Publié le Dimanche 7 mai 2023 à 15h00.

Relance du nucléaire : fuite en avant mortifère, pari politique risqué

Le 9 décembre 2022, le ministre de l’économie Bruno Le Maire justifie la relance du nucléaire en France : « l’industrie nucléaire, c’est l’histoire économique de demain », « il n’y a pas de grande nation industrielle sans énergie nucléaire ». Il conclut : « EDF doit devenir le champion mondial de l’énergie ». En clair, ce ne sont pas les besoins prioritaires de la société, mais la guerre économique entre États capitalistes et la concurrence entre groupes de l’énergie qui dictent la politique énergétique, avec le nucléaire comme unique alternative. Ceci alors qu’il est désormais flagrant que le nucléaire, énergie dangereuse, n’est pas la solution qui va « sauver le climat1 ».

Il n’y aura pas de débat : cette relance de la filière nucléaire, avec la construction de 14 nouveaux réacteurs EPR a été « annoncée » par Macron dans un discours prononcé à Belfort le 10 février 2022.

Comme le suggère fortement la formule, ce nucléaire « à marche forcée » a aussi des relents militaires : « sans nucléaire civil, pas de nucléaire militaire, sans nucléaire militaire, pas de nucléaire civil2 ». Cette politique du nucléaire à tout crin vise essentiellement à réactiver le complexe militaro-industriel, sur fond de luttes d’influence entre puissances impérialistes. Aujourd’hui, c’est le géant russe Rosatom qui domine le business mondial (centrales, combustible, ingénierie) ; même dans l’UE, ses ventes sont en hausse constante depuis 20203. La loi de programmation militaire (LPM) 2024-2030 est en hausse de 40 %4 ; la dissuasion nucléaire représente plus de 20 % des crédits d’investissement militaire. Les 2 500 entreprises de la filière nucléaire civile et militaire, les groupes de BTP ou les industriels de l’armement, tous auront accès à la mangeoire et pourront gaver leurs actionnaires à coups d’argent public, sans risque. En période de récession, sur fond d’incertitudes monétaires, cette relance est une véritable aubaine pour les entreprises capitalistes qui sévissent dans un secteur qui a l’opacité pour seule règle de fonctionnemen.

Les enjeux pour la bourgeoisie

Mais les enjeux vont bien au-delà des intérêts propres des entreprises qui interviennent directement dans la filière. En juin 2021, mettant en avant des objectifs de réductions d’émissions de CO2, la Commission européenne a proposé l’interdiction des moteurs thermiques en 2035. En France, l’automobile électrique serait une voiture à électricité nucléaire (plus de 70 % de l’électricité produite). Remplacer tout le parc automobile par 39 millions de voitures électriques, c’est installer des bornes à recharge rapide sur tout le territoire. Le lobby électronucléaire français (sur)évalue, pour un million de véhicules électriques (3 % des voitures en circulation), le besoin annuel en énergie à 12 terawattheures, l’équivalent d’un EPR. Soit 30 EPR supplémentaires pour le 100 % électrique, un alibi justifiant le nucléaire « à marche forcée ». Grâce aux compteurs « communicants » Linky qu’Enedis (filiale EDF) veut imposer partout, l’État pourra compenser les taxes sur les carburants en taxant davantage, de façon ciblée les KWh dépensés pour recharger les batteries.

Dans ses vœux télévisés 2023, Macron promettait que « dans les prochains mois, les premières voitures électriques entièrement construites sur notre territoire sortiront d’usine ». La recherche de nouveaux débouchés est un impératif pour les profits et la voiture électrique un parfait greenwashing pour les firmes automobiles. Mais certaines préfèrent pour l’heure rentabiliser leurs investissements : en mars 2023, les groupes allemands ont obtenu une dérogation pour les carburants « de synthèse », à la fabrication pourtant très énergivore. Mais le deal défendu par Macron (introduire en compensation le nucléaire dans le Net Zero Industry Act pour bénéficier des milliards de subventions européennes) a échoué. Il faudra donc trouver ces milliards ailleurs…

Une filière nucléaire en fin de course

L’uranium n’est plus français depuis longtemps : il ne reste de cette période que des zones définitivement polluées. Pour protéger les mines d’Orano au Niger, au Mali, au Gabon et l’approvisionnement de la filière en uranium, l’impérialisme français a multiplié les interventions militaires. Comme pour les exploitations de pétrole de Total. C’est désormais depuis les confins de l’Asie, du Kazakhstan, des frontières de la Russie, que la France importe le précieux minerai. L’indépendance énergétique prônée pour promouvoir le nucléaire y perd définitivement toute crédibilité.

