L’agglomération de Rouen a été l’un des centres du mouvement, même si des expériences comparables se sont déroulées en de nombreux points du territoire…
Lorsque les roulants votent la grève reconductible le 24 novembre, c’est dans une ville mobilisée.
Les étudiants ont ouvert le feu, en lutte dès le 12 octobre contre le manque de moyens, avec des AG régulières, des comités de mobilisation, et aussi un comité de parents, une pétition de solidarité qui circule sur les marchés et dans les entreprises. Ils occupent les locaux de la présidence de l’université, puis le rectorat. Evacués par les flics, ils occupent alors les facs. Le 2 novembre, ils obtiennent un recul du gouvernement, une augmentation du budget et la création de 188 postes sur quatre ans. Du côté des fonctionnaires, la manifestation de la journée d’action du 10 octobre avait été la plus importante depuis 1976.
L’épreuve de force est engagée lors de la journée d’action du 24 novembre contre le plan Juppé, avec une manifestation très grosse, très combative. Les images de Notat huée et chahutée par des militants CFDT nourrissent les discussions. Le lendemain, la manifestation nationale pour les droits des femmes est aussi un succès.
Un appel d’en bas à la grève générale
Les roulants en grève reconductible adoptent le samedi 25 novembre un appel à « l’ensemble des travailleurs, des usagers, des chômeurs, des jeunes à entrer en lutte à [leurs] côtés. Tous en grève jusqu’au retrait du plan Juppé, Tous ensemble pour la défense des acquis sociaux et des services publics ». Cet appel devient celui de tous les cheminots, qui mettent en place une organisation pour que chacun devienne le propagandiste de la grève générale. Est installé le Comité unitaire d’organisation de la grève, composé de représentants élus dans les AG du matin dans tous les secteurs cheminots (qui discutent et votent la grève tous les jours) et des représentants des syndicats. Il fait des propositions à l’AG-meeting de l’après-midi à « la fosse ». Il organise la diffusion de l’appel à 50 000 exemplaires.
Les postiers du centre de tri se mettent en grève eux aussi. Postiers et cheminots se rendent à 400 pour le diffuser à Renault Cléon. Le 4 décembre, plusieurs centaines de grévistes se répandent dans les zones industrielles, les quartiers, prennent la parole aux portes des entreprises, dans des AG improvisées. C’est à partir de ce jour que les télécoms, l’hôpital psychiatrique, le CHU, l’équipement, les finances, EDF et des enseignants (surtout instituteurs) se mettent en grève massivement.
La manifestation du mardi 5 décembre 1995 dans un froid glacial est deux fois plus importante que celle du 24 novembre. Derrière l’immense banderole des cheminots « public/privé GREVE GENERALE », se retrouvent les secteurs en grève et des délégations importantes des entreprises privées. Le jeudi, la manifestation est encore plus grosse, 50 % de plus.
Les différents secteurs en grève envoient des délégations à l’AG-meeting des cheminots à « la fosse », où elles prennent la parole : formidable rencontre des travailleurs en lutte ! Le Comité unitaire d’organisation des cheminots décide alors d’inviter des délégations à discuter ensemble des initiatives à prendre. La réunion devient de plus en plus grosse, avec une centaine de représentants en fin de semaine. Une de ces réunions adopte un appel à la grève générale pour le retrait du plan Juppé, signé par des AG de grévistes, des syndicats de différents secteurs.
La contre-attaque des directions syndicales
Ils organisent tous ensemble un blocage-filtrage des entrées de Rouen le lundi 11 décembre, qui paralyse la ville. Ils discutent comment utiliser les manifestations autrement. Naît ainsi le projet d’encercler la préfecture et d’organiser un forum des luttes lors de la manifestation du 12 décembre. Celle-ci est énorme, 20 % de plus que la précédente, 60 000 manifestants (police 40 000, organisateurs 80 000) qui s’écoulent dans un cortège puissant, combatif, déterminé. Les directions syndicales louent alors une très grosse sono et l’installent sur une esplanade 200 mètres avant la préfecture, ce qui annule de fait le projet de l’encercler, qu’il aurait fallu mener contre ces directions. Celles-ci oublient en outre l’organisation du Forum des luttes. Il faudra la responsabilité des animateurs de la grève des cheminots pour que la tribune ne soit pas prise d’assaut par des grévistes outrés de cette manoeuvre.
Le 15 décembre, le gouvernement retire ses mesures sur les retraites, la fonction publique et les régimes spéciaux (SNCF, RATP, EDF) mais refuse de céder sur la sécurité sociale, dont le budget sera dorénavant voté au parlement. La CGT cheminot appelle à « continuer le mouvement sous d’autres formes ».
Si la grève s’arrête, la manifestation du samedi 16 décembre est encore plus grosse : de 60 à 65 000 manifestants (police 40 000, organisateurs 100 000), du jamais vu à Rouen dont l’agglomération compte 400 000 habitants. Tout le monde est là, les boites du privé, des non grévistes viennent apporter leur soutien. Les cheminots se souvenant du mardi précédent, ils chassent les dirigeants syndicaux de la tête de manifestation...
Cette expérience d’organisation interprofessionnelle du Comité unitaire d’organisation laissera des traces que l’on retrouvera dans les autres grandes mobilisations des dix années suivantes à Rouen, notamment lors de la grève enseignante de 2003.
Patrick Le Moal