Publié le Lundi 15 avril 2019 à 09h19.

En Autriche, un gouvernement droite-extrême droite en guerre contre les salariéEs

Depuis la fin de l’année 2017, une coalition droite-extrême droite gouverne l’Autriche. Et comme bien souvent, le discours prétendument « social » et « populaire » de l’extrême droite a fait long feu, avec la mise en place d’un agenda antisocial et pro-patronal. Une preuve supplémentaire, s’il en fallait une, que l’extrême droite n’est pas « seulement » l’ennemi des travailleurEs étrangers, mais bien de l’ensemble des salariéEs. 

Le parti d’extrême droite FPÖ (« Parti de la liberté d’Autriche ») a récemment accédé aux responsabilités gouvernementales. Une partie de la société s’en est émue, et des manifestations hebdomadaires sont venues contester le nouveau pouvoir. Un air de déjà-vu ? En effet, car le FPÖ – à l’époque dirigé par le jeune et fringant leader Jörg Haider, mort depuis 2008 après avoir fait scission du parti en 2006 – était entré au gouvernement fédéral autrichien au début des années 2000, au côté du parti de droite ÖVP (« Parti autrichien du peuple »). 

C’était en février 2000 et une partie (minoritaire) de la société autrichienne, mais aussi de l’opinion publique européenne, avait crié au scandale. Pendant quelques mois, des sommets de l’Union européenne avaient été consacrés à la questions de sanctions contre ce gouvernement alors appelé « bleu et noir », en raison des couleurs respectives des deux partis. Le FPÖ utilise aujourd’hui toujours le bleu (sachant que des fleurs bleues constituaient aussi le signe de reconnaissance des nationaux-socialistes lorsque le parti hitlérien fut interdit en Autriche entre 1934 et 38) et l’ÖVP, qui arborait à l’époque le noir, l’a troqué contre du turquoise en 2017. 

Les sanctions étaient restées largement symboliques et s’appliquaient essentiellement au niveau du protocole diplomatique, lors de visites de membres du gouvernement autrichien. Le président français de l’époque, Jacques Chirac, avait été l’un des instigateurs de telles mesures, montrant un certain agacement, mais les sanctions n’avaient en réalité fait de mal à personne.

 

Ministères régaliens pour le FPÖ

Aujourd’hui, rien de tel, même au niveau symbolique. Aucune sanction n’a été prise ni même discutée alors que, depuis la mi-décembre 2017, le FPÖ occupe à nouveau plusieurs postes de ministres dans le cadre d’une coalition avec l’ÖVP. Cette fois-ci, il a obtenu plusieurs postes-clés : la Défense, les Affaires étrangères et l’Intérieur. Le FPÖ, à travers ses ministres, a ainsi la haute main sur l’ensemble des services de police, de renseignement et l’armée. Ce qui a déjà produit certaines conséquences. Le 9 mars 2018, une unité de police, sur ordre du parquet financier, a ainsi mené une perquisition au siège du service de renseignement et de contre-espionnage BVT (« Bureau pour la protection de la constitution et la lutte contre le terrorisme »). Le prétexte officiel était fourni par une affaire de corruption impliquant trois membres du BVT. Cependant la perquisition n’a pas été menée par une brigade financière, comment l’aurait voulu la logique des choses, mais par une unité qui s’occupe normalement de la sécurité sur la voie publique... dirigée par un cadre du FPÖ. Les documents saisis n’avaient d’ailleurs pas de rapport, selon le BVT, avec l’affaire qui avait fourni le prétexte. Le responsable politique de cette opération était le ministre de l’Intérieur d’extrême droite, Herbert Kickl. 

