Des changements profonds se sont opérés dans le discours et le positionnement du parti d’extrême droite. À l’évidence, l’affrontement du congrès du FN de janvier dernier, entre Le Pen fille et Gollnisch, ne s’est pas réduit à une opposition de personnes. Ce sont d’abord deux conceptions, deux stratégies qui se sont confrontées. Et la nette victoire des « marinistes » a encore accéléré les évolutions.
Autour de Gollnisch s’est rassemblée la galaxie de la vieille extrême droite, dans la filiation directe de la collaboration et de l’Algérie française : antisémite, antirépublicaine, négationniste, catholique intégriste, à la fois ultra-réactionnaire et ultra-libérale… À plus d’un titre, ses représentants peuvent revendiquer la continuité du FN des origines et donc, paradoxalement, des combats de Le Pen père. Dans des propos aussi fleuris que caractéristiques, un soutien de Gollnisch déclarait ainsi que ce dernier « est le fils politique de Jean-Marie Le Pen » alors que sa fille, qui « n’est pas politiquement structurée […] n’a pas les fondamentaux nationalistes », serait « fondamentalement antifasciste, droit-de-l’hommiste », avec des « accointances judéomanes »1…
Démagogie… et un peu plus ?
Ce qui est certain, c’est qu’à l’instar de la quasi-totalité des autres formations d’extrême droite en Europe, le FN ne fait pas que relativiser son vieil antisémitisme, mais opère un tournant pro-sioniste radical. Diffusée au moment où cet article est écrit, l’émission de Canal+ « Spécial investigation » montre des colons sionistes s’embrasser avec d’anciens nazis du FPÖ autrichien, et un membre du gouvernement israélien prononcer un éloge appuyé de Marine Le Pen. Cette nouvelle alliance, scellée au nom de la défense des valeurs occidentales face à l’ennemi commun, l’envahisseur musulman décrit comme « islamiste », n’empêche cependant pas la présidente du FN de faire montre d’habileté, en évitant les postures qui paraîtraient trop « extrêmes ». À Lampedusa, elle a ainsi pu exprimer de la « compassion » envers les réfugiés tunisiens, en se bornant tout compte fait à reprendre la vielle formule rocardienne selon laquelle la France et l’Europe « ne peuvent pas accueillir toute la misère du monde ». Au même moment, c’est une députée UMP, Chantal Brunel, qui proposait de « les remettre dans leurs bateaux » c’est-à-dire les envoyer à la mort.
Quant au tournant en faveur de la « laïcité », il est clairement instrumental à cette politique islamophobe – mais ne se réduit pas à cela. Il est notable qu’il s’accompagne de tout un discours, inédit à l’extrême droite, qui semble vouloir concurrencer Chevènement sur le terrain de la défense de l’héritage de la Révolution de 1789, des « valeurs de la République » et même de la « Résistance ». Dans le même temps, les diatribes contre « le mondialisme cosmopolite » ont cédé la place à une condamnation de la mondialisation aux accents parfois keynésiens. Une autre déclaration de la nouvelle présidente ayant mis en fureur les partisans de l’ancienne ligne est celle où elle s’est affirmée défavorable à une abrogation de la loi Veil (même si ses attendus étaient tout sauf féministes). Évidemment, sur ces thèmes comme sur d’autres, la démagogie règne en maître. Il reste que le verbe, inévitablement, a des incidences sur le profil politique et sa perception, comme sur la structure militante. Les exclusions de membres pris en flagrant délit de démonstrations ostentatoires pétainistes ou nazies, y compris contre l’avis du père, attestent également des changements en cours.
Mais la principale transformation est bien sûr celle qui affecte le discours « social » du parti d’extrême droite. Voilà donc que la direction du FN se prononce (dans le cadre de multiples incohérences et contradictions, mais c’est une autre question) pour la retraite à 60 ans, une pension à taux plein après 40 annuités, l’échelle mobile des salaires, ou encore une défense des services publics contre la révision générale des politiques publiques… Dans le même temps, elle a aussi adapté son discours xénophobe, en spécifiant qu’elle entend défendre tous les travailleurs français, non seulement ceux « de souche » mais « l’ensemble »2. L’offensive en direction du monde du travail est brutale.
Une normalisation populiste
L’embryon de programme économique publié à ce jour n’offre en revanche aucune surprise: sortie de l’euro et rétablissement des contrôles aux frontières, mesures de soutien aux PME et TPE, à « l’esprit d’entrepreneur » et aux « classes moyennes », condamnation des excès des « très grandes entreprises » (CAC40, grande distribution), défense d’une « vraie » concurrence pour permettre un marché vraiment libre, paiement de la dette publique qu’il est proposé de « nationaliser » en utilisant « l’épargne des Français » – bref, sur ce terrain, une vulgate d’extrême droite traditionnelle.
