Publié le Dimanche 6 décembre 2015 à 09h20.

Saint-Denis : « Aujourd’hui, on est mondialement connus comme nid de terroristes »

Entretien. Samedi 28 novembre avait lieu une rencontre goûter : parents d’élèves de l’école Jules-Guesde de Saint-Denis, habitantEs du quartier, militantEs d’associations et d’organisations de la ville de Saint-Denis... Une centaine de personnes en solidarité avec les familles délogées de l’immeuble où la police est intervenue mercredi 18 novembre au matin contre les terroristes. Chantal est la gardienne de cette école située rue du Corbillon, à quelques dizaines de mètres de l’endroit où résidaient les terroristes auteurs des attentats à Paris et Saint-Denis.

Peux-tu nous raconter comment tu as vécu l’intervention ?

Au début, tu entends des explosions, des tirs en rafales, et tu ne sais pas ce que c’est. Tu te dis que ce sont les jeunes du quartier qui veulent jouer aux terroristes, ils ont des armes, parce que tu sais qu’ils en ont forcément... Ça tirait sans arrêt, des tirs en rafales. Je ne voulais pas appeler la police parce qu’avec le peu d’effectifs qu’ils ont ici, ils doivent être débordés d’appels. Et je me suis dit : qu’est ce qui va se passer pour moi ? Je me suis dit : je vais mourir, ils vont faire péter l’école parce qu’on représente l’État, ils vont rentrer chez moi, passer par les toits, et ça va être terminé. J’ai eu très peur ! On attendait que ça passe... mais ça ne passait pas ! C’est par la télé que l’on a su que c’était une intervention du Raid qui cherchait un terroriste. Ceci dit, j’étais à peine plus rassurée, mais bon je savais qu’il y avait la police aux alentours. Mais c’est de la police dont j’ai eu peur aussi ! Ce matin-là, j’ai vraiment été choquée, et je ne m’en remets toujours pas.

Puis étant gardienne de l’école, j’ai commencé à recevoir les appels de mes supérieurs hiérarchiques. Au début, on m’a dit de descendre et d’ouvrir, et heureusement, j’ai refusé. Ensuite, j’ai eu le contrordre de la chef de dessus de la chef du dessous (il y a beaucoup de chefs dans la fonction publique) qui m’a dit de rester chez moi et de ne pas sortir. Puis un appel du maire adjoint pour me proposer une cellule de crise... Mais ce n’est pas vraiment ce que je voulais entendre à 7 h 30 du matin. Ensuite, les médias m’ont harcelée toute la journée parce que BFM TV a dit que c’était au 8 rue du Corbillon, l’adresse de l’école, que ça se passait. Du coup, tout le monde m’appelait : CNN, TF1, BFM TV... je les ai tous eus, et j’avais beau raccrocher et leur dire de laisser la ligne libre pour ma famille, ça n’a pas arrêté toute la journée. On est resté enfermés, à suivre les infos à la télévision, et on n’a pas osé se mettre aux fenêtres. Quand mon mari a essayé de le faire, des policiers lui ont dit de rentrer. Le climat était vraiment tendu.

Et par la suite, l’école est restée fermée ?

J’ai proposé au maire adjoint de l’ouvrir le soir même, pour que les gens puisse venir ici, même si ça va pas bien, mais au moins pour se voir, pour discuter. L’école est un lieu public, et pour moi, elle devait être ouverte, c’était la moindre des choses. Le lendemain, la rue était bloquée : d’un côté les journalistes, de l’autre la police scientifique. Ce n’était donc pas possible de rouvrir, mais on aurait pu le faire dès le lendemain. On n’accueillait pas les enfants, mais on aurait pu ouvrir en soirée pour les habitants du quartier. Il a fallu attendre 10 jours (!) pour pouvoir dire aux gens de venir à l’école, pour discuter, mettre des mots sur ce qu’on a ressenti, créer du lien.