 Les services perquisitionnant le siège du BVT semblaient surtout s’intéresser aux documents relatifs aux milieux néo-nazis et à l’extrême droite violente (en partie liés au FPÖ) d’un côté, aux relations avec la Russie, de l’autre côté. Or, le FPÖ entretient une coopération structurelle avec le partie « Russie Unie » de Vladimir Poutine, et les soupçons d’un financement dissimulé par le régime russe existent. La ministre des Affaire étrangères, sans appartenance partisane mais nommée par le FPÖ, Karin Kneissl, a d’ailleurs eu l’idée d’inviter personnellement le président Poutine – qui est aussi venu pour assister à son mariage, le 18 août 2018 à Gamlitz en Autriche. 

 L’Autriche suscite, depuis, la méfiance de certains de ses alliés occidentaux. Le « Club de Berne », organisme qui coordonne les services de renseignement dans le cadre de l’Union européenne, a ainsi ouvertement évoqué en juin 2018 l’idée d’une suspension de la coopération avec l’Autriche. Le 7 septembre 2018, le ministre Kickl a d’ailleurs dû publiquement reconnaître que, suite à l’affaire de perquisition du BVT, il avait dû prendre des mesures afin de rassurer certains partenaires, pour ne pas voir son pays coupé des informations fournies par des services de renseignement alliés.

Ni consensus, ni compromis social

En politique intérieure, le principal point de discorde, qui a divisé non seulement la société autrichienne mais aussi l’électorat du gouvernement lui-même, a concerné la nouvelle « Loi numéro 303/A » sur le temps de travail. Son symbole est devenu la journée des douze heures, largement contestée, y compris dans les rues puisque 80 000 à 100 000 manifestantEs ont battu le pavé à appel du ÖGB – la Confédération autrichienne des syndicats –, le 30 juin 2018 à Vienne.

Jusqu’alors, en Autriche, la tradition du « partenariat social » – bien que largement entamé par le capital national et international depuis une bonne vingtaine d’années – voulait, au moins pour la forme, que tout changement législatif en matière économique et sociale soit précédé d’une consultation des syndicats de salariéEs ainsi que des organisations patronales. Dans un passé pas si lointain, mais révolu depuis une trentaine d’années, les décisions qui en résultaient reposaient même sur un véritable consensus. Le mouvement ouvrier social-démocrate était à la fois très fortement institutionnalisé et incorporé à l’État, mais aussi socialement puissant. Il faut préciser que le KPÖ, le PC autrichien, obtenait des résultats électoraux inférieurs à 1 % de manière constante depuis les années 1950, l’extrême gauche n’ayant pas de surface électorale.

Cette situation débouchait sur le fait que les organisations du mouvement ouvrier, les syndicats mais aussi la Arbeiterkammer (AK ou « Chambre du travail », à laquelle touTEs les salariéEs sont obligatoirement affiliés et qui leur procure des services et des conseils, par exemple en matière de droit du travail et de retraite, et dont la direction résulte d’une élection par listes), à direction social-démocrate, étaient prêts à des « compromis », en acceptant le cadre capitaliste, mais en veillant à la conservation de certains intérêts de leur base. Or, depuis les années 1990, les « compromis » de la période antérieure ont de plus en plus cédé la place à des « réformes » libérales imposées par en haut, impulsées par les gouvernements successifs : de « grande coalition » ( social-démocratie et droite conservatrice) jusqu’en 2000, puis droite et extrême droite entre février 2000 et octobre 2006, puis à nouveau de « grande coalition » jusqu’en 2017. 

Le FPÖ entre démagogie sociale et politiques pro-patronales 

Le FPÖ s’était d’ailleurs construit, depuis que sa direction avait été prise en septembre 1986 par le courant d’extrême droite alors dirigé par Jörg Haider – en marginalisant le courant libéral, qui existait aussi au sein du FPÖ et le dirigeait au cours des années précédentes – en dénonçant ce compromis institutionnalisé et notamment la AK, au nom de « la lutte contre la bureaucratie et la corruption ». Avec des accents de Robin des bois anti-corruption et pseudo-rebelle, le parti s’était en réalité surtout fait la fer de lance d’une offensive libérale contre le mouvement ouvrier institutionnalisé et incorporé à l’État. 

