Publié le Mercredi 14 décembre 2011 à 09h20.

La dette grecque : d’où vient-elle et qui : doit la payer ?

 

La dette grecque semble la source de tous les maux de la zone euro. Le sommet européen du 26 octobre a décidé d’une décote de 50 % de la dette mais celle-ci ne porte que sur les 70 % de titres de l’État grec détenus par les banques. Mais d’où vient la dette grecque et qui doit la payer ?

On entend parfois dire que les Français ne doivent pas payer la dette de la Grèce. En Allemagne, des journaux n’ont pas hésité à dépeindre les Grecs comme des feignants ou « des escrocs ». Les discours méprisants ont parfois été encouragés au plus haut niveau, Angela Merkel ayant déclaré le 17 mai 2011 qu’il « faudrait que dans des pays comme la Grèce, l’Espagne, le Portugal, on ne parte pas à la retraite plus tôt qu’en Allemagne », et que « nous ne pouvons pas avoir une monnaie commune et certains avoir plein de vacances et d’autres très peu »1. Ces propos récurrents ne sont pas seulement faux2, ils masquent les véritables causes de la crise actuelle. Chaque fois qu’ils resurgissent, il faut saisir l’occasion pour rap-peler quelques faits et mettre en avant trois revendications essentielles.

À qui profitait l’endettement ?

Dans une zone de change fixe, et en l’absence de véritables transferts budgétaires, les divergences économiques ne peuvent que s’accentuer. Tout le discours européen sur la convergence harmonieuse est aujourd’hui remisé au placard. Et depuis un an, la presse financière reconnaît même l’existence d’un « centre » et d’une « périphérie » au sein de la zone euro, reprenant ainsi de vieilles catégories des économistes marxistes du développement.

L’endettement des trois pays cités par Madame Merkel est fondamentalement l’expression d’une contradiction propre à la zone euro. En effet, la crise mondiale a révélé le développement inégal entre les États européens exportateurs (Allemagne, Autriche, Finlande, Pays-Bas) et ceux du sud de l’Europe. Dans les années 2000, le surplus des premiers a nourri le déficit courant des seconds.

Les capitalistes allemands ont comprimé les coûts de production en pratiquant une austérité salariale drastique et en délocalisant une partie de la production en Europe de l’Est. Grâce à ces gains de compétitivité, entre 2000 et 2007 les exportations allemandes vers le reste de l’Union européenne ont augmenté de 61 %3. En 2005, 78 % de l’excédent commercial allemand provenait de ses relations avec les autres États européens4. Mais les exportations des uns sont les importations des autres. Le commerce international est un jeu à somme nulle. Cela a donc creusé les déficits commerciaux dans les pays périphériques. Sur un plan comptable, le financement de ces déficits a été couvert par un endettement privé massif. Les entreprises exportatrices du nord de l’Europe ont été les premiers bénéficiaires de l’endettement de leurs clients.

Les responsabilités politiques

Selon le ministre allemand des Finances, « c’est un fait indiscutable que [dans la zone euro] les dépenses excessives de l’État ont conduit à des niveaux insoutenable de déficit et d’endettement»5. Rien n’est plus faux. En réalité, lorsque la crise se déclenchait, la dette publique et le déficit budgétaire étaient jugés parfaitement sains en Grèce et dans toute la zone euro au regard des critères du « Pacte de stabilité et de croissance ». L’État espagnol était même considéré comme le bon élève européen, du fait de son solde public positif (1 % du PIB en 2005, 2 % en 2006, 1,9 % en 2007) et de la modération de sa dette publique (36,1 % du PIB en 2007). Mais au même moment, l’endettement privé y atteignait des sommets en raison de la division du travail qui a prévalu dans la zone euro. La Commission européenne, la BCE et les artisans du traité de Maastricht en portent la lourde responsabilité. Ils se sont focalisés de façon obsessionnelle sur la surveillance des politiques publiques alors que la bulle se formait dans le secteur privé.

Avec la crise, cet endettement privé s’est rapidement transformé en dette publique, ce qui a donné l’occasion au capital financier de spéculer contre les titres des États les moins « compétitifs ». La crise européenne ne sera pas surmontée sans que soit résorbé l’écart de compétitivité entre les pays du centre et ceux de la périphérie, soit en baissant les salaires grecs (c’est le choix antisocial endossé par l’ensemble des gouvernements européens) soit en augmentant les salaires des pays exportateurs. On parle beaucoup de plans « d’aide » ou de « soutien » à la Grèce, mais si telle était la volonté des dirigeants, ils se seraient entendus sur l’instauration d’un salaire minimum en Allemagne ! Du fait de l’adoption des lois Härtz par le gouvernement Schröder, 2,5 millions d’Allemands travaillent pour moins de 5 euros de l’heure. Notre première revendication est celle d’une harmonisation sociale par le haut.

Cette explication systémique prévaut pour la dette des pays périphériques, y compris celle de la Grèce. Viennent ensuite des causes supplémentaires.

