Depuis plus de deux mois, des manifestations de masse ont lieu tous les samedis dans plus de 200 villes françaises, sur un seul mot d’ordre : non au pass sanitaire. Si ces manifestations s’inscrivent, par certaines de leurs caractéristiques, dans la continuité du cycle ouvert par les Bonnets rouges et les Gilets jaunes, elles présentent aussi des éléments originaux, dont l’analyse ouvre de nouveaux défis à la gauche radicale et révolutionnaire.
Au lendemain de l’annonce le 12 juillet 2021 par Macron de la mise en place du pass sanitaire, de premières manifestations ont eu lieu le 14 juillet, de manière très spontanée, par le biais des fils de discussion mis en place par les groupes de Gilets jaunes sur les réseaux sociaux. Pour être restées très localisées, ces manifestations ont pu réunir localement des cortèges importants, allant de quelques centaines de personnes (Nantes, Caen, Amiens…) à quelques milliers de manifestants (Toulouse, Lyon, Lille, Chambéry…). Ces premiers succès ont donné confiance à leurs organisateurs/trices, qui ont appelé sur les réseaux sociaux à de nouveaux rassemblements le samedi 17 juillet, à 14h, reprenant ainsi les rendez-vous traditionnels des Gilets jaunes. Plus d’une centaine de rassemblements se sont mis en place en trois jours, pour rassembler à l’échelle nationale des dizaines de milliers de manifestantEs très déterminéEs dans la rue, donnant ainsi naissance à un mouvement qui a perduré tout l’été et est encore loin d’être fini.
Dans un premier temps, ces manifestations ont pu apparaître comme une résurgence du mouvement des Gilets jaunes. Les éléments de continuité étaient importants, non seulement par la forme (rassemblements du samedi, absence d’appel structurant, rejet des organisations, etc.), mais aussi parce que les groupes de Gilets jaunes étaient partout à l’initiative de ces rassemblements. En grossissant, le mouvement a rapidement pris un nouveau visage. Si les Gilets jaunes sont restés présents dans la direction des manifestations, ils n’ont rapidement constitué que l’une des composantes d’un mouvement beaucoup plus divers, qui a été rejoint en cours de route par de nouveaux manifestantEs, donnant au mouvement un profil particulier qui s’est affiné au fil des manifestations.
La mesure du mouvement
Bien qu’ils soient manipulables – et bien évidemment manipulés – les chiffres de manifestants donnés par le ministère de l’Intérieur offrent une base statistique irremplaçable, puisque seuls les services de police sont en mesure de suivre, semaine après semaine, les centaines de points de rassemblement qui se sont organisés dans le pays. Au-delà des débats sur leur valeur absolue, ces données ont une valeur relative qui montre que le mouvement s’est construit très progressivement pendant l’été, gagnant chaque semaine 20 à 30 % de manifestantEs supplémentaires. Il a fini par atteindre son acmé le 7 août, avec 237 000 manifestantEs enregistréEs par le ministère de l’Intérieur, sur plus de 200 lieux de rassemblement. À partir de cette date, les manifestations ont progressivement décru, sur un rythme toutefois modéré, puisqu’elle ont perdu chaque semaine 20 à 30 % de manifestants, jusqu’à passer sous la barre des 100 000 manifestants le 18 septembre.
Les chiffres des manifestations anti-pass sont d’autant plus remarquables que le mouvement a pris son envol pendant les congés d’été, dans une période traditionnellement marquée par une absence de mobilisation. Ils sont comparables, voire même supérieurs aux manifestations des Gilets jaunes, dont la dynamique était par ailleurs sensiblement différente. Après la journée inaugurale du 17 novembre 2018, qui aurait rassemblé selon la police 282 000 manifestantEs, les manifestations organisées par les Gilets jaunes n’ont en effet cessé de décroître. Le samedi 24 novembre, le ministère de l’Intérieur n’identifiait plus que 166 000 manifestantEs, avant de descendre progressivement jusqu’à passer sous la barre des 100 000 manifestantEs le 15 décembre 2018. La dynamique des mobilisations contre le pass sanitaire est sensiblement différente, ce qui montre que le mouvement a réussi, au moins durant les premières semaines, à monter régulièrement en puissance, en attirant chaque semaine de nouveaux manifestantEs, qui sont venus au fil des semaines renforcer les premierEs venuEs.
Ces éléments semblent correspondre aux descriptions faites sur le terrain par de nombreux militants, qui ont noté l’arrivée de nouveaux profils, au fur et à mesure des premières manifestations. À côté des Gilets jaunes, sont progressivement venus s’ajouter de nouveaux/elles manifestantEs, dont beaucoup d’observateurs/trices ont constaté qu’ils et elles étaient issus de milieux moins populaires que les Gilets jaunes, ce qui explique aussi que les manifestations ont le plus souvent évité d’aller à la confrontation avec la police. La diversité sociologique du mouvement doit toutefois être relativisée, dans la mesure où les cortèges ont aussi des caractéristiques communes assez marquées. Tous les observateurs ont par exemple noté que les cortèges comportent peu de manifestantEs raciséEs, qu’ils sont assez fortement féminisés et que leur âge moyen est relativement jeune.
