Publié le Mercredi 5 octobre 2011 à 23h25.

Travailleurs sans papiers en grève

Une grève bien particulière a démarré il y a deux ans, en octobre 2009. Particulière par sa durée de neuf mois. Particulière par le nombre des grévistes, plus de 6 000. Particulière parce que ceux qui l’ont menée sont parmi les plus exploités du pays, sur les chantiers du bâtiment, dans les cuisines des restaurants, les arrière-chambres des grands hôtels, les ateliers plus ou moins clandestins de confection. Bien particulière, aussi et surtout, parce que ces travailleurs, avec des CDI, des CDD ou des contrats d’intérim, étaient tous des sans-papiers : travaillant en France depuis souvent cinq à dix ans, avec bulletins de salaire, feuilles d’impôts, quittances de loyer et affiliation à la Sécu sauf pour ceux étant totalement « au noir », mais privés de titre de séjour et livrés de ce fait au cache-cache avec la police et surtout au maintien dans des emplois de manœuvres, dans des conditions peu propices à la résistance aux pressions patronales. Lutter pour leur régularisation, c’était le passage obligé pour être des travailleurs comme les autres, dans une situation meilleure pour contrer l’exploitation.

Si cette grève n’a été suivie « que » par 6 000 travailleuses et travailleurs sans papiers de la région parisienne et de quelques départements autour, elle voulait d’abord soulever un coin du voile sur un système rôdé dans l’intérêt du patronat, avec soutien hypocrite de l’état, qui fait que le pays compte probablement 300 000 à 400 000 travailleurs sans papiers (évaluations officielles). Des fantômes aux yeux de la loi, mais des individus en chair et en os pour les profits patronaux. Ce contre quoi ces 6 000 ont osé une grève, recouru à l’arme privilégiée des travailleurs. Une façon de dire qu’eux-mêmes et la grande majorité des sans-papiers sont des travailleuses et des travailleurs exploitéEs et que cette surexploitation doit être combattue car néfaste à l’ensemble des travailleurs du pays. Il est fréquent d’entendre que seuls les salariés un peu protégés pourraient encore faire grève, ceux des services publics par exemple, plutôt que ceux du privé. La preuve a été donnée avec cette révolte de salariés du bâtiment, du nettoyage, de la restauration ou de l’aide à la personne, dont un bon tiers d’intérimaires, venus d’Afrique de l’Ouest, du Maghreb ou de Chine, que la grève reste l’arme de tous les travailleurs.

Certes ce conflit (mais ce n’est malheureusement pas le seul) n’a abouti qu’à une demi-victoire. Le gouvernement auquel les grévistes demandaient un texte fixant des modalités de régularisation claires et de portée générale, mettant un terme à l’arbitraire des préfectures, a concédé à la fin juin 2010 une circulaire enrichie d’additifs, au terme de neuf mois de grève et de longues discussions avec les syndicats qui négociaient pour les grévistes (surtout CGT et Solidaires). Mais l’engagement n’a pas été tenu. Quelque 4 000 dossiers ont été déposés à la fin de l’été 2010, travail titanesque réalisé pour l’essentiel par les grévistes eux-mêmes, conformément aux nouvelles règles imposées par la grève. Mais les régularisations ne sont pas arrivées dans les délais promis. Elles ne finissent pas, en fait, de s’étaler dans le temps et de se borner à des renouvellements de récépissés provisoires, au lieu de la délivrance des cartes attendues (quelques centaines de cartes de séjour d’un an délivrées à ce jour, qui arrivent au compte-gouttes chaque semaine). D’où des trésors d’énergie déployés jusqu’à aujourd’hui par les anciens grévistes, souvent collectivement pour ceux qui réussissent à rester organisés, en particulier dans l’intérim, pour arracher leurs droits. Le contexte politique accroît les difficultés. Le gouvernement accentue depuis des mois ses postures anti-immigrés. Rappelons Claude Guéant prétendant que la France n’aurait pas besoin de maçons et plongeurs étrangers ! Des mensonges mais surtout de l’hypocrisie. Car bien évidemment, le patronat français, grandes firmes du bâtiment ou grandes enseignes de la confection entre autres, a besoin de travailleurs étrangers, avec ou sans papiers, qu’il exploite indirectement mais lucrativement par un système sophistiqué de sous-traitance. Dans le bâtiment, mais aussi dans le nettoyage, dans le nucléaire ou dans… les ministères ! Et voilà pourquoi des travailleurs sans papiers ne seraient ni régularisables ni… expulsables : pas question d’enlever au patronat sa poule aux œufs d’or !