Mais, au milieu des années 1990 et avec le déclin de l’État social, le FPÖ avait effectué un tournant vers une certaine démagogie sociale à tonalité anti-libérale, plus ou moins « socialisante » et protectionniste. Mais, en 2017, au cours des préparatifs des élections législatives du 15 octobre de la même année, l’actuel chef du FPÖ, Heinz-Christian Strache, a fait le choix stratégique de largement abandonner la démagogie sociale et anti-libérale. Ceci en considérant qu’avec un discours trop axé sur le social, la différence entre le FPÖ dans l’opposition et le parti participant au gouvernement – ce à quoi il se préparait déjà à l’époque – allait ressortir de façon trop flagrante, ce qui risquait de coûter, à terme, une bonne partie de son électorat. Érosion électorale dont avait été victime le FPÖ après son entrée au gouvernement en 2000, passant de 27 % des voix (législatives d’octobre 1999) à 10 % des voix (législatives anticipées en novembre 2002) et même à 6 % (élections européennes de juin 2004), avant de remonter lors des scrutins suivants. C’est ainsi que Strache a décidé de retourner, à l’été 2017, à un discours largement plus pro-patronal.

 

Passages en force

Jamais les mécanismes de concertation, même symbolique, n’ont été autant méprisés qu’avec les « réformes » de 2018. En ce qui concerne la nouvelle loi sur le temps de travail, le projet de loi a ainsi été déposé le 14 juin 2018 et adopté le 4 juillet 2018, donc trois semaines après. Elle est appliquée depuis le 1er septembre 2018. Autant dire qu’il n’y a eu aucune négociation…

Cette loi a créé des remous jusqu’au sein des partis gouvernementaux, puisque le parti conservateur et chrétien-démocrate ÖVP s’appuie sur une base sociale largement définie par l’appartenance au catholicisme (pratiquant). Or, en l’occurrence, l’Église catholique avait en bonne partie pris position contre la future loi, ce qui a affecté au moins la base de l’ÖVP. Et la « Fédération des salariés et salariées d’Autriche » (ÖAAB), qui constitue l’une des six branches organiques du parti ÖVP, a connu, dans la foulée, une vague de départ de dirigeantEs. 

La ministre du Travail – Beate Hartinger-Klein – étant membre du parti d’extrême droite, une représentante du FPÖ se trouvait donc en première ligne lors de l’adoption de la « réforme ». Et au congrès régional du FPÖ en Basse-Autriche (la région qui entoure la capitale Vienne), des délégués en sont venus aux mains à propos de cette législation. Par la suite, plusieurs dirigeants locaux du parti l’ont même quitté. 

Quel est le véritable enjeu de cette nouvelle législation ? Il ne s’agit en réalité pas tant de créer une nouvelle possibilité de travailler plus longtemps. Jusqu’ici, la norme théorique prévoyait certes des journées de travail de 10 heures au maximum et un temps de travail hebdomadaire de cinquante heures au maximum, désormais portés respectivement à 12 et soixante heures. Mais avec le recours aux heures supplémentaires « exceptionnelles », l’allongement de temps de travail était, de fait, déjà possible.

Or, le taux de majoration de ces heures supplémentaires était fort – souvent 100 % – et, pour les salariéEs de certains secteurs, les primes encaissées par ce biais augmentaient leur rémunération de façon importante. Il faut savoir qu’en Autriche, le capital n’a jusqu’ici quasiment pas recours au travail temporaire comme « tampon », en embauchant des salariéEs intérimaires au moment des pics de commande, comme c’est largement le cas en France ou en Allemagne. Les employeurs autrichiens utilisent plutôt les heures supplémentaires pour faire face aux moments de fort accroissement des commandes dans l’industrie (ou de la demande dans le secteur des services, le tourisme constituant un secteur économique de première importance en Autriche).

