À l'occasion des débats sur l'unité de la gauche et sur les différences entre les différentes organisations, nous avons souhaité aborder la question des rapports et différences entre réformistes et révolutionnaires. Ce dossier n'aborde pas la question de la stratégie révolutionnaire, présente dans nos numéros 119 et 1201.
Quel sens peut avoir aujourd’hui le débat entre réformes et révolutions, alors que les unes et les autres se font si rares depuis de trop nombreuses années ? Le mot réforme a été préempté par les gouvernements néo libéraux pour déguiser des contre-réformes, des retours en arrière détruisant les uns après les autres les droits et protections imposées par les luttes et organisations ouvrières. En France, l’essentiel des mobilisations cherchent à s’opposer à ces régressions ou à en limiter les effets dramatiques, et celles qui visent à obtenir des « réformes » vers plus d’égalité et de justice sociale sont l’exception.
Des soulèvements populaires, des processus révolutionnaires ont explosé et explosent partout dans le monde, certains ont été durement réprimés et battus, d’autres ont permis le renversement du pouvoir dictatorial en place, mais rarissimes – il faudrait traiter à part le Rojava, le Chiapas – sont ceux qui, à défaut de déboucher sur le début de la construction d’une organisation de la société rompant avec le capitalisme, se fixent cet objectif.
Quand les désaccords portaient sur les chemins vers un but partagé
L’alternative réforme ou révolution qui a structuré les débats politiques tout au long du XXe siècle opposait des courants et forces politiques qui, au moins en paroles, partageaient un même horizon, la fin du capitalisme, le socialisme… Elles s’opposaient sur le chemin à suivre, soit progressif, graduel, en exerçant le pouvoir sans « prise du pouvoir », soit celui de la rupture, de la destruction du capitalisme.
Quand Rosa Luxemburg, à la toute fin du XIXe siècle, au sein de la puissante social-démocratie allemande, s’oppose à Bernstein qui veut abandonner la perspective de la révolution – comme abolition complète et immédiate du capitalisme, pour une réforme progressive du capitalisme vers le socialisme, ce dernier développe deux grands arguments : le premier affirme la capacité du capitalisme à s’adapter pour dépasser ses contradictions internes contre l’inéluctabilité de son effondrement et le second met en avant la possibilité de développer, en son sein, des espaces de socialisme comme les mutuelles, les coopératives, les syndicats… Mais l’objectif demeure, y compris pour Bernstein, celui du socialisme.
Cette référence commune traversera une grande partie du XXe siècle. En 1971 François Mitterrand pouvait dire : « Réforme ou révolution ? J’ai envie de dire : oui, révolution ! … la révolution, c’est d’abord une rupture. […] Celui qui ne consent pas à la rupture avec l’ordre établi, avec la société capitaliste, […] ne peut pas être adhérent du Parti socialiste. […] Il n’y a pas, il n’y aura jamais de société socialiste sans propriété collective des moyens de production, d’échange et de recherche. » Définissant le « modèle français du socialisme » il affirmait : « On peut être gestionnaire de la société capitaliste ou fondateur de la société socialiste à ce moment du siècle. En ce qui nous concerne, nous voulons être les seconds. » Il est moins intéressant d’affirmer qu’il n’en croyait pas un mot que de constater que pour espérer refonder un parti de masse à même de battre la droite au pouvoir, il fallait que celui-ci apparaisse comme un outil pour la rupture avec le capitalisme et l’avènement du socialisme, fût-il « à la française » !
Force est de constater que nous n’avons pas seulement changé de siècle, nous avons changé d’époque.
Aujourd’hui, il est réjouissant de voir des centaines de milliers de jeunes scander « Changeons le système, pas le climat », mais il faut aussi constater qu’aucune force politique ou regroupement de forces capables de peser sur le rapport de force, ne portent la perspective d’en finir avec le système capitaliste. De manière large, la fin du monde paraît plus probable que la fin du capitalisme.
