de Trotski, le 21 août 1940, elle revient avec nous sur son parcours militant, sa rencontre avec Trotski, et le message qu’elle souhaite envoyer aux nouvelles générations militantes.
Comment as-tu commencé à militer ?
Je suis née en 1915 à New York. Mon père est décédé peu après de la grippe espagnole. J’ai été élevée par ma mère seule qui n’avait pas beaucoup d’argent, j’étais presque une enfant des rues, je vagabondais, je lisais.
Quand j’avais dix ans, j’ai vu dans le journal une photo de l’exécution de Sacco et Vanzetti, les deux anarchistes américains d’origine italienne injustement accusés de meurtre et passés à la chaise électrique. Je me suis dit qu’un pays capable de faire ça à un homme ne valait rien du tout. Vanzetti écrivait de la bonne poésie, c’étaient deux hommes simples, deux travailleurs, ça m’a révolté.
Je me suis rapproché du Parti communiste américain. Je suis rentré formellement dans la ligue des Jeunes travailleurs, l’organisation de jeunesse du PC, en 1931. En 1934, lors d’une manifestation des enseignants du secondaire contre les licenciements et les coupes budgétaires, j’ai rencontré des militants trotskistes, notamment Eddy qui allait devenir mon époux. Je suis allé à un de leurs meetings et j’ai apprécié la position des trotskistes, car j’étais déjà moi-même anti-stalinienne. J’ai quitté le PC pour la Ligue communiste d’Amérique (CLA), une organisation trotskyste expulsée du PC en 1928, et j’ai épousé Eddy.
J’étais alors la secrétaire médicale d’un docteur qui traitait les maladies vénériennes. Les clients me draguaient, mais ce n’était probablement pas le meilleur endroit pour cela ! À côté du cabinet médical, il y avait une cafétéria en grève, et je leur apportais en soutien tout l’argent que je pouvais économiser sur mon salaire. Je manifestais avec eux sur le piquet de grève, mais le docteur m’a licencié en disant que cela faisait mauvais genre... J’ai ensuite été pendant 3 ans sténographe en rentrant dans un des programmes pour chômeurs mis en place par le New Deal, mais je ne tapais pas assez vite. Enfin, j’ai pu faire des études en suivant des cours du soir – 6 ans pour avoir une licence et 9 ans pour avoir un master – mais j’ai pu devenir enseignante du secondaire dès 1938. Mon fils est aussi né cette année là.
Quelle était alors ton activité politique ?
Il y avait l’activité syndicale au sein de la tendance oppositionnelle qu’on animait dans le syndicat des enseignants, tendance qui était assez importante. J’étais secrétaire de ma section syndicale, et il y avait aussi l’activité de construction du parti, avec beaucoup de débats internes.
En 1936, quand Trotski a conseillé aux militantEs de rentrer dans le Parti socialiste américain pour fusionner avec l’aile gauche qui se radicalisait, faire ce qu’on appelait le « tournant français », je n’étais pas d’accord. James P. Cannon m’a dit : « tu n’as qu’à descendre voir “le vieux” au Mexique ». Je suis alors partie avec Bunny, une copine, en voiture. Trotski suivait beaucoup ce qui se passait aux États-Unis, il aimait Max Shachtman, et les batailles entre celui-ci et Cannon le préoccupaient beaucoup.
Quelle impression t’a-t-il faite ?
C’était un grand homme, mais c’était un être humain avec plein de défauts. Déjà, il était infidèle... À l’époque, pour les hommes, la société ne considérait pas cela comme un grand défaut, que cela soit aux États-Unis ou dans le milieux juif russe où Trotski avait été élevé, mais moi ça me choquait. Il était à la fois sarcastique, mais n’avait pas non plus un grand sens de l’humour. En plus, je n’étais pas d’accord avec lui donc ça n’arrangeait pas les choses !
Pour autant, cela ne m’avait pas découragé ou déçu du personnage, car on ne pouvait pas non plus attendre quelque chose d’autre. Voilà un homme qu’on avait essayé de faire disparaître tant et tant de fois, dont les enfants et tous les proches avaient été mis en camp ou exécutés. Je pense qu’au fond Trotski était quelqu’un d’assez sensible, et du coup il redoublait de dureté pour faire face à tous les défis politiques et humains. C’était un grand intellectuel, un grand écrivain, essayant d’incarner quelque chose, mais la pression était gigantesque et avait un coût.
Tu as également rencontré Ramon Mercader, l’assassin de Trotski...
Oui, et aussi Jean Van Heijenoort, le secrétaire de Trotski. Jean était un type assez confus, un play-boy, mais il s’occupait vraiment bien de Trotski et se souciait réellement de lui. Natalia Sedova, l’épouse de Trotski, était une femme très triste et solitaire, on le sentait, on lui avait tout pris.
Mercader, je l’ai rencontré avec mon mari à New York : il se faisait alors appeler Jacques Mornard. On est allés à un concert de Billie Holiday, c’était un type bizarre et je ne l’aimais pas trop. Au Mexique, sa compagne Sylvia Ageloff voulait qu’on passe la soirée ensemble avec lui et une copine à moi, je suis donc allé chez eux et Mercader était assis dans une chaise longue, avec un regard tellement noir... J’ai eu peur, je ne voulais pas rester. Ma copine Roda m’a demandé pourquoi, et je lui ai répondu en chantonnant un air d’une chanson de Fred Astaire : « What a strange romance » [« quelle étrange romance »]. Ça m’est toujours resté...
Et la suite de ton parcours militant ?
En 1940, je n’étais pas pour le soutien de l’invasion de la Finlande par l’URSS, mais je suis quand même resté au Socialist worker party, le successeur de la CLA. J’ai eu une fille en 1940, qui est décédée en bas âge, puis une autre fille en 1950. À partir de là, j’ai cessé d’être une militante active du parti. Mon mari est resté au SWP jusqu’en 1983, et je suis moi-même resté sympathisante aussi jusqu’en 1983.
Je suis une militante, je le resterai jusqu’à ma mort, militer c’est ma vie. Je suis active dans un groupe anti-guerre appelé les « Raging grannies » [« Grands mères en colère »] : on participe aux manifestations, on fait des cercles de silence tous les vendredi à Union Square contre l’apartheid en Israël.
As-tu un message pour les nouvelles générations militantes ?
Militer, c’est du sang, de la sueur et des larmes. Ça me rappelle une histoire : dans les années trente, pendant la grande dépression, je faisais du porte-à-porte politique. Un type chez lui, rendu fou par le chômage, a essayé de me tuer et m’a couru après, et j’ai tout juste réussi à m’échapper... Je me suis dit : c’est dur, mais il faut le faire.
Thomas Jefferson a dit que le sang c’est la larme du patriote. Si tu es un patriote pour le socialisme, tu dois être prêt à verser ton sang. Je ne dis pas que le problème, c’est juste une question de sacrifice... mais il faut être prêtE à tout.
Propos recueillis par Stan Miller et Manos Skoufoglou