Les spécificités de la Grèce

En Grèce, la faiblesse des recettes fiscales provient de plusieurs facteurs, à commencer par l’absence de véritable cadastre permettant d’enregistrer et de taxer la propriété foncière. Les transactions sont consignées à la Conservation des hypothèques sans contrôle de la conformité juridique ni de la réalité physique des biens6. Pourquoi ? Et pour quelle raison l’Église orthodoxe, premier propriétaire foncier du pays, ne paye-t-elle pas d’impôts ? Par ailleurs, pourquoi la Constitution interdit-elle de vérifier les déclarations fiscales des (très riches) armateurs ? Autant de questions auxquelles les Indignés de la place Syntagma s’intéressent de très près.

Pour comprendre le niveau de certaines dépenses, il faut avoir à l’esprit que la condition de la corruption, c’est l’existence d’un corrupteur. Comme l’indiquait Evangélos Vénizélos, alors ministre de la Défense : « Il y a un problème gênant [...] qui est que jusqu’à une certaine époque, toutes les grandes sociétés allemandes en rapport avec l’État grec créaient un problème »7. Des élus des deux principaux partis (Nouvelle Démocratie et le Pasok) ont perçu des pots-de-vins versés par le groupe allemand Siemens, afin de promouvoir la vente d’un système de sécurité dans la perspective des JO d’Athènes. Le rapport parlementaire d’enquête, déposé en janvier 2011, estime que les torts infligés au pays dépassent les 2 milliards d’euros. Autre exemple : deux dirigeants de la firme allemande Ferrostaal ont avoué avoir versé 120 millions d’euros à des membres du gouvernement grec pour que ce dernier achète quatre sous-marins allemands d’une valeur de 1,2 milliard d’euros. De multiples dossiers sont en cours. De 2005 à 2009, les achats grecs constituaient le deuxième débouché des marchands d’armes français et le troisième débouché de leurs homologues allemands.

Enfin, il faut rappeler que le gouvernement grec s’est offert les services de Goldman Sachs pour mettre en place des produits financiers permettant de sous-évaluer sa dette publique de plusieurs milliards d’euros. La banque américaine a reçu 300 millions de dollars. Entamée en 1999, à la suite du refus de l’adhésion de la Grèce à la zone euro, cette opération de maquillage s’est poursuivie jusqu’en 2002, date à laquelle Goldman Sachs Europe était présidé par Mario Draghi. Il vient de prendre la tête de la Banque centrale européenne (BCE)8.

Qui paiera ?

De ces faits découle un 2e axe de revendication : la nécessité de faire toute la lumière sur les comptes publics et d’organiser un audit des dettes souveraines. La restructuration de la dette grecque est aujourd’hui actée. Mais qui paiera ? La réponse dépend des conditions dans lesquelles les banques seront amenées à faire face aux dépréciations des titres grecs qu’elle possèdent. Le sommet européen du 26 octobre prévoit une décote de 50 %. Mais la veille, la dette grecque s’échangeait sur les marchés à 38 % de sa valeur nominale, soit une décote de 62 %. Surtout, si la décote est compensée par une recapitalisation sur fonds publics, comme le souhaitent les dirigeants européens, c’est le contribuable qui en fera les frais. Il faut donc s’opposer à une telle recapitalisation, qui ne sera qu’une nouvelle socialisation des pertes. Par ailleurs, les établissements financiers ont aussi la possibilité de répercuter une partie de leurs pertes sur leurs clients (notamment ceux qui détiennent des contrats d’assurance-vie « en unité de compte »).

Il serait légitime que les banquiers endossent le coût d’une annulation de la dette grecque. Mais ils exercent un véritable chantage sur l’ensemble du système économique : parce qu’ils détiennent l’épargne de la population et la maîtrise du système des paiements, ils savent que les États leur viendront toujours en aide. D’où le troisième enseignement politique de la crise européenne : le besoin impérieux d’un contrôle collectif des banques. Nous avons besoin des banques, mais pas des grands banquiers. On ferait quelques économies au passage. En France, « la rémunération moyenne des dirigeants de banques a bondi de 44,8% en 2010 »9.

Philippe Légé

1. http://lexpansion.lexpre…

2. Selon l’OCDE, la durée annuelle du travail est de 2 119 heures en Grèce, contre 1 390 en Allemagne. L’âge effectif de cessation d’activité est identique pour les hommes (61,8 ans) et proche pour les femmes (59,6 ans en Grèce contre 60,5 ans en Allemagne).

3. Source : Eurostat, External and intra-EU trade - statistical yearbook Data 1958 – 2009, p. 144.

4. Source : Statistisches Bundesamt, Germany’s interrelations with the global economy An analysis of imports and exports, 2007, p. 9. Contrairement à la source précédente, les services sont pris en compte.

5.Wolfgang Schäuble, « Why Austerity is only cure for the eurozone », Financial Times, 5 septembre 2011.

6. A. Hernandez et M. Prouzet, « Le cadastre grec ou les nouveaux travaux d’Hercule », Études Foncières, n°97, mai-juin 2002.

7. Radio Vima, 30 mars 2011.

8. M. Draghi a prétendu « ne pas avoir participé à ces opérations financières » lorsqu’il était vice-président de Goldman Sachs Europe entre 2002 et 2005. Dans les années 1990, il présidait le Comité des privatisations en Italie. Il a été désigné pour remplacer Jean-Claude Trichet à la tête de la BCE à partir de novembre 2011.« Banques européennes : seules les rémunérations des patrons ne connaissent pas la crise », La Tribune, 19/10/2011