Sans contester l’importance de ce mouvement, il ne faut pas non plus le surestimer, en n’oubliant pas que sa capacité de mobilisation est très loin d’avoir atteint celle du mouvement ouvrier traditionnel, ce qui était d’ailleurs déjà le cas pour le mouvement des Gilets jaunes. Les manifestations anti-pass sont ainsi restées très inférieures à celles du mouvement contre les retraites de l’hiver 2019-2020, qui avait réussi à faire descendre dans la rue, selon les chiffres de la police, pas moins de 806 000 personnes le 5 décembre 2019 et 615 000 le 17 décembre 2019. Les manifestations anti-pass sont peu de choses à côté des grands mouvements de 1995, 2003 ou 2009 ou 2010, dont les principales journées de mobilisation ont dépassé le million de manifestants, selon les chiffres du ministère de l’Intérieur.
Une diversité régionale mal expliquée
Surtout, il faut souligner que ce mouvement s’est caractérisé par son extrême diversité régionale, ce qui constitue l’une de ses particularités les plus surprenantes. Les villes du sud méditerranéen ont connu une mobilisation exceptionnelle, à l’exemple de Toulon, une ville rarement marquée par de grandes mobilisations, où les cortèges ont compté jusqu’à 22 000 manifestantEs le 21 août. La région Rhône-Alpes a aussi vu une mobilisation très forte, avec des cortèges atteignant jusqu’à 5 000 ou 6 000 personnes dans des villes moyennes comme Valence ou Chambéry. Enfin, les villes du nord-est de la France ont aussi pu connaître de fortes mobilisations, à l’exemple de Strasbourg, où des cortèges ont pu compter jusqu’à 15 000 manifestantEs.
Dans la France du nord-ouest, il en a été bien différemment. Des villes importantes, comme Rennes, Nantes ou Rouen, pourtant habituées aux grandes manifestations, n’ont guère dépassé les 2 à 3000 manifestantEs. Dans le nord du pays, la mobilisation a été globalement modeste, à l’exemple de Lille, où les manifestations n’ont compté que de 2 à 3 000 manifestants, ou encore d’Amiens où les cortèges n’ont rassemblé que quelques centaines de personnes.
De tels contrastes régionaux sont difficiles à expliquer. Beaucoup d’observateurs ont tenté de les mettre en relation avec des identités politiques, dans la mesure où des villes à forts électorat d’extrême-droite, comme Toulon ou Nice, ou encore disposant d’un puissant électorat écologiste, à l’exemple des villes rhône-alpines, ont vu se mettre en place une mobilisation particulièrement forte. Ces interprétations sont toutefois peu convaincantes, dans la mesure où des villes frontistes comme Hénin-Beaumont n’ont vu aucune mobilisation significative. D’autres explications ont été invoquées, parmi lesquelles il faut faire une place de choix aux travaux de la géographe de la santé, Lucie Guimier, qui a de longue date souligné que le Sud-Est de la France se caractérisait par sa vive hostilité envers la vaccination, qu’elle estime être alimentée par la vieille défiance de ces territoires envers le pouvoir central.
Une coagulation éphémère
TouTEs les observateurs/trices l’ont noté : les manifestantEs du samedi n’ont d’autre point en commun qu’une même opposition au pass sanitaire. Parmi eux et elles, certainEs peuvent être considéréEs comme d’authentiques « antivax », opposéEs parfois de très longue date à toute forme de vaccination. Souvent forte dans les milieux environnementalistes, cette position s’est développée dans les 30 dernières années, en lien avec la multiplication des scandales sanitaires et la méfiance croissante qu’inspirent à juste titre les grands groupes pharmaceutiques. D’autres manifestantEs sont en revanche favorables à la vaccination en général, mais sont hostiles à la vaccination contre le Covid, estimant qu’elle reste expérimentale et qu’elle n’a pu faire ses preuves d’innocuité sur le long terme.
La vaccination a pu aussi cristalliser d’autres oppositions, par exemple celles des courants religieux, relativement influents dans ces manifestations, à l’exemple des courants proches de l’Opus Dei, qui s’organisent en France autour de Marc Aillet, l’évêque ultra-conservateur de Bayonne. Les manifestations contre le pass sanitaire offrent en effet à ces courants d’extrême droite une tribune pour leurs thèses « pro-vie », dans la mesure où la défiance envers la recherche médicale leur permet de développer leur combat contre l’IVG et la PMA. L’opposition à la vaccination est aussi devenue un terrain de prédilection pour les milieux complotistes, pour lesquels le vaccin constitue un poison diffusé par l’un des groupes malfaisants qui leur semble diriger le monde. Cette position rend ces milieux très perméables aux thèses de l’extrême droite, en particulier aux antisémites qui ont vu dans ces manifestations une véritable aubaine.
