Publié le Mardi 3 décembre 2013 à 09h43.

Tunisie : Les forces en présence face au gouvernement Ennahda

Au pouvoir suite aux élections d’octobre 2011, le gouvernement dirigé par le parti islamiste Ennahda a perdu toute légitimité. Il en va de même de l’Assemblée nationale constituante (ANC) qui avait été élue pour écrire, dans un délai maximal d’un an, une nouvelle Constitution. Près de deux ans sont passés, et celle-ci en est toujours à l’état de brouillon.

Se situant dans la continuité de la politique néolibérale de Ben Ali, le pouvoir islamiste est en échec total au niveau économique et social. Il est par ailleurs directement impliqué dans le développement de la violence politique et du terrorisme : il n’a pas hésité à tirer à la chevrotine sur la population de Siliana (fin novembre 2012), est impliqué dans la répression de la manifestation du 9 avril 2012 et l’attaque du siège de l’UGTT (4 décembre 2012), puis l’assassinat du dirigeant du Front populaire Chokri Belaïd (6 février 2013). Avec l’assassinat d’un deuxième dirigeant du Front populaire, le 25 juillet, le problème du « dégagement » du pouvoir en place a été posé à une échelle de masse comme une question immédiate.

Nidaa Tounes et le Front populaire

Nidaa est un parti néolibéral, constitué en juin 2012 autour du membre de l’ancien régime Béji Caïd Essebsi1, qui a aussi été premier ministre de mars à fin 2011. Nidaa Tunes veut se débarrasser d’Ennahda, sans rompre avec la politique néolibérale qui se poursuit depuis les temps de Ben Ali. On y trouve une partie de la bourgeoisie et de la petite bourgeoisie se réclamant de la laïcité, d’anciens responsables du parti de Ben Ali, ainsi que des petits courants venus du centre-droit ou du centre-gauche. Nidaa Tounes est en coalition, dans l’Union pour la Tunisie, avec un parti de centre-droit et trois petites organisations ayant des origines plus ou moins lointaines à gauche. Avec 24,4 % d’intentions de vote, Nidaa dépassait dans les sondages, fin septembre, Ennahda de 6 %.

Les partis de tradition maoïste (Parti des travailleurs – ex-PCOT –, PPDU, Watad révolutionnaire) et trotskyste (LGO) se sont regroupés en octobre 2012 dans le Front populaire avec plusieurs organisations nationalistes arabes, le parti écologiste, l’association RAID (Attac et Cadtm), ainsi que des « indépendants » n’appartenant à aucun parti. Refusant à la fois le pouvoir religieux (et néolibéral) d’Ennahda et les néolibéraux de Nidaa Tounes, le Front populaire est devenu la troisième force politique du pays. Mais il est encore loin de peser autant que les deux forces principales : 7,5 % d’intentions de vote fin juillet (et seulement 4,6 % fin septembre). Le Front comprend par contre des militants et militantes qui jouent de longue date un rôle important au sein du mouvement syndical et associatif, ainsi que dans les mobilisations. 

Les débats au sein du Front populaire 

En phase avec les manifestations ayant suivi l’assassinat de Mohamed Brahmi (25 juillet 2013), le Front populaire a demandé le départ du gouvernement et la dissolution de la Constituante. Il a également appelé à la mobilisation pour dégager les représentants du pouvoir central dans les régions. Mais le seul parti capable de postuler au pouvoir, dans le cadre électoral actuel, reste Nidaa Tounes.

Face à cette situation, le Front populaire avait mis en avant, depuis octobre 2012, la revendication d’un gouvernement provisoire « de compétences », c’est-à-dire dont les membres seraient dépourvus de responsabilités dans les différents partis et s’engageraient à ne pas se présenter aux prochaines élections. Mais la disproportion des forces entre la coalition dirigée par Nidaa et le Front populaire exerce sur ce dernier une pression permanente pour qu’au nom de l’urgence de chasser Ennahda, il s’allie avec Nidaa.

