Publié le Mercredi 7 août 2019 à 19h26.

Retour sur les élections européennes

Si Emmanuel Macron a échoué dans son pari de voir la liste LREM se classer en tête des élections européennes, il serait hâtif d’en conclure que les résultats globaux du scrutin sont une défaite en rase campagne pour le pouvoir en place. Car les votes du 26 mai, si on tente de les observer avec un peu de nuance, tout en tenant compte de l’abstention (près de 50%), qui confirme un large décrochage, notamment dans les couches populaires, vis-à-vis de la politique institutionnelle, montrent que Macron et les siens ont partiellement réussi leur pari, notamment celui consistant à construire une polarisation LREM-RN et à reléguer loin, très loin, tout autre prétendant aux responsabilités. Il serait évidemment exagéré de tirer des conclusions définitives du scrutin européen, notamment dans une période d’instabilité où les déplacements de voix peuvent être rapides, mais il n’en demeure pas moins que certaines tendances, pour le moins inquiétantes, se sont dégagées à l’occasion de ces élections.

A vec des scores de 6,19 % pour le Parti socialiste et de 8,48 % pour Les Républicains, la tendance déjà à l’oeuvre lors de la présidentielle de 2017 se confirme, en se renforçant : les deux partis qui ont, au cours des dernières décennies, assuré l’alternance dans la gestion de l’État et des affaires de la bourgeoisie, s’effondrent. On se souviendra qu’en 2014, ces deux courants avaient réuni respectivement 13,98 % et 20,81 % des voix, lors d’un scrutin déjà remporté par l’extrême droite de Marine Le Pen. La France fait partie de ces nombreux pays dans lesquels les classes dominantes sont en recherche d’une représentation politique stable, et éprouvent de grandes difficultés à la trouver. Mais à l’échelle européenne, on peut relever la stabilité ou le retour de certaines formations « traditionnelles » (plus de 30 % pour la social-démocratie dans l’État espagnol, une CDU-CSU allemande en recul mais tout de même aux alentours de 29 %, le Parti populaire autrichien et le Parti social-démocrate d’Autriche aux deux premières places, etc.). 

SEMI-ÉCHEC POUR MACRON 

La 2e place de Macron est en effet, à bien des égards, un échec. À l’échelle des principaux pays européens, et à l’exception de la Grande-Bretagne, qui traverse une crise bien spécifique, LREM est ainsi la seule formation politique détenant le pouvoir qui n’arrive pas à se classer première lors du scrutin. Une confirmation de la faiblesse de la base sociale et électorale de Macron, a fortiori dans la mesure où les premiers chiffres indiquent que LREM a considérablement « mordu » sur l’électorat traditionnel de la droite et donc, logiquement, et ce malgré le chantage au « rempart » face à l’extrême droite, perdu une partie significative de ses électeurEs de 2017. Selon les données disponibles, Macron ne retrouverait que 54 % de ses électeurEs de 2017, contre 80 % pour Le Pen et le Rassemblement national. Autant dire que l’instabilité demeure et que celui qui avait été vu en 2017, par d’importants secteurs de la bourgeoisie, comme une solution pour sortir de la crise des institutions de la 5e République, fait aujourd’hui partie du problème. 

Mais, dans le même temps, les petits calculs de Macron et des siens ont réussi : en contribuant, par des politiques et des discours ultralibéraux et réactionnaires, à l’effondrement de la droite dite républicaine, et en installant l’extrême droite comme seule opposition crédible, Macron continue d’apparaître, pour les classes dominantes, comme le moins mauvais choix. Ce qui ne va pas manquer de l’encourager à poursuivre ses contre-réformes et ses politiques autoritaires, en continuant d’affirmer qu’« il n’y a pas d’alternative »… sinon l’extrême droite. La porte-parole de LREM Aurore Bergé a ainsi pu déclarer, sans ciller, aux lendemains du scrutin : « Les Français ont fait le choix de rompre avec le clivage entre la droite et la gauche. Et nous sommes les seuls capables de battre l’extrême droite. Aujourd’hui nous devons maintenir notre cap et notre cohérence. » Les semaines qui ont suivi le scrutin le confirment : avec, entre autres, les annonces sur l’assurance chômage et sur les retraites, de nouvelles batailles se préparent. La gestion de la grève du bac et la répression maintenue contre, notamment, le mouvement des Gilets jaunes (avec par exemple les arrestations préventives du 14 juillet), indiquent en outre que la gouvernance autoritaire de Macron est installée. 

