Publié le Jeudi 19 novembre 2020 à 15h15.

Acte 3 de la lutte des sans-papiers en France

Depuis plus mois, les mobilisations des sans-papiers ont connu un caractère massif, avec plusieurs milliers de personnes dans les rues à diverses reprises. Elles ont été en juin dernier une aile marchante du mouvement social, déboulant alors que bien des militantEs restaient encore cloitréEs dans l’après-confinement et que le gouvernement avait interdit la manifestation (version actualisée d’un article publié sur le site de la IVe Internationale.

 

Les sans-papiers en France sont entre 300 000 et 400 000, d’après les estimations car il n’y a aucune statistique officielle, c’est-à-dire un petit nombre, représentant entre 0,5 et 1 % de la population adulte. Sans aucun revenu, menacéEs d’expulsion, ils peuvent être envoyés dans les CRA (centre de rétention administrative) antichambre de l’expulsion, où la rétention peut durer jusqu’à 90 jours.

Précaires parmi les précaires

Sans droit au logement sauf un hébergement d’urgence saturé, beaucoup sont condamnéEs à vivre dans la rue. Sans aucun droit, ils et elles sont exploitéEs dans les pires conditions. Les employeurs petits et grands sont bien contents d’utiliser cette main -d’œuvre taillable et corvéable à merci. Ces « premiers de corvée » travaillent dans le bâtiment, la restauration, la livraison, vident les poubelles, font le ménage, s’occupent des personnes âgées… Pendant l’épidémie de Covid, ils et elles ont continué à travailler dans les pires des conditions ou ont perdu leur emploi et leur petit revenu. En France, ceux que l’on appelle les « sans-papiers » n’ont aucune ressource. La seule protection dont ils bénéficient est l’AME (aide médicale d’État), couverture maladie pour les personnes en situation irrégulière, que l’État a voulu supprimer à plusieurs reprises. En dehors de cela, ils n’ont droit à aucune aide. Les demandeurs d’asile bénéficient d’un logement provisoire et d’une faible allocation tant que leur demande est en examen. Dès qu’ils et elles sont déboutés, ils et elles n’ont plus aucun droit, toute aide est supprimée et ils et elles sont renvoyéEes du logement qui leur avait été attribué. Or, 70 % des demandes d’asile sont refusées. La France détient un des records européens ! Depuis le début des années 2000, les lois se sont durcies, réduisant comme peau de chagrin les possibilités de régularisation et entraînant des expulsions massives du territoire.

Après une période de recul, un réveil des luttes

Des luttes de sans-papiers ont éclaté à plusieurs reprises dans l’Histoire : un mouvement massif dans les années 80/90 ainsi que les grèves des travailleurs sans-papiers en 2006/2008. Mais ces dernières années, le mouvement des sans-papiers s’était considérablement affaibli du fait de la répression et de la démoralisation. Les associations de solidarité et de soutien aux sans-papiers se sont plutôt développées mais le mouvement auto-organisé, animé par des collectifs de sans-papiers comme on en a connu dans les années 80/90 s’était réduit. Ces dernières années, les pays d’origine de la migration se sont diversifiés créant de nouvelles situations (campements, centres d’hébergement…) aussi bien pour les migrantEs que pour le mouvement de solidarité.

Un nouveau mouvement s’est en effet développé après 2015, moins lié aux collectifs de sans-papiers traditionnels et souvent dominé par une logique humanitaire.

Mais face à la politique ignoble des gouvernants, il est apparu clairement à tous les bénévoles, les militants de la défense des réfugiéEs et migrantEs que l’action humanitaire, bien que nécessaire, ne suffisait plus.

Il fallait s’unir, se coordonner afin d’impulser un mouvement national fort, sur le terrain politique. Le 18 décembre 2018, la Marche des solidarités et la confédération syndicale de la CGT (Confédération générale du travail) ont appelé à la journée internationale des migrants. Cette fois, l’unité entre syndicats, collectifs de sans-papiers et associations s’est réalisée, même si l’appel à participer venant de la direction de la CGT n’a pas ou peu été suivi par les sections syndicales de base.

La Marche des solidarités est le nom d’une manifestation contre le racisme qui s’était tenue en mars 2018 à l’occasion de la journée internationale contre le racisme, regroupant des collectifs de sans-papiers et des comités de victimes des violences racistes de la police. Maintenue sous forme d’un cadre très souple, elle avait organisé les manifestations contre la loi asile-immigration du gouvernement Hollande qui durcit la situation des migrantEs. Organisant à nouveau une manifestation contre le racisme en mars 2019 puis le 18 décembre de la même année, c’est elle qui a été à l’origine des mouvements récents.

Acte 1

À la surprise générale, le 30 mai 2020, peu de temps après la sortie du confinement, un appel à manifester pour la « régularisation des sans-papiers » et « contre la bombe sanitaire », lancé par la Marche des solidarités, a suscité une forte mobilisation parmi les sans-papiers à Paris et la manifestation, interdite, a pu avoir lieu en débordant les effectifs policiers.

Dans les jours et les semaines qui ont suivi, des dizaines de milliers de personnes ont manifesté contre le racisme et les violences policières à la suite de l’assassinat de G. Floyd aux États-Unis.

Acte 2

Le 20 juin, un nouvel appel est lancé : des dizaines de milliers de sans-papiers et soutiens ont manifesté à Paris, Lyon, Marseille, Lille, Rennes, Montpellier, Strasbourg, Rouen et dans de nombreuses autres villes.

Acte 3

Mais le président Macron n’a eu aucun mot, pas le plus petit signe de reconnaissance pour les sans-papiers qui ont manifesté. Il est resté sourd à leurs revendications : la régularisation, un logement, la fermeture des CRA.

