Publié le Mercredi 3 avril 2013 à 10h30.

A propos des attaques contre l’UGTT

Propos recueillis par Dominique Lerouge. Entretien avec Fathi Chamkhi.

Fathi Chamkhi est porte-parole de RAID (Attac & Cadtm) et fait partie à ce titre de la direction du Front populaire. Militant trotskyste de longue date, il est membre de la Ligue de la gauche ouvrière. Il fait ici le point sur le contexte entourant l’attaque du siège de l’UGTT, le 4 décembre 2012 par des milices islamistes.

Comment expliquer l’attaque contre le siège national de l’UGTT ? Pourquoi avoir choisi la date du 4 décembre ? Q’est-ce qui a déclenché cette attaque ?

Avoir choisi de s’attaquer au siège national de l’UGTT a une signification politique importante. D’abord, il n’y a pas de doute sur le fait que c’est Ennahda, le parti islamiste au pouvoir, qui est derrière cette attaque. Il ne s’agit pas d’un acte spontané. Une des raisons profonde, fondamentale, de cette attaque est qu’aujourd’hui l’UGTT apparait, objectivement, comme l’un des obstacles esssentiels à l’étoufement de la révolution.

L’UGTT a été, de tout temps, la force sociale la plus importante et la plus organisée en Tunisie. Mais, elle a été aussi, trop souvent, neutralisée par sa direction bureaucratique. A partir de 1986, date à laquelle la Tunisie fut en effet soumise au « Consensus de Washington », et surtout après le coup d’Etat de Ben Ali, un an après, la bureaucratie syndicale est en effet devenue un instrument au service de la dictature, pour la soumission de la classe ouvrière aux nouvelles conditions d’exploitation imposées par le capitalisme mondial.

La révolution a changé la donne : la chute du dictateur et la fragilisation de son appareil répressif ont libéré le potentiel combatif de la classe ouvrière et affaibli de manière significative le pouvoir bureaucratique sur l’UGTT. Cette liberté d’action acquise grâce à la révolution a été mise à profit, surtout par la classe ouvrière du secteur privé, pour s’organiser au sein de l’UGTT. Dans les années précédentes, le syndicalisme avait en effet été exclu plus ou moins totalement du privé, notamment là où domine le capital étranger (secteur manufacturier essentiellement).

Objectivement, l’UGTT est aujourd’hui un obstacle majeur à la « normalisation » de la situation et à la restauration des conditions d’avant le 14 janvier. Il est clair pour la Troïka1 au pouvoir qu’il faut briser le dos de l’UGTT pour soumettre de nouveau la Tunisie aux conditions de domination du capital mondial.

 

Existe-t-il un rapport direct avec ce qui s’est passé à Siliana fin novembre ? 

Effectivement. Siliana2 a été la goutte qui a fait déborder le vase. Comme la plupart des autres grèves régionales, la grève générale à Siliana, point culminant de la contestation sociale dans cette ville, ne résulte pas d’une décision de la direction nationale. A la télévision, un de ses membres a expliqué, à juste titre, que la décision en a été prise localement, sans même respecter le préavis légal de 10 jours, et sans attendre l’aval du bureau exécutif comme le stipule le règlement intérieur de l’UGTT.

Aujourd’hui un syndicat de base, local ou régional peut en effet décider immédiatement la grève sans en être empêché par la direction nationale. Siliana a été pour Ennahda le signal fort expliquant sa décision de frapper l’UGTT. Et d’ailleurs, le harcèlement de l’UGTT par les « comités de protection de la révolution », qui sont en fait le bras armé du parti islamiste Ennahda, se sont multipliés. Mais le 4 décembre, il s’agissait d’une attaque en plein jour contre le siège national de l’UGTT, par quelques centaines d’hommes dont beaucoup étaient venus armés.

C’était vraiment une attaque en bonne et dûe forme, en lien direct avec Siliana, parce que l’UGTT y était au centre de la mobilisation et de l’encadrement du mouvement. C’était d’autant plus clair que dès qu’il y a eu un accord entre l’UGTT et le gouvernement à propos des revendications des habitants de la ville, tout s’est arrêté. Cela prouve que l’UGTT contrôlait la situation, et était respectée par le mouvement populaire.

 

Quelles étaient les revendications de l’appel à la grève générale pour le 13 décembre ?

L’appel à la grève générale était une réponse à l’attaque du 4 décembre contre le siège de l’UGTT. Il est certain qu’une telle agression justifiait amplement cette décision. 