LA MENACE RASSEMBLEMENT NATIONAL 

Comme en 2014, c’est le Front national, devenu Rassemblement national, qui est arrivé en tête du scrutin européen. Le signe qu’un certain nombre de leçons n’ont pas été tirées et que ceux qui se posent comme « rempart » face à l’extrême droite ne font en réalité qu’alimenter le développement des courants ultra-réactionnaires, ultra-autoritaires et racistes. Et si le FN/RN n’a pas « explosé » les compteurs, il serait particulièrement dangereux de penser que les européennes de 2019 n’ont été qu’une répétition des européennes de 2014. 

Si l’on s’en tient aux chiffres, la baisse relative du score du FN/RN (23,31 % en 2019, contre 24,86% en 2014) ne doit pas occulter le fait que, dans la mesure où la participation globale a augmenté (50,12 % contre 42,43 %), leur score en nombre de voix a lui aussi augmenté : 5 281 745 contre 4 712 461, soit plus de 500 000 voix gagnées. Et l’on n’oubliera pas en outre la multiplication des « petites listes » à l’extrême droite qui, de Dupont-Aignan à Renaud Camus en passant par Philippot ou l’Alliance royale (sic), font monter le score global des extrêmes droites à près de 30 %. Ce qui, au vu du caractère outrancier (assumé) de certaines d’entre elles, est une forme de révélateur d’une dynamique d’ensemble particulièrement inquiétante. 

Une augmentation en voix donc et, deuxième indice guère rassurant, la confirmation de la consolidation d’un électorat pour Le Pen et ses sbires : selon toutes les enquêtes, c’est en effet l’électorat du FN/ RN qui est le moins volatil, avec un taux de fidélité supérieur à 80 % et un degré de conviction (qui s’exprime notamment dans le moment de la prise de décision du vote) particulièrement élevé. Qui plus est, les caractéristiques sociales de cet électorat demeurent, ainsi que le rappelle Roger Martelli : « Le vote du 26 mai a confirmé ce que l’on sait depuis quelques années et que les sondages annonçaient. Parmi ceux qui votent, un quart des employés, 40 % des ouvriers, un tiers de ceux dont la formation est inférieure au bac, près d’un tiers des revenus les plus bas auraient choisi de voter pour la liste patronnée par Marine Le Pen1». 

FACE AU DANGER DE L’EXTRÊME DROITE, LA GAUCHE AU PLUS BAS 

Et ce n’est pas du côté de la gauche institutionnel que l’espoir est permis, avec un score cumulé historiquement bas, une chute vertigineuse de la FI et, dans les rapports de forces internes, un score cumulé FI-PC inférieur au score PS-Génération·s (8,8 % contre 9,5 %). Les seuls à sembler tirer leur épingle du jeu sont les écologistes, avec 13,47 % des voix, ce qui confirme, malgré les dynamiques contradictoires au sein de l’électorat d’EÉLV, que la gauche est au plus mal. Yannick Jadot, tête de liste EÉLV, n’a en effet eu de cesse de répéter durant la campagne que l’écologie qu’il défendait n’était « ni de droite ni de gauche », et qu’elle était compatible avec une économie de marché, recherchant, dans les semaines qui ont suivi le scrutin, des alliances avec des courants de droite. Des déclarations et des actes en complet décalage avec la radicalité qui s’exprime, notamment dans la jeunesse, sur les questions de justice climatique, et avec la compréhension que c’est bel et bien « le système » qu’il faut changer. Mais c’est toutefois EÉLV qui semble bénéficier des légitimes préoccupations écologiques, ce qui démontre que des batailles restent à mener pour convaincre que l’écologie est incompatible avec le capitalisme. 

