Entretien avec Gaël Brustier*
Votre ouvrage traite de la droitisation à l’œuvre au sein des droites. Selon vous, cette droitisation « résulte d’une mutation du procès de production au niveau mondial ». Pourriez-vous expliquer votre approche ?
Marx et Gramsci nous ont appris que la modification du processus de production avait des implications sur les représentations collectives. Gramsci avait une lecture assez dynamique de l’œuvre de Marx et a bien mis en évidence l’importance au sein de la superstructure du rapport entre société civile et société politique. Il a théorisé l’hégémonie et amené à prendre conscience de l’importance de la « réforme morale » d’un pays. Il est assez évident dans l’œuvre de Gramsci qu’entre infrastructure et super-structure se jouent des relations complexes qui font, pour aller vite, que lorsque l’on modifie le processus de production, les individus pensent le monde différemment. Par exemple, la globalisation financière a induit des modifications importantes de l’organisation économique de notre pays. La géographie sociale a évolué, ainsi que l’a montré le géographe Christophe Guilluy. En évoluant, la répartition de la population a aussi induit des modifications dans les représentations collectives. Jadis, dans les cités ouvrières, on observait un « racisme sans race » qui émanait de « ressources d’autochtonie » (Norbert Elias1) mais on observait aussi et surtout une très forte conscience de classe. Cette organisation de la société, éminemment symbolique, a volé en éclats : les ressources d’autochtonie ont été dévaluées, le « capital d’autochtonie »2 (J.-N. Retière) a fondu. Les représentations du monde ont muté. Moins de conscience de classe, moins de capital d’autochtonie mais plus d’extrême droite, pour aller vite.
C’est évident dans le nord-est du pays, où le déclin industriel a abouti à de très fortes poussées de l’extrême droite. Les mondes ouvriers ont largement basculé à droite ou à l’extrême droite. C’est vrai dans le nord de l’Italie où Umberto Bossi, le chef de la Lega Nord clamait triomphalement que « plus aucun ouvrier ne vote à gauche ». C’est vrai dans certains quartiers de « Vienne la Rouge », où le FPÖ progresse de manière vertigineuse…
Pourriez-vous revenir sur les grandes étapes de cette droitisation ? Quelles en sont les formes dans d’autres pays d’Europe ?
D’abord, la droitisation ne naît pas à droite. Elle naît à gauche. Nous essayons d’analyser l’influence des néoconservateurs américains ou des sociaux-libéraux français pour montrer que le basculement part de la gauche. Le rôle des philosophes « antitotalitaires », comme André Glucksmann, n’a pas été neutre parce qu’ils ont délégitimé toute tentative de rompre avec le capitalisme et ont réduit toute ambition de transition au socialisme à l’horreur totalitaire. À droite, ensuite, des modifications importantes ont eu lieu. Autrefois, le mouvement gaulliste drainait un large public. En 1965, on considérait que ce parti du « métro aux heures de pointe » accomplissait un miracle en rassemblant autour du général De Gaulle, 40 à 45 % des ouvriers. Or, aujourd’hui, les ouvriers sont encore plus nombreux à voter pour les droites (UMP, FN, sans parler du Modem ou des « chasseurs » de CPNT, dépositaires, pendant une décennie d’un vote ouvrier rural assez consistant). Pourquoi ? Le RPR a accompli un tournant reaganien à partir de 1982-1983. C’est à cette date que les ouvriers de droite ont été libérés de leur affiliation gaulliste et ont basculé au FN. Septembre 1983, c’est la date de la percée de Jean-Pierre Stirbois à Dreux. Le FN prospère alors sur le terreau d’une droite de petits commerçants radicalisés, d’ouvriers délaissés par le RPR. Pour le dire trivialement : le fond de sauce était là. Or, en mars 1983, la gauche accomplit son tournant libéral. Ses effets électoraux ne vont se faire sentir véritablement qu’à partir de 1993 et surtout à partir des années 2 000.
Plusieurs facteurs amènent l’extrême droite à muter et à se poser en « parti du peuple ». D’abord la modification de la géographie sociale du pays qui divise le pays entre métropoles intégrées à la mondialisation et zones périphériques (petites villes, zones périurbaines et rurales). Ensuite, l’autonomisation relative des élites par le biais du processus d’intégration européenne éloigne le lieu de décision du lieu de délibération. Est-ce un hasard si la nouvelle géographie électorale française a été mise en évidence le 29 mai 2005 ?
En se fondant dans la géographie sociale du pays, en reprenant les clés du « roman national », en adoptant avec cynisme l’imaginaire républicain, l’extrême droite des Le Pen choisit de passer un cap : non plus être le syndic de défense des perdants de l’histoire de France mais un parti qui vise à prendre le pouvoir.
Autre exemple : l’Autriche. Dans les années 1970, ce pays est gouverné par un puissant Parti socialiste, le SPÖ, et un chancelier, Bruno Kreisky, que ses origines juives ne prédisposaient pas à être réélu trois fois de suite, de 1970 à 1983, à la tête de ce pays. L’extrême droite était ultra minoritaire. Il faudra attendre que cette nation politique (l’Autriche ne se distingue du reste du monde germanique, l’Allemagne, que parce qu’elle est une construction politique et une éternelle « prise de conscience ») engage son intégration dans l’Europe communautaire et son parti socialiste sa mutation social-démocrate pour que les « libéraux » pangermanistes de Jörg Haider commencent à croître et embellir jusqu’à peser près d’un tiers de l’électorat. Aujourd’hui, le FPÖ se proclame « Sozial Heimat Partei » et défenseur de l’Autriche face à Bruxelles : un comble pour un parti issu du pangermanisme…
La classification des droites françaises (légitimistes, orléanistes, bonapartistes) de René Rémond avait déjà été contestée par l’émergence du Front national. Votre approche ne contribue-t-elle pas à la rendre obsolète ?
