Publié le Vendredi 3 juillet 2020 à 11h20.

« La gratuité a un prix, surtout pour un éditeur engagé et indépendant »

Entretien avec Patrick Silberstein, des éditions Syllepse.

Comment les éditions Syllepse ont-elles vécu ces semaines si particulières ?
Au début, on a été un peu pris de court par cette nouvelle crise capitaliste surgie de là où on ne l’attendait pas. La ministre de la Santé avait pourtant promis que les Chinois allaient garder le virus chez eux. Mais on s’est vite ressaisi. On a fermé nos bureaux, mis les salariéEs à la porte et profité de l’occase pour restaurer le taux de profit. Pour que le jour d’après ressemble au jour d’avant mais sans que cela se voit...

Ah oui ?
Tu ne nous crois pas ? Essayons autre chose. On a débouché quelques flacons de gel hydro­alcoolique fabriqué sur un alambic réquisitionné, piqué les masques de Zorro à Don Diego, monté une coopérative ouvrière de fabrique de biens socialement utiles… et on a regardé cette saloperie de virus droit dans les yeux et on lui a dit : « Tu ne passeras pas ».
La Bérézina était pourtant à deux pas : librairies fermées, chaîne du livre brisée, nouveautés confinées, factures qui tombent, auteurEs inquiets, librairies qui ne rouvriraient pas, etc.
On s’est mis au télétravail et aux conférences vidéo, ce qui n’était d’ailleurs pas nouveau pour nous, habituéEs à faire tourner la baraque Syllepse après notre journée de travail. Mais bon, il a quand même fallu s’adapter, apprendre à se secouer le caberlot à distance et préparer le jour d’après et surtout celui d’après le jour d’après.

Vous avez publié « Covid-19, un virus très politique »...
Oui, chaque semaine pendant huit semaines. On n’a jamais autant voyagé sans bouger. USA, Inde, Pakistan, Italie, Catalogne, Pays basque, Amérique latine, etc., sans parler de l’Hexagone et de ses dépendances. On a rafistolé la vieille machine à renifler les jours d’après en construction. On a observé l’incurie des pouvoirs publics, les mensonges d’État, les manœuvres patronales. Mais, tu le sais, notre truc éditorial, c’est surtout la critique-pratique du capitalisme, les esquisses de contre-société, l’autogestion qui se cherche. Et là on a été servi. Résultat : huit volumes libres et gratuits, 646 pages, plus de 30 000 téléchargements directs. Une sorte de fonctionnalité politique. On biche un peu.

Mais comme chacun sait, la gratuité a un prix, surtout pour un éditeur engagé et indépendant. Notre lectorat – si on peut parler ainsi – l’a compris et a répondu présent. Par exemple, le Guide du Bordeaux colonial, prévu en librairie pour mai avec plein d’initiatives autour, toutes annulées. Sauf la sortie du livre. Grâce aux auteurEs, aux libraires, à la Clé des ondes, au cinéma Utopia… et, évidemment, grâce au formidable mouvement mondial contre les violences policières racistes, lequel a ouvert une voie seconde, la contestation des hommages rendus aux héros du colonialisme et de l’esclavagisme. Bon, faut bien se pousser du coude de temps en temps, cette bataille, on l’avait anticipée dès 2018 avec le Guide du Paris colonial et des banlieues.
Même scénario en pire avec On sait tous qui a tué Steve. Condamné par le confinement, le livre a ressuscité par la grâce de la demande sociale… et de l’actualité policière.

Dire que Syllepse est au service du mouvement social n’est donc pas une simple formule. Le « mouvement social » nous renvoie l’ascenseur au moment où on apparaît menacé… et plus que jamais utile. La dialectique peut effectivement casser des briques. Pendant le confinement, on a aussi libéré le 8e tome de l’Encyclopédie internationale de l’auto­gestion, téléchargeable et gratuit sur www.syllepse.net

Le virus ne vous a donc pas eus ?
On est vacciné. À l’occasion de notre 30e anniversaire, la jeune génération des Syllepse avait annoncé qu’on repartait pour 30 piges. Pas besoin d’être académicien pour être immortel. Nous n’avons rien annulé. Juste décalé et étalé les projets.

Vous pouvez lever le secret commercial et nous dire ce vous avez sur le feu ?
Dans le répertoire, les Utopiques, la revue de l’Union syndicale Solidaires, Alternatives Sud, celle du CETRI, et ContreTemps. Et en « avant-première » : le Tunnel, magnifique récit de l’évasion des Tupac Amaru, les Condamnés, tout droit venu des camps staliniens, le Staline de Trotski dans une édition augmentée, Thomas Piketty, Une critique illusoire du capital d’Alain Bihr et Michel Hussson, Balayons les abus, une histoire syndicale dans le nettoyage de Marielle Benchehboune, Irlande, classe ouvrière et libération nationale, recueil des textes de Engels et Marx, rassemblés et annotés par Richard Poulin, La race tue deux fois, une histoire des crimes racistes en France de Rachida Brahim, le Genre au travail, coordonné par Rachel Silvera, le Sexe de la ville de Laurence Gervais, Défis marocains de Chawqui Lotfi, Capital contre nature de Kohei Saïto. Ce n’est qu’un aperçu, continuons le début. Toujours à l’intersection du faire et du dire. Un objectif aussi : renforcer l’internationale de papier qui se construit, titre après titre, avec M Éditeur (Québec) et Page 2 (Suisse). En voiture Simone, avait coutume de dire notre camarade Simonne Minguet (Mes années Caudron : une usine autogérée à la Libération).

Propos recueillis par la rédaction