Historien de la répression, comme il aime à se définir, Maurice Rajsfus a consacré de nombreux ouvrages à la police : celle de Vichy comme celle de la République. Son dernier livre paru est la Censure militaire et policière 1914-1918 (1). Président de l’Observatoire des libertés publiques, il n’a cessé de décrire les forces de l’ordre pour ce qu’elles sont : une cohorte toujours sensible à l’idéologie autoritaire et constamment disponible pour traquer les parias du moment. Il a décidé de rejoindre la liste présentée par le NPA en Île-de-France pour les élections européennes. Nous lui avons ouvert nos colonnes. Quelle Europe ? Pour quels Européens ? Quels peuvent être les enjeux des prochaines élections européennes ? S’agit-il de développer un espace de liberté ? Au contraire, à l’évidence, le projet consiste surtout à renforcer l’aspect de l’Europe forteresse, dont les partisans convaincus sont résolus à en interdire l’entrée aux parias du tiers monde. Le résultat de la consultation du 25 mai prochain semble ne pas faire de doute si l’on en croit les instituts de sondage. Profitant d’une abstention massive, le Front national serait en mesure de tirer les marrons du feu d’une consultation qui n’intéresse pas la majorité des exploités, et pas davantage la masse des chômeurs. Les optimistes ont toujours voulu nous convaincre que la France était un pays de gauche. Grave erreur d’analyse. Le pays des droits de l’homme est surtout peuplé de petits rentiers de l’espérance. Le temps est passé, mais une pauvre ambition demeure chevillée au corps de ceux qui ne seront jamais des nantis. Seules les révolutions bourgeoises ont été victorieuses, avant de céder la place à des régimes résolument réactionnaires. Quant aux révoltes populaires, tout comme les jacqueries du Moyen-Âge, elles se sont toujours terminées dans le sang. Ce n’est pas là un constat pessimiste mais de la simple lucidité, et même une base de réflexion indispensable pour bien comprendre notre temps, tout comme les difficultés des plus modestes de nos concitoyens à se dresser contre ceux qui se considèrent comme leurs maîtres naturels. Il y a une cinquantaine d’années, lorsque l’on citait Bertold Brecht, « Le ventre est encore fécond, d’où a surgi la bête immonde ! », la certitude était forte qu’il s’agissait, heureusement, d’un fantôme du passé que l’on agitait pour se faire peur. Pourtant, peu après la défaite des États totalitaires, les rescapés ou les héritiers d’une certaine mouvance fasciste n’hésitaient pas à gesticuler de nouveau. En 1945, nous avons vu apparaître le Parti républicain de la liberté (PRL) de Frédéric Dupont, précédant la reparution un an plus tard de l’Action Française, sous son titre d’Aspect de la France. Au début des années 1950, c’était la naissance, puis le développement rapide du mouvement poujadiste, essentiellement composé de petits commerçants et d’artisans qui, sous couvert de protestation contre la contrainte fiscale, laissaient entrevoir des idéaux proches du corporatisme fasciste. C’est avec étonnement qu’on assistera, le 2 janvier 1956, à l’élection de 52 députés de ce mouvement populiste, soi-disant animé par des revendication purement professionnelles. Parmi eux, le jeune Jean-Marie Le Pen, élu député du 5e arrondissement de Paris. Il n’était pas étonnant de voir rapidement la plupart de ces élus, soi-disant apolitiques, prendre le parti de l’Algérie française. C’est l’époque où une première tentative de leadership de l’extrême droite se faisait jour, derrière l’avocat pétainiste Tixier-Vignancour. Les vieux débris vichystes, avec d’anciens de la Milice de Darnand et de la LVF, alliés à la racaille poujadiste, relevaient la tête, sans toutefois réaliser de grands scores aux diverses consultations électorales. Il faudra attendre les campagnes anti-immigrés de Jean-Marie Le Pen, dix ans après la création du Front national en 1972, pour que l’extrême droite, ravie du discours sur « le détail de l’histoire », commence effectivement à ressembler à « la bête immonde ». Par ailleurs, il est impossible de négliger le fait que, régulièrement, lorsque la droite dite républicaine se sentait menacée, la tentation de rapprochement avec le Front national devenait de plus en plus visible. Ainsi, lors des élections à la présidence des régions en 1998. Malgré la constitution du réseau Ras l’Front, après l’Appel des 250 en mai 1990, et son rapide succès, l’opinion publique n’a jamais réellement pris conscience du danger que pouvait représenter le Front national, surtout depuis qu’il tente de lisser son image avec Marine Le Pen. Il est bien évident désormais que, sous son image se voulant respectable, le FN n’a plus d’autre programme que la conquête du pouvoir. Les fachos déguisés en défenseurs de la République, et même de la laïcité, n’ont guère changé et la jeune génération des frontistes est identique à ceux que Anne Tristan décrivait dans son livre Au Front en 1987 : « Ces gens-là s’aiment de pouvoir haïr ensemble ! ». En 2014, alors que s’approchent les élections européennes, il est possible de percevoir, sous le discours doucereux, la volonté de restreindre plus encore les libertés fondamentales, jusqu’à les abolir. Personnellement, je n’en reste pas moins persuadé que, dans la perspective des élections européennes, l’UMP est tout aussi dangereuse pour la démocratie que le Front national, l’un servant de marche-pied à l’autre. Il suffit d’écouter le discours d’un faux témoin comme Laurent Wauquiez ou celui de l’un des leaders de la « Droite forte », comme Geoffroy Didier, pour être convaincu que cette racaille – qui se veut convenable – fait courir un grave danger à la masse de ceux qui se plaisent à laisser entendre qu’ils « ne font pas de politique ! ». Quelle différence peut-il y avoir entre les forcenés du Front national et la droite dite républicaine, les uns exprimant à voix haute ce que les autres répugnent encore à formuler ? Alors que se profile une entrée massive au Parlement européen de représentants de la droite extrême, élus « démocratiquement », en Hongrie, aux Pays-Bas ou en Finlande, voire en Belgique, qu’en sera t-il de cette Europe, bien plus répressive que démocratique ?
Maurice Rajsfus
1 – Le Cherche-Midi, 2014, 19,50 euros.