À l’extrême gauche, le score de la liste de Lutte ouvrière (0,78 %), pour laquelle le NPA avait appelé à voter, ne traduit pas de dynamique permettant d’espérer, en l’état actuel des choses, une inversion de la tendance. La campagne de LO, peu en phase avec les mobilisations concrètes et articulée autour d’un mot d’ordre très général de dénonciation du « grand capital », n’a probablement pas aidé, mais c’est avant tout la difficulté à construire des mobilisations victorieuses, redonnant de l’espoir et du crédit à l’idée de la possibilité d’un changement radical de société, qui permet de comprendre le manque de crédibilité des propositions des organisations anticapitalistes et révolutionnaires. 

CONTRE À LA FAUSSE ALTERNATIVE MACRON-LE PEN 

Au total, et même si les résultats du 26 mai traduisent des tendances bien réelles, on ne peut qu’être d’accord avec Barbara Stiegler : « Les résultats sortis des urnes ne rendent absolument pas compte de tout ce qui s’est produit d’inouï, de complètement inédit dans notre vie politique depuis six mois. Où est le mouvement des Gilets jaunes dans les urnes ? Nulle part. Cette distorsion spectaculaire montre qu’il y a un dysfonctionnement majeur dans notre démocratie2 ». Un dysfonctionnement majeur qui, malgré ses jérémiades « anti-système », bénéficie aujourd’hui en premier lieu à l’extrême droite, dont les résultats témoignent d’un ancrage bien réel, entre autres dans les catégories populaires, même si c’est l’abstention qui domine toujours chez ces dernières. Le pouvoir et ses soutiens portent une responsabilité particulière dans l’installation de l’extrême droite comme seule opposition « crédible » à Macron et LREM. La campagne a ainsi été le théâtre d’un petit jeu, particulièrement dangereux, consistant à valider les propositions et les postures du Rassemblement national et de Marine Le Pen, jusqu’à la nausée. On pense ainsi par exemple au premier « grand débat » organisé par France 2 et France Inter le 4 avril, en présence de 12 candidatEs, au cours duquel les éditorialistes étaient à l’unisson. Quel premier thème pour un tel débat, en plein mouvement des Gilets jaunes ? « La vaste question des frontières, de la souveraineté, de l’immigration, de la défense et de la gouvernance européenne », selon les termes d’Alexandra Bensaïd, matinalière de France Inter. Et comment cette « vaste question » se pose-t-elle ? « Alors il y a les modérés comme vous, Nathalie Loiseau, qui parlent simplement d’une remise à plat de Schengen, et puis il y a des radicaux qui veulent tout simplement en sortir », selon Nathalie Saint-Cricq, responsable du service politique de France 2. La belle alternative que voilà. 

Co-construction du « duel » Macron-Le Pen, relégation des thématiques sociales au profit des obsessions du Rassemblement national, accompagnement et légitimation de la normalisation/responsabilisation de l’extrême droite : une dynamique globale qui a considérablement pesé sur la campagne, pour le plus grand bonheur des deux meilleurs ennemis Le Pen et Macron. Il ne s’agit pas ici de tout réduire aux résultats des élections, qui ne sont bien évidemment qu’une traduction très déformée des rapports de forces politiques, sociaux et idéologiques, a fortiori lorsque près d’unE électeurE inscrit sur deux ne s’est pas déplacé pour voter. 

Néanmoins, les élections du 26 mai sont sans contestation possible un avertissement : sans mobilisation sociale d’ampleur débouchant sur une ou des victoires et sans construction d’autres perspectives, autour d’un projet émancipateur, que la vraie fausse alternative Macron-Le Pen, ces élections européennes pourraient s’avérer être une répétition générale de la présidentielle de 2022, avec l’hypothèse du pire.

Julien Salingue

  • 1. Roger Martelli, « Après les européennes, la crise s’épaissit », regards.fr, 27 mai 2019.
  • 2. « Barbara Stiegler : “Ce scrutin ne rend pas compte de ce qui s’est produit d’inouï en six mois” », liberation. fr, 27 mai 2019.