Cette posture est systématisée par les courants se réclamant de la collapsologie qui affirment que l’effondrement des sociétés humaines – la disparition de plus de la moitié de la population mondiale – est inévitable et qu’il a déjà commencé. Cette certitude se baserait sur un « faisceau de preuves scientifiques », il ne resterait d’autre choix que de s’y préparer. Le désaccord ne porte ni sur la gravité de la situation actuelle, effectivement, il ne s’agit pas d’une crise passagère car les seuils critiques de plusieurs paramètres écologiques (perte de biodiversité, cycles de l’azote et du phosphore, climat, changement dans l’utilisation des terres) sont franchis menaçant la soutenabilité des sociétés, ni sur ses racines dans les activités humaines. Il porte sur le fait que ces activités ne relèvent pas de lois naturelles, immuables, mais de rapports sociaux construits, en l’occurrence ceux qui sont dictés par le capitalisme. Dès lors il ne s’agit pas de se préparer au désastre, de s’y résigner, mais d’envisager un autre avenir, d’autres rapports sociaux pour conjurer la catastrophe.
« Ou passage au socialisme ou rechute dans la barbarie »
Cette phrase résonne tellement à nos oreilles contemporaines qu’on a perdu le sens qu’elle revêtait sous la plume de Rosa Luxemburg en 1915. « Nous sommes placés aujourd’hui devant ce choix : ou bien triomphe de l’impérialisme et décadence de toute civilisation, avec pour conséquences, comme dans la Rome antique, le dépeuplement, la désolation, la dégénérescence, un grand cimetière ; ou bien victoire du socialisme, c’est-à-dire de la lutte consciente du prolétariat international contre l’impérialisme et contre sa méthode d’action : la guerre. C’est là un dilemme de l’histoire du monde, un ou bien… ou bien encore indécis dont les plateaux balancent devant la décision du prolétariat conscient. Le prolétariat doit jeter résolument dans la balance le glaive de son combat révolutionnaire : l’avenir de la civilisation et de l’humanité en dépendent. »
Il s’agissait alors, de manière quasiment symétrique à ce qui nous oppose au fatalisme effondriste, de répondre au fatalisme socialiste qui dominait alors dans le mouvement ouvrier. Cette foi dans une victoire inéluctable du socialisme, la certitude que la révolution est « aussi irrésistible et inévitable que le développement incessant du capitalisme » étaient aux fondements mêmes de la social-démocratie, de sa puissance organisationnelle et politique mais aussi de sa stratégie attentiste. Face au cataclysme que constituèrent, le 4 août 1914, la capitulation de la social-démocratie et l’embrigadement de la classe ouvrière dans la boucherie impérialiste de la guerre, Rosa Luxemburg affirme, en rupture avec la vision d’une marche univoque de l’histoire, la possibilité et la nécessité d’un choix conscient entre deux issues possibles.
Mais quelle est l’utilité de cette référence aujourd’hui ? Elle tient à ce que, au-delà du vocabulaire daté, l’important dans l’argumentation est dans l’existence d’un « ou bien… ou bien ». L’avenir n’est pas écrit, il dépend de nous, de notre engagement. Le sens profond de « socialisme ou barbarie » n’a rien d’un constat passif, il exprime le dilemme auquel nous sommes confrontéEs, il impose de choisir consciemment l’une des branches du « ou bien, ou bien » et d’agir. Il est terriblement actuel. D’autant que, en dépit de la référence à la Rome antique, la barbarie à laquelle Rosa Luxemburg fait référence est une barbarie moderne, celle de la guerre moderne avec ses capacités de destruction jamais atteintes auparavant.
La barbarie moderne : guerres, inégalités…
Contrairement au récit d’un Occident pacifié, la violence impérialiste et la guerre sont partout, de l’Irak à la Bosnie, de la Somalie au Mali. Comme l’écrit Nils Andersson « Le capitalisme du réel, sa nature impérialiste, pris dans la nasse des intérêts et contradictions propres à la mondialisation, traversé par les ambitions géopolitiques pour le partage des zones d’influence entre grandes puissances et puissances régionales, perverti dans l’entrelacs de réseaux d’alliances hétéroclites et de circonstance, entraîné dans le cycle infernal de la militarisation du monde dont l’Occident est le principal camelot, ne peut changer de nature ».
Sous les coups des politiques néolibérales, les inégalités se sont creusées au profit « d’une infime minorité de riches hommes blancs, au détriment d’une très grande partie de la population, et en premier lieu des plus pauvres, des femmes et des filles » selon le rapport d’Oxfam, la richesse des 1 % les plus riches de la planète correspond à plus de deux fois la richesse de 90 % de la population mondiale. Les inégalités indécentes de revenu se traduisent dans les inégalités criminelles d’accès à la nourriture, à l’eau potable, à un air sain, au logement, aux soins, à l’éducation…
… basculement climatique
Des centaines de millions de personnes sont chassées de leurs terres rendues inhabitables par la montée des eaux ou par les sécheresses de plus en plus sévères. Dans certaines régions, la vie est en passe de devenir impossible, quand elle ne l’est pas déjà, sous l’effet de mégafeux –ces incendies d’une étendue, intensité et durée inédites de l’Australie au cercle Arctique, du bassin méditerranéen à la Californie en passant par l’Amazonie – ou des vagues de chaleurs extrêmes. Les inondations, ouragans, typhons et tempêtes de plus en plus destructrices se multiplient.
