Publié le Mercredi 9 décembre 2020 à 11h58.

Roman graphique : Anaïs Nin, Sur la mer des mensonges

Scénario et dessin de Léonie Bischoff, Casterman, 190 pages, 23 euros.

Début des années 30. Anaïs Nin, jeune femme, vit en banlieue parisienne et lutte contre l’angoisse de sa vie d’épouse de banquier. Plusieurs fois déracinée, elle a grandi entre 2 continents, 3 langues, et peine à trouver sa place dans une société qui relègue les femmes à des seconds rôles. Elle veut être écrivain, et s’est inventée, depuis l’enfance, une échappatoire : son journal. Il est sa drogue, son compagnon, son double, celui qui lui permet d’explorer la complexité de ses sentiments et de percevoir la sensualité qui couve en elle. Sur la base de ce fameux journal, Léonie Bischoff 1 dépeint la personnalité et la vie d’une des personnalités les plus fascinantes, ambivalentes du 20e  siècle. Anaïs Nin a également inspiré le féminisme des années 1960. Cette BD est en sélection pour les nominations au 48e festival d’Angoulême.

Les années de construction

À 20 ans, en 1923, Anaïs a épousé Ian Hugo. Elle est vierge et lui aussi. Âmes d’artiste tous les deux, elle veut écrire des romans. Le couple s’installe à Paris dès 1925. Très rapidement, il doit travailler dans une banque et Anaïs étouffe en tentant de mener une vie d’épouse modèle. Le couple s’installe à Louveciennes dans une grande maison où vient résider la mère « castratrice » d’Anaïs. Un soir, lors d’une réception, le patron de la banque lance à la jeune femme « Vous allez pouvoir vous y mettre [à faire des enfants] maintenant qu’Hugo est bien installé à la banque ». Anaïs se réfugie dans son journal intime qu’elle tient depuis l’âge de 11 ans suite au départ de son père du foyer familial. Elle pratique aussi la danse espagnole (elle est d’origine cubaine) où, peu à peu, sa sensualité se réveille. C’est alors qu’elle rencontre l’américain Henry Miller. Une première étape vers de grands bouleversements. Anaïs va soutenir artistiquement et financièrement le futur auteur du Tropique du Cancer (1934). De son côté, l’écrivain lui révèle ses talents d’écriture et l’initie à une sexualité sans retenue. Dès lors, Anaïs va vivre sur « une mer de mensonges » pour être la maitresse unique et sur mesure de chacun de ses amants et de son mari, tout en restant fidèle à elle-même malgré les contraintes. Pour ce faire, elle doit souvent mentir et tient deux journaux intimes qui font le bonheur du scénario de Léonie Bischoff. Elle y représente plusieurs Anaïs qui se parlent et argumentent entre elles pour progresser vers davantage de liberté.

Les multiples épreuves et identités d’Anaïs Nin

Entre un père adoré, pianiste célèbre qui avait abusé d’elle enfant et une mère « castratrice », le chemin d’Anaïs n’était pas évident même si elle connut une vie aisée. Sexuellement émancipée et multipliant les partenaires, elle tombe enceinte d’Henry Miller. Elle connut un avortement laborieux et difficile. Les retrouvailles avec son père lui laissèrent « l’âme en mille morceaux ». Elle dut lutter contre les hommes (Henry Miller inclus) qui voulaient changer son écriture et la faire écrire « comme un homme » et se forger une personnalité entière. C’est dans cette lutte que se sont reconnues les millions de femmes lectrices du « Journal », à partir des années 1960. Leur souffrance n’était plus personnelle mais collective et sociale et leur « problème » n’était donc pas dû à leur personnalité mais bien aux problèmes structurels de la société capitaliste.

Un graphisme et des couleurs au crayon « magique »

Dans ses précédents albums 2, Léonie Bischoff dessinait au crayon puis ajoutait la couleur par ordinateur. Pour cet album, plus personnel, dont elle a rédigé le scénario sur une période de plusieurs années, elle a opté pour des crayons de couleur à la pointe multicolores (ses « crayons magiques » selon l’autrice). « Je trouvais que leur trait coloré apportait une vibration très en accord avec le propos du livre, c’est quelque chose de discret mais qui rend le trait plus "vivant"... Techniquement, j’ai utilisé le même crayon partout, et un crayon bleu/violet très foncé pour rehausser ou ombrer… Pour moi la couleur contribue à faire passer des états d’esprit, des ambiances de manière quasi subliminale ». Affranchie d’une mise en couleur plus traditionnelle, elle a pu jouer avec le trait pour affirmer les nuances, les décors et les ambiances. La représentation de l’« âme en mille morceaux » d’Anaïs dans les multiples fragments d’un miroir fracassé est un chef-d’œuvre et le message final de l’album gonfle les voiles de l’espoir.

1 – Léonie Bischoff est née en 1981 en Suisse. Elle s’est formée à l’école des Beaux-Arts de à Genève et de Bruxelles.

2 – La Princesse des glaces, Le Prédicateur, Le Tailleur de pierres, chez Casterman.