Alors, sur la base de l’extension des manifestations du 20 juin et de la création de nouveaux collectifs de sans-papiers, il a été décidé de frapper plus fort en organisant l’Acte 3. Il s’agissait cette fois d’organiser de la mi-septembre au 17 octobre des marches de plusieurs villes du pays qui devaient converger vers Paris, pour une manifestation nationale le 17 octobre. C’était un pari assez insensé, en pleine période de Covid et de mesures autoritaires interdisant rassemblements, manifestations, etc. Et pourtant cela a marché dans tous les sens du terme. Des marches sont parties suivant quatre axes géographiques et parcourant 92 villes étapes : Sud : départ de Marseille le 19 septembre, Valence, Montpellier, Grenoble, Annecy, Lyon ; le Grand Ouest : Rennes, Alençon… ; Le Nord : Lille, Beauvais, Rouen ; l’est : Strasbourg, Nancy, Metz, Verdun…

L’appel a été soutenu par près de 300 organisations, locales ou nationales dont vingt collectifs de sans-papiers, des associations ou ONG, des syndicats et de nombreux collectifs locaux sur tout le territoire. Au-delà des revendications mises en avant, ce qui s’est joué autour de ces marches, c’est la construction d’un mouvement sur la durée. La condition était que les marcheurs soient les principaux intéressés, les sans-papiers. Mais cela n’aurait pas été possible s’il n’y avait pas eu dans les villes, villages accueillantEs une mobilisation formidable, très émouvante de soutiens, de bénévoles rivalisant d’idées et de générosité pour héberger, ravitailler, soutenir les marcheurs et marcheuses.

Comment expliquer une telle mobilisation ?

Le travail de la Marche des solidarités depuis plusieurs années a porté ses fruits. Depuis les manifestations de mai et juin, une dynamique s’est créée. En plus des collectifs historiques de sans-papiers, on a assisté à l’émergence de nouveaux collectifs ouverts à une plus grande diversité de nationalités. Cela ne va pas sans difficultés, que ce soit dans les collectifs anciens ou nouveaux. L’auto-organisation est toujours difficile : rivalités, conflits de pouvoir, conservatisme, la faible politisation pour certainEs, la peur face à la répression… Du côté des soutiens, il y a la radicalisation politique d’un tissu large de solidarité avec les migrantEs qui ont fait l’expérience de l’impasse de la seule logique humanitaire ; la colère des migrantEs qui n’en peuvent plus d’attendre leur régularisation et qui n’ont plus rien à perdre.

Mais il y a aussi les facteurs objectifs : paradoxalement la destruction des campements de migrantEs en 2016 a conduit à diffuser dans tout le territoire la présence de migrantEs et la naissance de collectifs de solidarité.

L’ambiguïté et l’hypocrisie de la politique du confinement qui confinait d’un côté et laissait à la rue les migrantEs, les abandonnant à une misère accrue. Enfin l’espoir suscité chez les sans-papiers par les nouvelles régularisations massives en Italie ou au Portugal (malgré toutes leurs limites).

La manifestation du 17 octobre à Paris

Le jour J, la Marche nationale des sans-papiers est arrivée à Paris. Malgré l’interdiction de manifester dans tout l’ouest parisien qui la visait, malgré le couvre-feu. L’objectif de marcher vers l’Élysée avec arrivée à la Concorde a été refusé. Les autorités ont dû afficher publiquement leur détermination à empêcher que les Sans-Papiers puissent viser cet objectif politique. Mais devant l’ampleur prévue de la manifestation le pouvoir a cherché jusqu’au bout à démontrer qu’il respectait, « en même temps », le droit de manifester… à condition que le parcours soit vidé de son contenu politique et se dirige vers les quartiers populaires.

Malgré l’interdiction, la manifestation a eu lieu sur un trajet accordé à une autre manifestation, les organisateurs, des syndicats de la CGT, affichant une solidarité sans faille en laissant l’énorme cortège de la Marche ouvrir leur propre manifestation.

Ce fut une manifestation impressionnante avec des dizaines de milliers de manifestantEs, des dizaines de cars venus de province, la diversité des cortèges, la détermination des Sans-papiers.

Cela aura été la plus grosse manifestation du mouvement social depuis des mois.

C’est d’autant plus significatif que la manifestation se tenait au lendemain de l’assassinat d’un professeur par un jeune Tchétchène déclenchant une nouvelle vague de réactions racistes et sécuritaires. Cette manifestation, revendiquant l’égalité des droits et la régularisation de tous les sans-papiers, unissant des dizaines de milliers de manifestants de toutes origines et croyances, était l’antidote aux logiques du pouvoir et de l’extrême-droite aussi bien qu’aux stratégies de la terreur et du désespoir.

 

Le dimanche qui a suivi la manif, les collectifs de Sans-Papiers, les Marcheurs et Marcheuses se sont réuniEs en assemblée pour poser les jalons de la suite. Car malgré cette véritable démonstration, un mouvement en progression, rien ne bouge du côté du pouvoir. Le mouvement des sans-papiers doit encore franchir un cap, en s’appuyant sur les liens construits, pour amplifier le rapport de force.

Il est clair que c’est un enjeu pour tout le mouvement social, et au-delà pour toute la société. Accepter des brèches dans l’égalité, surtout quand elles visent des étrangerEs, c’est nous condamner toutes et tous. Le flot de paroles et de mesures islamophobes et liberticides en est une preuve. Comme l’est l’explosion de la pauvreté et des inégalités pas uniquement pour les sans-papiers mais pour toutes les couches populaires.

L’Acte 4 des sans-papiers va commencer. Il devra être plus dur mais aussi et surtout impliquer plus directement et plus fortement encore le mouvement social et politique qui lutte pour l’émancipation des exploitéEs.