Désormais, une grande partie des gouvernants affirme prendre au sérieux la menace, multiplie les alertes et déclarations et prétend y répondre grâce au nucléaire, au développement de réponses technologiques comme la capture-séquestration du carbone, à des solutions dites « basées sur la nature » (plantations industrielles)… et surtout aux mécanismes de compensation et au marché carbone. Non seulement ces politiques sont inefficaces pour maintenir le réchauffement en deçà de la limite des 1,5 °C d’augmentation de la température moyenne de la terre mais elles portent en elles de nouvelles menaces. La « neutralité carbone » en 2050 aboutit en réalité à promettre d’hypothétiques absorptions de carbone à long terme alors qu’une réduction massive et immédiate des émissions est impérative. Elle laisse la porte ouverte à des dépassements temporaires, donc à des points de non-retour – fonte des calottes glaciaires, inversion des courants océaniques, savanisation de l’Amazonie… entraînant des emballements irrémédiables qui menacent de faire basculer la Terre dans un régime de « planète étuve » qui pourrait provoquer une hausse du niveau des océans de treize mètres voire plus. Les fausses solutions technologiques sont aussi porteuses de lourdes menaces comme celles d’un accident nucléaire ou de la prolifération des déchets. Toutes les réponses en termes de compensation renforcent l’oppression néocoloniale en imposant aux peuples du Sud global la charge de l’absorption des émissions dont les pays les plus riches sont responsables. Elles reposent sur une marchandisation des écosystèmes qui ignore leur fonctionnement réel et l’importance décisive de la biodiversité. Parce que c’est la seule voie envisageable par le capitalisme néolibéral, il confie au système financier le soin de gérer un marché global de droits de compensation, c’est-à-dire de droits de polluer. Autant confier la lutte contre l’incendie aux pyromanes ! Si les climato-négationnistes, soutenus par certains secteurs capitalistes, semblent mener un combat d’arrière-garde, ils n’en poursuivent pas moins leur fuite en avant criminelle dont la destruction de la forêt amazonienne et l’élimination programmée des peuples autochtones par le gouvernement Bolsonaro sont une illustration.
Les événements extrêmes climatiques, l’aggravation des inégalités, la multiplication des conflits en particulier pour l’accès aux ressources, répressions et politiques autoritaires… se conjuguent et se renforcent mutuellement. Dans ce contexte, le racisme systémique qui provoque des crises de l’accueil des migrantEs de plus en plus graves et meurtrières occupe une place centrale. Le danger fasciste est réel et le chevauchement par l’extrême droite du thème de la préservation de l’environnement associé à la lutte contre l’immigration dans un « écofascisme » malthusien et survivaliste doit nous alerter.
Catastrophe : Stop ou encore ?
Partir de la situation réelle, objective : selon les estimations scientifiques les plus récentes (Johan Rockström du Potsdam Institute for Climate Impact Research à la COP26), « La stabilisation à 1,5 °C est encore possible mais une action immédiate et drastique est nécessaire ». Les émissions globales de CO2 doivent diminuer d’ici 2030 de 4Gt/an (10 %) pour avoir deux chances sur trois de rester sous 1,5°C. Le méthane et l’oxyde nitreux doivent diminuer dans les mêmes proportions. Ces diminutions imposent une réduction drastique des énergies fossiles. Mais l’essentiel de la production industrielle et des transports repose sur ces énergies. Un basculement du système productif et de transport à l’identique et dans les mêmes volumes vers des sources d’énergies renouvelables est impossible : à titre d’exemple, remplacer l’intégralité du parc automobile thermique par des voitures électriques ferait exploser la demande en électricité et en matériaux rares de manière insoutenable… Comme le dit Daniel Tanuro : « on ne peut pas à la fois relancer une économie fossile a plus de 80 %, remplacer les fossiles par les renouvelables et par une efficience accrue, et réduire très vite et radicalement les émissions ». Il n’y a donc pas d’autre issue que de réduire radicalement la production matérielle et les transports. Cette conclusion est incontournable.