La nouvelle législation permet de « lisser » le temps de travail et de faire passer les heures travaillées au-delà du temps de travail hebdomadaire « normal » (défini par les contrats collectifs de branche), non plus en heures supplémentaires, mais en heures de travail « normales ». Le temps travaillé qui dépasse la norme hebdomadaire pourra être récupéré ultérieurement sous forme de repos, mais il n’y aura pas plus de majoration du paiement de ces heures. Au fond, c’est surtout cet aspect des choses qui a révolté bon nombre de salariéEs.

La parade trouvée par le gouvernement, pendant le – court – débat sur le projet de loi a été de faire une « concession » qui consiste à inscrire dans la loi que le « volontariat » des salariéEs constitue une condition pour l’allongement de la journée ou semaine de travail. Or, comme très souvent, le volontariat n’existe, en matière de travail subordonné, que de façon extrêmement théorique. Une affaire qui a fait un peu de bruit en Autriche est venue le rappeler : une aide cuisine, âgée de 56 ans et avec vingt ans d’ancienneté chez le même employeur, a été licenciée parce qu’elle avait refusé l’allongement de sa journée de travail. Son employeur a argué du fait que son refus de suivre l’horaire collectif perturbait le fonctionnement de la cuisine…

 

Popularité maintenue 

En réaction à la nouvelle législation, la confédération syndicale ÖGB avait promis, au moment où elle mobilisait pendant le débat parlementaire – fin juin 2018 –, un « automne brûlant » en cas d’adoption du texte. Or, conformément à ses traditions d’organisation cherchant toujours la « respectabilité » vis-à-vis de l’État, elle n’a strictement rien entrepris qui justifierait ce terme, et son automne a tout au plus été tiède. Toutefois, dans la branche de la métallurgie, des négociations quelque peu durcies et la menace de grève ont abouti à un contrat collectif qui, en signe de compromis avec le patronat, prévoit la possibilité de travailler jusqu’à douze heures (sans passer par le recours aux heures supplémentaires exceptionnelles), mais avec une majoration du salaire de 100% pour la onzième et la douzième heure, et /ou pour toute heure travaillée au-delà de la 51e heure hebdomadaire. Cet accord date du 19 novembre 2018 et s’applique rétroactivement depuis le 1er novembre. Si une partie de la gauche radicale a crié à la trahison de la fédération syndicale, une autre considère toute de même que cette dernière a obtenu le maximum que le rapport de forces pouvait lui permettre, et que le recours à l’allongement de la journée du travail ne se fera pas fréquemment en pratique (ou alors il sera onéreux pour le patronat). Le même contrat collectif prévoit par ailleurs une augmentation des salaires de 3,0 à 4,3%.

Après avoir passé cette épreuve, et ce malgré des dissensions assez sérieuses au sein de la société, le gouvernement peut toujours compter – au cas où son maintien ou sa chute seraient mis en jeu – sur le soutien d’environ 60% de l’électorat. Le 15 octobre 2017, les deux partis avaient respectivement recueilli 31,5 % (pour l’ÖVP) et 26 % (pour le FPÖ). Une certaine érosion de l’adhésion politique au FPÖ s’observe, mais elle est très loin d’être aussi forte que sa chute dans l’opinion entre 2000 et 2004, au cours de la période de sa dernière participation au gouvernement fédéral. En agitant en permanence le thème de l’immigration, en l’associant à « l’invasion », à « l’insécurité » et, de façon particulièrement prononcée au début de l’année 2019, au thème des violences faites aux femmes, le ministre de l’Intérieur Herbert Kickl regagne, au nom du FPÖ, régulièrement les faveurs de l’opinion publique. Un peu à l’instar de Matteo Salvini en Italie, les mesures et les déclarations « musclées » en matière de lutte anti-immigration permettent à Kickl et son entourage de surnager face au risque de perte de popularité d’un FPÖ aux responsabilités gouvernementales et menant une politique antisociale largement en conformité avec les intérêts patronaux.

Bertold du Ryon