Publié le Vendredi 18 septembre 2020 à 13h21.

Trotsky, « le dernier combattant d’une légion anéantie »

Leonardo Padura, dans L’homme qui aimait les chiens, fait dire à Natalia Sedova, la compagne de Trotsky, ces quelques belles et tragiques lignes sur les derniers mois de la vie du dirigeant révolutionnaire.

« L.D. est seul. Nous marchons dans le petit jardin de Coyoacan et nous sommes entourés de fantômes aux fronts troués… Quand il travaille, je l’entends parfois lancer un soupir et se parler à lui-même à haute voix : « Quelle fatigue… Je n’en peux plus ! » Bien des fois, ses amis le surprennent parlant seul avec les fameuses ombres aux crânes transpercés par les balles du bourreau, les amis d’hier devenus des âmes en peine, atterrés par les infamies et les mensonges… Il voit Rakoski, ce frère très cher, Smirnov, brillant et joyeux, Mouralov, aux énormes moustaches. Il voit ses enfants, Nina, Zina, Lev, ses chers Blumkine, Ioffé, Toukhatchevski, Andreu Nin, Klement, Wolf. Tous morts ou disparus. Tous. L.D. EST SEUL. »

Il s’agit plus précisément d’un montage réalisé à partir de Vie et mort de Léon Trotsky, ouvrage rédigé par Victor Serge mais qui constitue les mémoires de Natalia Sedova. Ce passage met en lumière le rôle personnel de Trotsky quand il est « minuit dans le siècle », qu’il incarne quasiment à lui seul, après l’assassinat ou la déchéance de tant d’autres, la continuité avec la vague révolutionnaire initiée en 1917.

 

« Léon Davidovitch fait des additions : du Bureau politique de sept membres, qui fut celui de la révolution, un membre est mort, Lénine, cinq sont fusillés ou inculpés (Trotsky de ce nombre) ; Staline reste seul au pouvoir. Dix-huit membres du Comité central sont ou doivent être fusillés. [p. 237]

[…]

La maison de Coyoacan est hantée par les visages des torturés, des disparus, de ceux qui les suivent chaque jour, de tous ceux qui vont suivre inéluctablement. Et peut-être Léon Davidovitch est-il seul en ce monde à pouvoir mesurer l’ampleur, la profondeur des cycles de l’enfer où s’enfonce la révolution russe. Il travaille, car il faut opposer à la dégradation de la conscience socialiste une âme forte, une vérité prouvée, des raisonnements intelligibles au grand public, une explication cohérente, en termes de sociologie marxiste et de théorie révolutionnaire. Sauver le savoir et la pensée révolutionnaire accablés sous tant de monstrueux délires. [p. 249]

[…]

Le 12 mai 1937, un communiqué annonce la condamnation à mort, par un tribunal militaire secret, et l’exécution du maréchal Toukhatchevski et de sept des chefs militaires les plus remarquables du temps de la révolution. « L’armée rouge est décapitée », constate Trotsky, qui sait la valeur de ces hommes, décapitée au moment où la situation internationale s’aggrave chaque mois, au moment où Hitler et Mussolini s’acheminent vers la victoire en Espagne ! […] Arrestations, disparitions, exécutions secrètes dans l’URSS entière. […]. Tous ces visages – et d’autres, innombrables, qui descendent de même dans la tombe – nous sont familiers ; toutes ces vies courageuses, nous sont familières […]. Nous cheminons, dans le petit jardin tropical de Coyoacan, entourés de fantômes aux front troués. [p.257]

[…]

Il atteint la soixantaine. Il est seul. Il se sent le dernier combattant d’une légion anéantie. Il devient ainsi, pour beaucoup d’hommes, un symbole, et il le sait. Son devoir est de maintenir droite, claire, une doctrine, une vérité historique, une attente résolue. Pour toutes ces raisons, il est condamné. »

 

Ce rôle de passeur condamné a conduit à la fondation, quelques mois avant l’assassinat de Trotsky, de la IVe Internationale. Ce qui fait dire à Daniel Bensaïd1 : « De notre capacité à tenir les deux bouts de la chaîne, à ne pas perdre le fil d’une identité politique, et à nous engager sans préjugés dans les dialogues qui s’ouvrent, dépend l’avenir. Voie étroite sans aucun doute, entre les tentations sécuritaires de la rhétorique sectaire, et le mol oreiller du doute sans méthode. » Et de citer Trotsky : « Je ne sais à quelle étape arrivera la IVe Internationale. Personne ne le sait. Il est possible que nous devrons entrer de nouveau dans une Internationale unifiée avec la IIe et la IIIe. Il est impossible de considérer le destin de la IVe Internationale indépendamment de celui de ses sections nationales et vice versa […]. Il faut prévoir des situations sans précédent dans l’histoire […]. Si nous considérons la IVe Internationale seulement comme une forme internationale qui nous oblige à demeurer des sociétés indépendantes propagandistes dans toutes les conditions, nous sommes perdus. Non, la IVe Internationale c’est un programme, une stratégie, un noyau de direction internationale2. »