La réduction de la production, de la consommation et des transports doit être globale mais elle ne concerne pas tout le monde de la même façon : pour respecter la justice climatique, les 1 % les plus riches doivent diviser leurs émissions par trente, les 50 % les plus pauvres peuvent les multiplier par trois. Deuxième conclusion aussi incontournable : la décroissance indispensable est structurellement incompatible avec la logique même du système qui oblige chaque capitaliste à produire toujours plus pour maintenir son profit. Il y a là une contradiction absolue.
Il n’y a pas d’autre choix : ou bien continuer la marche (plus ou moins rapide) à la barbarie ou bien en finir avec le capitalisme et rompre avec le productivisme.
Dit autrement, la révolution est objectivement à l’ordre du jour. Mais à quoi sert une telle affirmation quand, à l’évidence, il en va tout autrement subjectivement. Sûrement pas à s’auto-décerner des brevets de radicalité, bien dérisoires. Prendre acte de la nécessité absolue d’une transformation radicale, révolutionnaire permet de savoir vers où on veut aller, de mesurer si les pas qui sont faits vont dans le bon sens. Selon Daniel Bensaïd, « la révolution, non comme modèle préfabriqué, mais comme hypothèse stratégique, reste l’horizon éthique sans lequel la volonté renonce, l’esprit de résistance capitule […]. Sans la conviction que le cercle vicieux du fétichisme et la ronde infernale de la marchandise peuvent être brisés, la fin se perd dans les moyens, le but dans le mouvement, les principes dans la tactique ».
Produire, consommer, transporter et travailler moins, partager et décider plus pourrait résumer les grands traits d’une société écosocialiste prenant soin des humains, des écosystèmes et du vivant en général.
Aujourd’hui, une telle perspective est loin de constituer l’objectif commun des exploitéEs et des oppriméEs, elle paraît de ce fait inaccessible. Cela signifie-t-il qu’il faille y renoncer, pour des réformes plus « réalistes » ? Effectivement des mesures du type de celles proposées par la Convention citoyenne, des mesures timides de régulation voire d’interdiction, qui sans sortir du capitalisme permettraient de réduire un peu les émissions seraient déjà un pas en… arrière, et au bord du gouffre, aucun pas en arrière n’est à négliger. Mais on l’a vu, même des mesures limitées, à partir du moment où elles égratigneraient ne serait-ce qu’un peu la concurrence et le libre marché, sont refusées par les capitalistes. Seules des mobilisations extrêmement puissantes pourraient les imposer. Et nous butons à nouveau sur le facteur subjectif.
Aujourd’hui, les luttes qui s’attaquent aux fondements productivistes du capitalisme sont portées par les paysanNEs et les peuples autochtones dont les existences sont directement menacées par les destructions environnementales, par les jeunes qui voient leur avenir condamné, par les femmes mises en première ligne pour subir, constater et réparer les dégâts par les rôles sociaux qui leurs sont assignés. Ces mobilisations sont extrêmement importantes, elles peuvent bloquer en partie des destructions extractivistes et surtout elles portent en germe les espoirs et les prémisses d’un tout autre fonctionnement de la société débarrassé du capitalisme. Mais la classe ouvrière, les salariéEs, en sont dramatiquement absentEs. Leur vie quotidienne, leur emploi, leur salaire dépendent directement du fonctionnement de la production capitaliste. Ce système les exploite et les détruit directement et indirectement en détruisant leur environnement. Mais, faute d’une perspective émancipatrice suffisamment puissante, iels demeurent largement enrôléEs dans le consensus productiviste. Pourtant sans elleux, il n’y aura ni les forces nécessaires au renversement du capitalisme ni l’ingéniosité collective pour construire une autre organisation sociale. C’est cette contradiction que nous devons reconnaître et dépasser.
Il n’y a aucune fatalité, ni celle de l’effondrement ni celle de l’écosocialisme.
L’issue dépend de la volonté consciente des exploitéEs et des oppriméEs. La révolution, pour être victorieuse, doit être pensée théoriquement et portée politiquement. Dès lors il n’y a pas d’autre choix que de travailler, à partir de la force et du contenu des mobilisations existantes, à construire un projet émancipateur, un horizon commun, capable de donner à l’ensemble des exploitéEs et des oppriméEs la conscience d’avoir la responsabilité de conjurer la catastrophe et l’envie, la force, l’espoir de le faire.