Il y a une pertinence historique à l’analyse de René Rémond et il faut surtout éviter de penser que les droites actuelles sont issues d’une radicale nouveauté. Il y a, c’est vrai, de très importants éléments de discontinuité mais il faut éviter de penser qu’il n’existe que discontinuité dans leur essence actuelle. Au-delà de ce balancement circonspect, très en vogue à gauche, il y a quelques réalités à objectiver. Ce que nous essayons de mettre en évidence, c’est la cohabitation de droites conservatrices et contestataires. Souvent contradictoires, parfois complémentaires, elles tendent à monopoliser à droite l’essentiel du débat politique.
Mais il est vrai que les droites conservatrices ne sont plus conservatrices comme l’étaient celles d’hier : elles sont souvent technophiles, inféodées au marché. Jamais les droites traditionnelles d’hier n’auraient adhéré à ce qu’elles considéraient comme le « Cancer américain ». Bernanos glorifiait « la France contre les robots ». Les droites contestataires ont aussi évolué. Il arrive que l’on vante la thèse de la mutation « cosmétique » du FN. Cette thèse, à notre sens, ne tient pas. Parce que le FN a évolué comme toutes les extrêmes droites européennes et pas forcément pour devenir moins dangereux.
Nous mettons en évidence aussi l’émergence d’un « hédonisme sécuritaire », présent aux Pays-Bas, hier avec Pim Fortuyn et aujourd’hui avec Geert Wilders. « Jouir sans entraves » mais à l’abri d’un appareil sécuritaire renforcé, voilà la logique de ces nouvelles extrêmes droites qui ne sont plus contre-révolutionnaires mais utilisent les acquis sociétaux en opposition au conservatisme moral de certaines populations issues de l’immigration de culture islamique. En France, nous avons eu un aperçu de cette réalité avec les grotesques « apéros saucissons pinard ». C’est ce que l’on appelle les « paniques morales », très bien définies par le sociologue anglais Stanley Cohen, et qui sont une des causes de la droitisation de nos pays.
Le risque est d’aboutir à une situation de permanente recomposition des droites dans la mondialisation. La recomposition permanente de la base idéologique des droites doit inciter la gauche à penser les problèmes « d’insécurisation » économique, sociale mais aussi culturelle, comme le dit très bien Alain Mergier.
Durant l’été 2011, le politologue Jean-Yves Camus abordait la notion d’identité comme élément de division des droites. « Pour combien de temps encore ? » s’interrogeait-il. Que vous inspire ce questionnement au moment où l’UMP semble de plus en plus poreuse à la stratégie frontiste de recomposition des droites autour de lui ?
La question identitaire est évidemment une question centrale qui a des implications sur la stratégie des gauches. L’extrême droite y puise une partie de sa force. Les Identitaires ont, par exemple, une stratégie propre, classique à l’extrême droite, qui consiste à retourner des thématiques de gauche ou d’extrême gauche pour y inoculer leurs idées. Eux-mêmes ont évolué : depuis des groupuscules comme Unité radicale, où Roland Gaucher, ancien du RNP de Déat s’exprimait jusqu’à sa mort, à la naissance du Bloc identitaire, de nouvelles thématiques sont apparues. De ce point de vue, il faut quand même être lucide : la nouvelle extrême droite ne fait que son travail de combat culturel. Les Identitaires sont l’aiguillon du FN, c’est un fait. L’UMP est mal à l’aise avec ces thématiques. Oscillant entre « l’empirisme sans tabou » défini par Patrick Buisson et une ligne plus modérée issue des gaullistes sociaux ou des démocrates-chrétiens, elle peine à définir une stratégie. L’UMP ne s’aperçoit pas que le moteur du nouveau lepénisme est situé entre le ras-le-bol des « illégitimes sociaux » (tous ceux qui ont été jugés illégitimes socialement et politiquement), l’angoisse devant la désindustrialisation, le sentiment de dépossession démocratique, le déclassement etc. Si les « paniques morales » sont souvent le détonateur des poussées droitières, l’insurrection électorale droitière est un cocktail plus complexe. On ne peut prédire l’avenir de la droite extrême et de la droite conservatrice. On peut émettre une hypothèse : dans sa recomposition permanente, il est possible que la droite se divise en plusieurs pôles : un « centre-droit », une droite extrême de gouvernement (sur le modèle de la Lega Nord) et une droite conservatrice oscillant entre les deux alliances possibles qui lui seront offertes. La question qui se pose est simple : quid, dans ce scénario, de la gauche ?
Propos recueillis par Gabriel Gérard.
* Gaël Brustier est docteur en science politique. Il a publié avec Jean-Philippe Huelin, professeur d’histoire-géographie, l’ouvrage Voyage au bout de la droite – des paniques morales à la contestation droitière, Mille et une nuits, 2011.
1. C’est dans son ouvrage « Les logiques de l’exclusion » que le sociologue Norbert Elias définit le fonctionnement des ressources d’autochtonie comme consubstantiel à la définition de l’identité des mondes ouvriers de l’Europe d’après la Révolution Industrielle
- capital d’autochtonie : l’ensemble des ressources mobilisables par celui qui est né là où il vit et qui lui donnent un avantage social par rapport à celui qui vient d’ailleurs.