En 2023, 23 réacteurs ont déjà dépassé leur limite d’âge, fixée au départ à 40 années de fonctionnement. Ils seront 33 en 2025. D’ici deux ans, 54 réacteurs sur 56 auront dépassé les 30 ans. Les arrêts pour réparations s’accumulent et la production annuelle chute : l’été dernier, le parc nucléaire a tourné à près de 40 % de sa capacité. Confronté à ce problème de renouvellement, EDF lance le « grand carénage » : retaper ses centrales pour les faire durer jusqu’à 50, 60… 80 ans. Pour gagner dix ans supplémentaires, le coût est exorbitant : près de 100 milliards d’ici 20305. Et cette estimation doit sans doute être réactualisée pour tenir compte de nouveaux défauts découverts sur les réacteurs et des dernières études réévaluant les effets du changement climatique.

Au bout de la chaîne, d’après l’Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs (Andra), plus de 1 620 000m3 de déchets radioactifs s’accumulent sur le territoire français, dont 59 % sont directement issus des centrales et de l’industrie électronucléaire. Derrière ces chiffres, déjà colossaux, se cache un tour de passe-passe : des tonnes de combustibles usés entreposées en attente de retraitement sur le site du Tricastin ne sont pas comptabilisées comme déchets nucléaires. Mais le retraitement n’est pas un recyclage, car il génère de nouveaux déchets radioactifs extrêmement dangereux6, qu’on ne peut pas éliminer. D’ores et déjà, la filière est engorgée. Les piscines d’entreposage de combustibles usés de l’usine de La Hague sont saturées. Pour libérer de la place, EDF, Orano et l’Andra ont leur plan : les combustibles usés de type mox7, qui doivent rester immergés pendant 100 ans, seront retransférés sur le site dans une nouvelle piscine géante. Sortis de piscine et refroidis 50 ans à l’air, les déchets les plus dangereux seront enfouis 500 m sous terre à Bure, dans la Meuse (décharge Cigéo). Ils resteront radioactifs 100 000 ans. Leur « solution définitive » est définitivement irresponsable pour les générations futures.

Une « marche forcée » qui ressemble à un « parcours du combattant ».

Le but des annonces macroniennes est de conditionner la population à accepter l’idée que le nucléaire est une nécessité incontournable et qu’y aller à « marche forcée » est inéluctable.

Ce qui est inéluctable, à coup sûr, c’est le vieillissement des installations, qui affecte le génie civil et tous les composants (câbles électriques, tuyauteries, organes mécaniques…). S’y rajoute l’obsolescence de l’électronique et des systèmes de pilotage. Tout ne peut pas être « rénové », d’autant que deux éléments essentiels, la cuve du réacteur et son enceinte de confinement, ne peuvent pas être remplacés. Le vieillissement des centrales n’a rien à voir avec leur âge : ce sont d’ailleurs les plus récentes (Chooz, Civaux, Penly), qui vieillissent le plus vite. C’est un facteur de risque aggravant qui se cumule aux erreurs humaines (80 % des incidents), aux évènements naturels (inondations, séismes, incendies…), aux accidents industriels (explosions d’usines chimiques, de tankers, gazoducs…). Sans compter les opérations militaires… risque non prévu mais bien réel au vu de la guerre en Ukraine. Mais l’ex-banquier Macron veut « rentabiliser » à tout prix une filière à bout de souffle. Oser prolonger à 80 ans des centrales conçues pour une durée de vie de 40 ans maximum ne s’explique que par un déni du risque d’accident majeur. À l’image des négationnistes comme Jancovici7 ou des autorités japonaises qui, en février 2011, avaient prolongé de 10 ans le permis d’exploitation du réacteur n°1 de Fukushima, qui avait dépassé la limite des 40 ans… un mois avant qu’il n’explose8.

Alors construire de nouveaux réacteurs EPR ? Bruno Le Maire le disait déjà il y a 4 ans : l’EPR, « c’est un échec pour toute la filière nucléaire française ». Mis en chantier en 2006, sa mise en service est prévue au plus tôt fin 2024 : douze ans de retard, avec un coût multiplié par six (20 milliards). Or 2024, c’est aussi la date limite fixée par l’ASN (Autorité de Sûreté Nucléaire) à EDF pour remplacer le couvercle de la cuve, défectueuse mais installée quand même. D’où d’autres retards en perspective, d’autant que les problèmes de fragilité du cœur du réacteur ne sont toujours pas réglés. Mais Macron n’en a cure et presse EDF d’attaquer le chantier pour deux EPR2 à Penly avant la mise en service de l’EPR de Flamanville. Pourtant, cet EPR2 « optimisé », encore au stade projet, est loin d’être certifié par l’ASN.