Pourtant dès le jeudi matin, des parents sont venus, car ils ne savaient pas que l’école était fermée. Ils étaient en état de choc, ne comprenaient pas ce qui s’était passé. Pour autant, les parents ne sont pas allés dans les cellules psycho­logiques installées à la périphérie du quartier, près de la mairie. Celles-ci ne sont pas venues sur place, et les habitants n’y sont donc pas allés. J’ai vu une maman qui a un enfant scolarisé ici. Elle a aussi un bébé et une sœur majeure. La maman travaille dans le métro à Invalides, mais elle ne peut plus y aller parce que sa sœur ne veut plus rester seule. Le petit ne dort pas et fait des crises pendant la nuit. Plus personne ne dort... J’ai donc alerté l’équipe psy pour la petite, la maman y est aussi allée. Ils avaient tellement de monde qu’ils ont dû faire au plus urgent et n’ont pas pu réellement l’écouter. Ils lui ont donc donné des cachets pour dormir, mais ce ne sont pas les cachets qui peuvent lui permettre de surmonter ce qu’elle a subi.

Une autre personne refusait de parler. Elle voulait simplement partir de là, sur la défensive, nerveuse. Je pense qu’elle a besoin d’aide. Il faudrait qu’on aille toquer à sa porte et lui dire qu’on est là si besoin...

Dans le quartier, les immeubles sont classés par pays. À côté, ce sont les hispanos, l’autre l’Afrique du Nord, en face des gens des pays de l’est. Il y a aussi un trans – au milieu de gens qui ne sont pas forcément sympa avec elle – qui n’ose pas trop sortir, vraiment choquée. Le soir quand il/elle – je ne sait pas comment dire – rentre, elle ne sait pas quoi faire, ne sait plus où regarder. Et au moindre bruit, elle sursaute. On lui a dit de venir aujourd’hui, mais elle n’a pas osé. Je vais aller la chercher, pour essayer de créer un contact, qu’elle vienne, qu’elle parle...

Quel bilan tires-tu de la rencontre d’aujourd’hui ?

Assez positif. Je suis assez contente du monde qu’il y a. La majorité de ceux qui sont venus sont des parents d’élèves, mais je suis déçue que les gens qu’on a vus pendant le porte-à-porte soient très peu venus. On a fait la tournée du quartier. Là où on ne pouvait pas entrer, on a affiché, mis des tracts sous les portes, mais je comprends que les gens, s’ils n’ont pas quelqu’un en face d’eux, ne viennent pas. Pourtant c’est eux qui ont le plus besoin d’aide.

C’était super important d’ouvrir l’école, ça faisait une semaine qu’on le demandait mais sans les soutiens, cela n’aurait pas été possible. Seule, je n’y serais pas arrivée. Il faut que la municipalité prenne cela en compte : ouvrir les écoles, que les gens puissent y venir. C’est un lieu où les gens sont rassurés, où ils savent qu’ils sont en sécurité.

Comment as-tu réagi à Saint-Denis « sous tutelle », à l’image donnée de la ville ?

Très mal. J’accuse énormément les médias qui veulent faire de l’audience. C’est eux qui donnent la parole à des gens qui foutent la trouille aux Français et les montent les uns contre les autres. Saint-Denis a été un spectacle : après les attentats au stade de France et au Bataclan, il fallait montrer qu’on va attraper des terroristes. Et Saint-Denis a une forte population maghrébine, avec beaucoup de musulmans...

En plus, Cazeneuve connaît bien la rue du Corbillon. Il est déjà venu dans cette rue il y a deux ans quand il y avait eu des tirs de paint-ball sur l’école. Il y a alors déjà eu une grosse descente de police, avec l’arrestation de quelques jeunes... Un gros spectacle sans suite.

Aujourd’hui, on est mondialement connus comme nid de terroristes. Lors de l’intervention de mercredi 18, ils ont installé un périmètre très large où il était interdit d’entrer. Quand quelqu’un s’en approchait, il était mis en joue et sommé de s’éloigner. Ils sont intervenus contre les terroristes... tout en se méfiant de la population. Aujourd’hui, j’ai peur de la police : tout le monde est présumé terroriste, y compris les enfants. Comment peut-on leur faire subir cela ? Des gens qui ont fui la guerre, la misère, subissent ici la même chose. C’est la loi martiale : on peut nous tirer dessus comme des lapins, et venir chez nous à n’importe quelle heure... Ils avaient besoin du consentement et le peuple a donné quitus pour cela. Mais si les gens avaient vécu ce que nous avons vécu, je ne sais pas s’ils seraient d’accord pour donner quitus à ce gouvernement.

Propos recueillis par JMB