Les nouvelles tonalités sociales du discours du FN ne débouchent donc sur rien qui ressemblerait, même de très loin, à une quelconque démagogie « socialiste ». Les spéculations selon lesquelles on pourrait assister à une évolution de type national-socialiste, autrement dit nazi, sont sans fondement. Ni le discours ni la pratique du FN ne se retrouvent dans Mein Kampf – même en tenant compte de toutes les différences historiques. Loin de préconiser aujourd’hui la liquidation des organisations ouvrières ou une répression violente des musulmans (en tout cas « français »), ce parti se montre avant tout en quête de respectabilité institutionnelle ; c’est afin d’y parvenir qu’il utilise très habilement la crise historique de la gauche et du mouvement ouvrier (ainsi que la crise évidente du message sarkozyste du « travailler plus pour gagner plus »).
Pro-sionisme affiché, islamophobie, ouverture relative sur les questions dites « de société », démagogie sociale associée au repli dans les frontières nationales… On assiste en fait à un processus de « normalisation », mettant le FN au diapason des droites extrêmes et des extrêmes droites populistes en Europe. Cette formation était longtemps restée, pourrait-on dire, un parti « fasciste sans fascisme » ; fasciste parce qu’elle en compte beaucoup, sans fascisme en l’absence de toute possibilité réelle d’imposer ce type de solution. La nouvelle direction « mariniste » a entrepris une mue visant à débarrasser le FN de ces oripeaux encombrants, auxquels, au contraire, le camp Gollnisch s’accroche en cultivant les vieilles nostalgies.
La transformation du MSI (Mouvement social italien, héritier direct du parti fasciste de Mussolini), devenu Alliance nationale et parvenu jusqu’au gouvernement, est évidemment pour les dirigeants du FN une sorte de référence. Ceux-ci espèrent que, passées les échéances de 2012, une perspective similaire puisse s’ouvrir à eux. Après tout, que Sarkozy reprenne nombre de leurs thématiques ne peut rester sans conséquences, comme en témoignent les sondages indiquant qu’une fraction croissante de l’électoral UMP est prête à des alliances. D’autant que face à la crise, la radicalisation des droites est une tendance générale. Tout semble indiquer que la direction du FN mise sur une défaite de la droite en 2012, qui serait susceptible de déboucher, à l’instar de l’Italie (où la Démocratie chrétienne et le Parti communiste, tous deux disparus au début des années 1990, avaient longtemps été totalement dominants), sur une réorganisation du champ politique qui lui offrirait alors sa chance.
Un parti (de plus en plus) « comme les autres »
Dans une étude récente et utile3, Alain Bihr, un militant et auteur anarcho-marxiste qui ne peut être suspecté de sous-estimer le danger de l’extrême droite, relève que les actuels progrès électoraux du FN, s’ils sont réels, doivent cependant être relativisés. Il souligne aussi que dans sa structure militante, le parti d’extrême droite est loin d’avoir surmonté les conséquences de la scission mégretiste de 1998-1999. S’il est légitime et sain de s’alarmer, le catastrophisme n’est pas de mise.
En tout cas, compte tenu du type de stratégie pour lequel le FN a opté, les méthodes de l’antifascisme des années 1980-1990 sont devenues inadaptées. Aujourd’hui (demain sera un autre jour, et l’on verra alors lequel), le terrain de l’affrontement n’est pas la rue mais celui d’un combat politique qui se trouve être, sous nos latitudes, bien plus traditionnel. Pour nous militantEs anticapitalistes, il se livre avant tout dans les entreprises et les quartiers populaires, où la démagogie frontiste doit être combattue pied à pied, avec force explications et arguments. Une initiative telle que celle de « VISA »4 est en ce sens un point d’appui important. Nécessaire, ce type de campagne ne peut cependant suffire. Quand on voit une Le Pen dénoncer, dans sa « lettre ouverte aux dirigeants de la CGT » déjà citée, « les états-majors des syndicats, CGT en tête, [qui] se vautrent dans une attitude d’acceptation et d’accompagnement des dérives ultralibérales », on comprend que le front unique doit se doubler d’une politique anticapitaliste indépendante, seule à même d’arracher aux démagogues d’extrême droite les bannières de l’opposition radicale aux politiques néolibérales de la droite et de la gauche.
Dans une telle optique, l’argument selon lequel le FN ne serait « pas un parti comme les autres » ne s’avère pas non plus très opérationnel. Parce que c’est ce que tout le monde dit à gauche, néolibéraux compris, et ce que beaucoup disent toujours à droite ; cela conduit paradoxalement à conforter le positionnement « antisystème » du FN, qui lui est aussi utile qu’il se trouve, sur le fond, immérité. Pour le contrer dans les classes populaires, il vaut bien mieux mettre en exergue tout ce qui en fait un parti bourgeois, banalement capitaliste, au service des classes possédantes ainsi que le sont tous les partis institutionnels: un parti comme les autres mais en pire, avec ses politiques de racisme et de haine, de division et d’affaiblissement du camp des travailleurs. Nous qui ne sommes réellement « pas comme les autres », puisque nous travaillons à renverser ce système d’exploitation et ses institutions antidémocratiques, sommes aussi les seuls à pouvoir porter jusqu’au bout une telle démonstration.
Jean-Philippe Divès