Ce sont donc quelque 6 000 travailleuses et travailleurs qui se sont lancéEs dans la grève, le 12 octobre 2009, non pas cette fois à la seule initiative de la CGT et de Droits Devant !! comme lors des premières grèves de 2008, mais à l’initiative de onze organisations (cinq syndicats - CFDT, CGT, FSU, Solidaires, Unsa -, et six associations – Cimade, Ligue des droits de l’homme, RESF, Femmes égalité, Autremonde, Droits Devant !!). Bref un front des Onze qui, par-delà les difficultés, est resté solidaire. C’est pour une simple raison de commodité que les initiateurs du mouvement ont invité les grévistes à s’organiser par grands secteurs ayant chacun ses propres piquets et sous-piquets : bâtiment, nettoyage, restauration, aide à la personne, intérim. Dans le secteur de l’intérim, les 1 500 grévistes se sont organisés, avec l’aide de militants de la Fraction l’Étincelle, ont tenu des assemblées et un comité de grève quotidien, ont discuté et décidé ensemble des orientations comme des multiples problèmes et efforts d’une lutte qui fut riche en péripéties, interventions collectives, coups de fatigue comme grands moments de victoire et solidarité. L’organisation vivante et démocratique de l’intérim a contribué au dynamisme de l’ensemble1.

Cela dit, par-delà les critiques qui peuvent être faites à ceux qui ont dirigé le mouvement, les Onze au premier rang desquels des responsables de la confédération CGT – Raymond Chauveau et Francine Blanche –, syndicalistes radicaux mais ne cherchant pas, ou peu, à faire que les travailleurs s’organisent eux-mêmes, il faut leur reconnaître le mérite d’avoir osé et assumé pareil conflit de classe. Et le mérite aussi d’avoir organisé à leur façon les grévistes. Régulièrement au siège de la CGT à Montreuil des assemblées de délégués étaient convoquées, largement ouvertes aux grévistes actifs, impressionnantes par leur nombre et l’intensité de leurs débats. De 300 à 500 grévistes s’y retrouvaient tous les quinze jours ou trois semaines. Ces assemblées discutaient, parfois âprement car le mouvement a rencontré bien des difficultés, mais ce sont en dernier recours les Onze qui décidaient, dans leurs réunions hebdomadaires auxquelles n’étaient associés que quelques grévistes. De même que seuls des représentants syndicaux, à l’exclusion de représentants de grévistes eux-mêmes, négociaient pour le mouvement auprès d’instances patronales ou gouvernementales. Les intérimaires se sont distingués et ont pu, dans leur domaine et à leur propre niveau si ce n’est à celui de l’ensemble du mouvement, décider et organiser bien des choses, entre autres des délégations massives et efficaces auprès des centaines de patrons auxquels il leur a fallu arracher une promesse d’embauche nécessaire à la régularisation ultérieure. Ils ont également organisé les collectes nécessaires à la vie de leur grève, notamment en allant à la rencontre d’autres travailleurs, de grandes entreprises.

Une grève inédite, restée pourtant isolée, comme beaucoup d’autres aujourd’hui. Une partie des militants syndicaux et travailleurs « ordinaires » ont néanmoins touché du doigt à cette occasion que les travailleurs immigrés étaient partie intégrante de la classe ouvrière, que la formule n’était pas un simple slogan propagandiste. Des camarades immigrés, parmi les plus durement exploités parce que sans papiers, en ont asséné à nouveau une sacrée preuve, par leur grève.

Michelle Verdier

1. Elle est relatée dans une brochure récente de 60pages, «2009-2011 – La grève des travailleuses et travailleurs sans papiers, du côté des intérimaires» (supplément à Convergences Révolutionnaires N°76, revue de la Fraction l’étincelle ).

Voir aussi le livre On bosse ici ! On reste ici... cf p.34