Mais la détresse sociale dans laquelle se trouvent les salariés aurait dû, d’après moi, être un autre motif d’appeler à la grève générale. La révolution, en effet, n’a aucunement bénéficié aux classes populaires, qui ont connu un recul du pouvoir d’achat ainsi qu’une augmentation du chômage et de la misère. La direction de l’UGTT n’a pas fait ce choix là. Le contenu de l’appel à la grève générale a donc été assez faible. Il lui manquait, à mon avis, les revendications salariales et sociales. Celles-ci auraient permis de justifier, auprès du plus grand nombre, l’appel à la grève générale.

La commission administrative nationale de l’UGTT a choisi de centrer son appel sur l’atteinte à sa dignité en tant que syndicat, le jour de la commémoration de l’assassinat de Farhat Hached. Son appel ne renvoyait pas aux questions fondamentales de la révolution et au rôle que joue effectivement l’UGTT dans les régions. Elle voulait avant tout que le gouvernement s’excuse et dissolve les « ligues de défense de la révolution ». Elle s’est également située sur le terrain politique en demandant la reprise de « l’Initiative du dialogue national » qu’elle avait lancée cet été. Elle a alors été accusée de vouloir intervenir comme une force politique. 

L’autre position possible pour l’UGTT aurait été de préparer la grève générale nationale par une série de grèves régionales et sectorielles, pour demander haut et fort que le gouvernement traite en priorité des revendications sociales. L’UGTT n’a pas retenu cette option.

C’est pour moi une des raisons expliquant qu’une partie de l’opinion publique n’était pas convaincue du bien-fondé de la grève du 13 décembre. La direction de l’UGTT a finalement fléchi face à la pression du gouvernement et d’une partie de l’opinion publique, et a annulé la grève sans avoir pour autant obtenu la dissolution des milices, mais seulement la constitution d’une commission d’enquête.

 

Comment a évolué le rapport des forces depuis un mois ?

L’annulation de la grève a désamorcé, pour un moment, la tension sociale. La classe ouvrière tunisienne est habituée aux volte-face de la direction syndicale. Mais beaucoup regrettent le fait que cette dernière ait choisi de faire monter la tension et de mobiliser ses troupes en défense de la liberté syndicale, pour enfin faire machine arrière sans avoir presque rien obtenu. Sauf peut-être le droit à un court « cessez-le-feu ».

Je pense que l’épicentre de la tension sociale et politique va se déplacer pour un temps vers les partis politiques et surtout la rue qui va reprendre l’initiative de la contestation sociale.

Que se serait-il passé si l’UGTT avait maintenu le mot d’ordre de grève générale ?

Cerains pensent que nous aurions connu une tension sociale importante qui aurait réactivé le processus révolutionnaire, et même carrément une nouvelle explosion sociale généralisée, je veux dire une nouvelle vague révolutionnaire. Mais d’autres se demandent si les conditions étaient réunies pour cela.

Pour que la direction de l’UGTT soit prête à engager un bras-de-fer et aller jusqu’au bout, il aurait fallu qu’elle soit convaincue que seule la poursuite du processus révolutionnaire peut apporter des réponses convaincantes et durables à la crise sociale, ainsi qu’à la crise du régime. En ce qui me concerne, je pense qu’une partie au moins des membres de la direction n’en est pas persuadée. Ils ont en effet été éduqués pendant des décennies dans le dialogue avec le pouvoir et le maintien d’une paix sociale dont le coût pour la classe ouvrière et les classes populaires s’est avéré très lourd.

Quoi qu’il en soit, l’UGTT n’est pas pour autant sortie d’affaire ! Elle continue d’être la cible centrale de la contre-révolution. Ennahda reviendra à la charge tôt ou tard. 

Je ne suis pas capable de dire dans quelle mesure la base de l’UGTT est déçue ou satisfaite par l’annulation de la grève. Mais ce dont je suis sûr, étant donné la crise économique et financière, l’aggravation de la crise sociale et la volonté du capital mondial d’imposer de nouveau sa loi en Tunisie, c’est que la mise au pas de l’UGTT reste au programme et que sa direction ne pourra pas esquiver de nouveau le choc frontal, quand de nouvelles attaques se produiront. La réponse à cette question déterminera aussi l’issue du processus révolutionnaire.

 

1 La « troïka » au pouvoir depuis la fin 2011 est dominée par le parti islamiste Ennahda. Ses deux alliés, les sociaux-démocrates d’Ettakatol (ex-FDTL) et le CPR de Marzouki, y ont un rôle de plus en plus décoratif.

2 Voir la note numéro 3 de l’entretien précédent.