L’irruption du mouvement des Gilets jaunes au mois de novembre a marqué, et continuera de marquer, la situation sociale et politique. Semaine après semaine, mois après mois, et ce malgré les pronostics d’« essoufflement », la répression policière et les manoeuvres de Macron, le mouvement des Gilets jaunes s’est en effet installé et imposé comme un fait social et politique majeur, qui a déstabilisé le bel édifice macronien… et le mouvement ouvrier.
Le mouvement des Gilets jaunes a joué, à bien des égards, un rôle de révélateur, au sens photographique du terme, de bien des tendances sociales et politiques.
Révélateur, tout d’abord, par la soudaine irruption, sur la scène de la contestation des politiques gouvernementales, de fractions des catégories populaires peu habituées à se mobiliser et à revendiquer collectivement dans l’espace public, expression d’une colère massive contre une politique globalement perçue comme injuste, doublée d’un sentiment (légitime) de relégation territoriale, lié notamment à l’augmentation continue des distances à parcourir pour aller ou boulot, accéder aux services publics ou tout simplement faire ses courses.
Révélateur, ensuite, du caractère contradictoire de la situation politique et sociale, avec d’une part un rapport de forces global dégradé, en défaveur de notre camp, un recul et une paralysie des organisations traditionnelles, et un affaiblissement de l’identité de classe (entendue comme une condition et une force collectives) mais, d’autre part, la possibilité d’explosions sociales, dans un contexte de crise continue du système capitaliste et de gestion néolibérale de cette crise, génératrice de toujours plus de pauvreté, d’inégalités, de précarité et de peur du déclassement.
Révélateur, enfin, de la nature profonde du pouvoir macronien, dont la violence des politiques néolibérales n’a d’égal que le mépris contre les catégories populaires, et qui n’a pas hésité, face à l’extension de la contestation, à recourir à des méthodes répressives inédites depuis des décennies. Une escalade autoritaire qui n’est pas un accident de parcours mais un élément structurant du macronisme, qui intègre nécessairement une dimension ultra-répressive dans la mesure où la faiblesse de sa base sociale et son aversion pour les « corps intermédiaires » ne peuvent lui permettre d’établir une quelconque hégémonie.
L’AUTORITARISME DÉVOILÉ
Les chiffres donnent le tournis : un décès (Zineb Redouane, le 1er décembre à Marseille, atteinte par une grenade lacrymogène tirée par la police alors qu’elle se trouvait à sa fenêtre), plus de 2500 blesséEs parmi les manifestantEs, dont 284 blessures à la tête, 24 personnes éborgnées, 5 mains arrachées, 12 000 interpellations, près de 11 000 gardes à vue, plus de 2000 condamnations, dont 40 % de peines de prison ferme, et des centaines de procédures toujours en cours. Pour le dire sans détour : une répression d’une ampleur inédite.
En quelques mois, ce sont – entre autres – le Défenseur des droits, le Parlement européen, le Conseil de l’Europe et l’ONU qui se sont inquiétés des violences policières et des restrictions des libertés publiques. Des condamnations unanimes, également venues d’ONG et d’associations des défense des droits humains, de syndicats de magistrats, et même de syndicats de policiers. Des condamnations que le pouvoir a choisi de traiter d’un souverain mépris, niant l’existence des violences policières et faisant porter la responsabilité des blessures et mutilations aux Gilets jaunes eux-mêmes. Mépris pour les critiques, mépris pour les victimes : Macron, Castaner et compagnie jouent les durs, s’élevant contre la « démocratie de l’émeute » (Macron), « une infime minorité violente » (Griveaux), des « assassins » (Castaner), apportant un soutien inconditionnel aux forces de répression et adoptant chaque semaine un ton toujours plus martial.
Des discours qui se sont traduits en actes, avec une politique globale de répression tous azimuts, mais aussi l’adoption de la loi dite « anticasseurs », la multiplication des commandes de nouvelles armes de guerre pour la police et la gendarmerie (entre autres les LBD « multicoups »), les interdictions hebdomadaires de manifester aux quatre coins de la France, etc. Une escalade répressive destinée à pallier l’absence de réponse politique à la mobilisation, mais qui a eu pour principal effet de renforcer et d’élargir la contestation de la légitimité des violences policières.