À côté de ces opposants déjà très divers à la vaccination contre le Covid, il faut surtout compter sur les manifestantEs qui s’opposent à l’obligation vaccinale et non au vaccin en lui-même. Parmi eux se trouvent les salariéEs des secteurs astreints à la vaccination, à l’exemple des soignantEs, des médico-sociaux, des travailleuses et travailleurs de la restauration, du commerce et des bibliothèques. Ces salariéEs expriment souvent des revendications hétérogènes, car si certains dénoncent les sanctions contre les non-vaccinéEs, d’autres préfèrent mettre en avant leur refus de procéder au contrôle des pass sanitaires. L’opposition au pass sanitaire catalyse enfin de nombreuses aspirations, rassemblant des libertaires, qui viennent exprimer leur opposition à l’autoritarisme du gouvernement et à l’utilisation de nouvelles technologies de surveillance policière, des militantEs ouvriers, solidaires des travailleurs/euses menacéEs de suspension de traitement, voire même de sportifs, qui contestent la fermeture des salles de sport aux non-vaccinés.
Cette extrême diversité des manifestantEs se voit dans la structure même des cortèges, qui rassemblent des gens qui à l’évidence ne se connaissent pas. Alors que les manifestations sont habituellement un lieu de sociabilité, où l’on retrouve amiEs et collègues, les manifestations anti-pass voient défiler des couples ou des familles, qui ne parlent le plus souvent pas avec leurs voisinEs de manifestation, parce qu’ils ne les connaissent tout simplement pas. De fait, ces manifestations n’ont que très rarement donné naissance à de véritables assemblées générales et les boucles Whatsapp, que les militants anti-pass ont cherché à constituer, sont souvent très faibles et peu durables, car l’hétérogénéité des manifestantEs est telle que les désaccords s’y révèlent souvent insurmontables.
Cette hétérogénéité s’exprime enfin dans les mots d’ordre, qui sont d’une insigne pauvreté, à l’exemple de celui de « liberté » qui constitue souvent le principal slogan des cortèges. Ces manifestations, qui n’ont souvent aucune banderole de tête, se caractérisent par l’éclosion de nombreuses pancartes individuelles, dont les auteurs n’expriment que leur propre opinion, sans qu’aucun slogan ou chant ne s’impose à une échelle collective.
Le défi de l’extrême droite
Souvent méfiante envers les revendications de ces manifestations, mais aussi affaiblie à l’orée de l’été par le départ de ses militantEs en vacances, la gauche syndicale et politique s’est très largement tenue à l’écart de ces cortèges, même si dans les villes les plus militantes, à l’exemple de Toulouse, il a été possible dès le départ de constituer des pôles de gauche substantiels au sein des cortèges. La faiblesse de la participation du mouvement ouvrier a été ainsi une aubaine pour les militants d’extrême droite, qui ont pu sans problème se joindre aux défilés, où leur place est allée croissant.
D’une ville à l’autre, l’intervention de l’extrême droite a pris des formes diverses. Elle s’est faite parfois de manière discrète, avec des pancartes non siglées aux connotations antisémites suffisamment codées pour qu’elles ne soient pas compréhensibles par les manifestantEs. Elle s’est aussi faite de manière affichée, à l’exemple de l’Action française, dont les militants viennent défiler, avec banderoles et drapeaux, dans les villes où ils sont implantés. L’extrême droite a parfois pu se sentir suffisamment forte pour construire ses propres cortèges, comme Philippot ou Asselineau l’ont fait à Paris, dès les débuts du mouvement.
Face à l’extrême droite, les militants révolutionnaires ont en général tenté de rassembler les militantEs ouvrierEs, afin de les protéger dans des pôles antifa au sein des cortèges. Le rapport de force leur a toutefois été souvent peu favorable et dans aucune ville les militantEs ouvrierEs n’ont eu la force nécessaire pour expulser les fascistes des manifestations et encore moins pour prendre la direction des manifestations. Parfois même, comme cela a été le cas à Tours et à Toulouse, ces pôles antifa ont servi de cibles aux militants d’extrême droite, qui ont pu les attaquer en toute impunité, faisant à chaque fois plusieurs blessés. La situation est souvent allée en se détériorant, ce qui a amené dans les principales villes les cortèges à scissionner, comme c’est aujourd’hui le cas à Paris, Lyon ou Toulouse, où des manifestations séparées se sont mises en place.
Cette situation a provoqué des débats souvent vifs au sein de la gauche radicale et révolutionnaire. Faut-il s’abstenir de participer à ces manifestations, au risque de laisser à l’extrême droite un mouvement issu de la contestation de la politique autoritaire et antisociale de Macron ? Jusqu’où rester dans des cortèges que l’extrême droite a infiltrés ? Comment assurer la sécurité des militantEs, sachant qu’ils et elles se trouvent exposéEs aux attaques de groupes fascistes chaque jour plus nombreux ? Il s’agit là de débats qui ne sont pas véritablement nouveaux, mais qui prennent une actualité désormais plus prégnante.