C’est dans ce cadre que, par touches successives, des rapprochements ont eu lieu entre le Front et Nidaa. Un tournant décisif a eu lieu au lendemain de l’assassinat de Mohamed Brahmi avec la création du Front de salut national dans lequel se sont notamment retrouvés le Front populaire et Nidaa Tounes, ainsi que l’UGET (étudiants), l’Association tunisienne des femmes démocrates et l’Union des diplômés chômeurs.

Depuis, en Tunisie comme dans l’émigration, des militants et sympathisants du Front populaire émettent des nuances, des doutes ou des désaccords avec la politique mise en œuvre par le Front populaire qui avait fondé en grande partie son identité sur un renvoi dos-à-dos d’Ennahda et de Nidaa Tounes. Pour certains, la constitution du Front de salut constitue un ralliement de Nidaa aux idées développées de longue date par le Front populaire. Elle permettrait au Front populaire d’accroître son audience et de développer les mobilisations, notamment par le biais du « dégagement » de représentants du gouvernement dans les régions. Pour d’autres, la constitution du Front de salut aurait les effets inverses et permettrait au contraire à Nidaa, dans lequel des responsables du parti de Ben Ali se sont recyclés, d’accroître son audience et de satelliser le Front populaire. Ce débat a d’ailleurs été au cœur du congrès de la LGO (voir dans ces pages) tenu des 27 au 29 septembre 2013.

Le rôle central de l’UGTT

Fondée en 1946, l’Union générale tunisienne du travail est la seule confédération syndicale réellement implantée. Matrice du mouvement national du temps de la colonisation, l’UGTT ne s’est jamais limitée à un rôle revendicatif : elle estime avoir un droit de regard sur le fonctionnement de l’ensemble de la société tunisienne.2

Mais l’UGTT n’est pas pour autant candidate au pouvoir et se conçoit comme un contre-pouvoir. Son orientation, systématisée en juin 2012, est de favoriser l’émergence d’un consensus entre toutes les forces politiques et sociales, y compris Ennahda. En cohérence avec cette position l’UGTT ne demandait, avant l’assassinat de Mohamed Brahmi, ni le départ du gouvernement, ni la dissolution de l’ANC.

Le 29 juillet, elle a franchi une des lignes rouges fixées par Ennahda en demandant le départ du gouvernement et la mise en place d’un « gouvernement de salut national », composé de personnalités indépendantes des différents partis et devant impérativement accomplir une liste de tâches dans un délai donné.

Mais parmi les délégués ayant pris la parole lors de la Commission administrative nationale de l’UGTT du 29 juillet, seulement le tiers environ a repris à son compte un des mots d’ordre clés du Front de salut : la dissolution de l’ANC. Il en a résulté une position de l’UGTT à mi-chemin entre les revendications des manifestants et les exigences d’Ennahda.3

On trouvait également sur cette position Ettakatol (parti social-démocrate participant à la troïka au pouvoir), l’UTICA (patronat), la LTDH (Ligue tunisienne des droits de l’Homme), l’Ordre des avocats, etc. 

Prenant acte de cette situation, les organisations membres du Front de salut se sont progressivement alignées sur la position de l’UGTT et de ses alliés. De son côté, Ennahda a fini par signer le 5 octobre la « feuille de route » de l’UGTT qui prévoit notamment la démission du gouvernement actuel avant la fin du mois. Les spéculations vont bon train pour savoir si ce processus ira jusqu’au bout, ou s’il s’agit d’une nouvelle manœuvre du parti islamiste.

Dominique Lerouge

Notes :

1 Beji Caïd Essebsi avait notamment été ministre de l’Intérieur et de la Défense sous le président Bourguiba, puis président de l’Assemblée nationale au début du règne de Ben Ali (1990-1991).

2 Sur l’UGTT, son histoire et son positionnement, voir la revue internationale de l’Union syndicale Solidaires n°8 (automne 2012), disponible sur la page Tunisie de www.solidaires.org 

3 Déclaration de la Commission administrative nationale de l’UGTT du 29 juillet http://www.europe-solida…