RETOUR DE LA QUESTION SOCIALE
Huit mois après le 17 novembre, premier Acte d’une mobilisation qui a pris de court l’ensemble du mouvement ouvrier – y compris le NPA –, suscitant méfiance, voire défiance au sein de ce dernier, le mouvement des Gilets jaunes peut se targuer, même s’il est loin d’avoir obtenu une réelle victoire sur ses revendications, d’avoir contraint Macron à des reculs, notamment sur l’augmentation de la taxe sur les carburants et sur la CSG des retraitéEs. Mais la principale victoire du mouvement est d’avoir su imposer, dans le paysage politique, un « retour de la question sociale », qu’il s’agisse des salaires et des revenus, des services publics ou de la nécessaire transition écologique. Un retour de la question sociale qui a pu jouer le rôle d’encouragement aux luttes, comme dans ces nombreuses entreprises où des grèves ont été organisées pour obtenir la « prime Gilets jaunes » concédée par Macron en décembre.
À cet égard, les mobilisations aux urgences et dans l’Éducation nationale, si elles présentent leurs spécificités, sont à inscrire dans ce contexte de contestation du pouvoir et de ses politiques, et sont en outre l’expression de phénomènes mis en lumière par le mouvement des Gilets jaunes : distance, voire hostilité, à l’égard des syndicats, incapables de formuler une stratégie pour réellement gagner, remise en cause directe de la légitimité du personnel politique, avec notamment le cas de Blanquer qui, présenté il y a encore quelques semaines comme le « premier de la classe » du gouvernement Macron, est aujourd’hui conspué par les personnels éducatifs, radicalité dans les modalités d’action et levée de certains « tabous » (arrêts maladie pour les personnels des urgences, grèves des examens, y compris du bac, dans l’Éducation nationale), etc.
Les questions démocratiques continuent d’être elles aussi sur le devant de la scène, qu’il s’agisse du contrôle sur les élus, de la nécessité de structures permettant à la population de s’emparer des discussions la concernant, ou plus généralement des institutions antidémocratiques de la 5e République, même si le mouvement, dans son ensemble, ne s’est pas distingué par sa structuration démocratique et que la revendication du RIC est posée, par certaines franges des Gilets jaunes, comme une solution miracle alors qu’elle est loin d’être autosuffisante face au fonctionnement antidémocratique de l’ensemble des lieux de pouvoir.
DES DÉBATS À MENER, DES PERSPECTIVES À TRACER
Ce retour des questions sociales et démocratiques n’a cependant pas, à l’heure actuelle, débouché sur des victoires majeures, et le gouvernement entend bien poursuivre ses projets destructeurs. Qui plus est, les résultats des élections européennes du 26 mai ont montré qu’il existait une forte « discordance des temps » politique et social, avec une absence de cristallisation politique progressiste du mouvement des Gilets jaunes. Une énième démonstration du fait qu’il n’existe pas de transcription mécanique des mobilisations sociales sur le champ politique, et qu’il ne suffit pas qu’un climat de contestation s’instaure pour que les organisations de la gauche radicale apparaissent comme étant des outils pertinents et efficaces pour celles et ceux qui veulent en finir avec une société injuste.
Cette discordance des temps ne doit toutefois pas conduire à opérer une dichotomie entre social et politique, et à penser qu’il serait possible de penser les conditions de la construction d’une alternative politique sans l’articuler à la construction de victoires sociales et donc de mobilisations radicales et massives. Toute discussion sur les perspectives sociales et politiques pour le camp des exploitéEs et des oppriméEs ne peut en effet faire l’impasse sur cette coordonnée essentielle de la situation : si les mobilisations sont là, cela fait désormais de longues années que nous n’avons pas remporté de victoires sociales. Ces défaites marquent les esprits, tant au niveau de la confiance dans la capacité de résister que dans la méfiance, pour ne pas dire l’hostilité, vis-à-vis de la gauche sociale et politique, en premier lieu des organisations syndicales et de leurs stratégies perdantes. Il est dès lors illusoire de penser qu’un rapport de forces global moins défavorable pourrait être reconstruit si l’on ne pose pas, en premier lieu, la question des nécessaires victoires sociales. Ceux qui s’engagent, aujourd’hui, dans des discussions polarisées par les prochaines échéances électorales oublient que ce sont les mobilisations sociales massives qui produisent des décantations/recompositions à gauche, et pas l’inverse.
Force est toutefois de constater, 8 mois après le 17 novembre, que le pouvoir n’a pas réellement repris la main, et que l’instabilité et la confusion demeurent au sommet de l’État, avec des crises et des départs à répétition et une légitimité considérablement et durablement, voire définitivement, érodée, un phénomène dont les récentes « affaires » impliquant François de Rugy sont le dernier avatar. On peut affirmer sans exagération que le mouvement des Gilets jaunes a participé d’un changement de climat, qu’il va marquer durablement la situation politique et sociale, et que la plupart de ses effets, et de ses répliques, sont devant nous. Autant de leçons à tirer, de débats à mener, de perspectives à tracer et d’initiatives à prendre et à soutenir pour envisager la nécessaire construction d’une mobilisation de masse qui aille jusqu’au bout.
Julien Salingue