D’autres obstacles se dressent sur la route de l’Eldorado vanté par Macron et le lobby nucléaire. Tout d’abord l’affaiblissement de l’appareil de production, la perte de savoir-faire industriel et de formation technique. Depuis le plan Messmer9 (1974), la mondialisation capitaliste et la politique de désindustrialisation du CNPF puis du Medef (la Chine « usine du monde ») ont rabaissé la part d’emplois industriels de 30 % à 10 %. Ensuite, le financement : c’est autour de 500 milliards qu’il faudrait trouver pour financer les folies de Macron (le « grand carénage », les 14 EPR, Cigéo…).

Quant aux milliards dépensés à fonds perdus sur des projets délirants comme ITER ou les SMR1, ils n’ont d’autre utilité que de faire croire aux gogos que le nucléaire a un avenir. Dans l’immédiat, sur ordre de l’OTAN, la dépendance de la filière à l’uranium de retraitement produit en Russie oblige Orano à lancer en urgence un projet d’extension de son usine d’enrichissement du Tricastin. Ceci alors que les installations de l’usine de retraitement du site Orano-La Hague, en piteux état, doivent être rénovées : des travaux lourds et coûteux…

Comme ses prédécesseurs, Macron socialise les déficits de la filière : étatisation de la branche nucléaire d’EDF, financement via le livret A… Mais son funeste projet est une imposture (épuisement des réserves exploitables d’uranium vers 2070 et déficit d’eau de refroidissement des centrales).

Un totalitarisme plus expéditif que le 49.3

La loi « d’accélération du nucléaire » votée le 21 mars 2023 à l’assemblée10 prétend régler les complications techniques du parc nucléaire par la « simplification administrative ». Les associations11 avaient claqué la porte du débat public. Car en plus d’être une « mascarade démocratique », c’est aussi une loi scélérate et écocide : les sites seront dispensés d’autorisation d’urbanisme, le droit d’expropriation et la loi littorale seront assouplis, les chantiers pourront démarrer avant l’enquête publique et les manifestations d’écologistes lourdement réprimées… Suite à Fukushima, la loi de transition énergétique de 2015 avait gravé dans le marbre la réduction de « la part du nucléaire dans la production d’électricité à 50 % à l’horizon 2025 » (art. 1). Cet objectif, repoussé à 2035 par un décret de 2018, est aujourd’hui abandonné. Pour « accélérer » encore plus vite, Macron voulait aussi supprimer toute voix discordante. Notamment, celle de l’IRSN12. Le 3 février il a décrété son démantèlement lors d’un « Conseil de politique nucléaire » : un morceau à l’ASN, chapeautée par cinq commissaires (trois nommés par Macron, deux par les présidents de l’Assemblée et du Sénat), le reste au CEA et au fumeux délégué à la Sûreté Nucléaire de Défense. Ces dispositions ont été introduites à la dernière minute par un amendement surprise. À l’appel d’une intersyndicale CGT-CFDT-CGC, plus de la moitié des 1 750 salariés de l’IRSN se sont mobilisés, par des grèves et manifestations devant l’Assemblée et les députés ont rejeté l’amendement13. Mais le monde nucléaire a son 49.3 : la politique du fait accompli. Borne a trouvé l’entourloupe : faire passer le projet en mai, via une commission mixte paritaire… comme pour les retraites.

La relance du mouvement antinucléaire

En 2012, un an après la catastrophe de Fukushima, 60 000 manifestantEs participent à la « chaîne humaine contre le nucléaire », entre Lyon et Avignon. Mais cette mobilisation n’aura pas l’effet escompté sur les programmes pronucléaires défendus par les partis institutionnels lors de la campagne présidentielle. « C’est que la contestation antinucléaire a beaucoup évolué depuis la décennie 1970 en termes d’acteurs engagés, de formes d’action élaborée, d’arguments et de mise en valeur de leur action. Dans les années 1970 on abordait le choix nucléaire comme un choix de société » constate Sezin Topçu14. L’industrie nucléaire a réagi en poussant les antinucléaires sur son terrain technico-scientifique, les intégrant dans des cadres institutionnels de débat dans lesquels la plupart se sont engouffrés. Au milieu des années 80, la sociologue constate « la scientifisation accrue des critiques portées à l’énergie nucléaire » : les militantEs deviennent des spécialistes d’une écologie politique institutionnelle. Ce processus a entraîné une modération de la critique : il est plus difficile de dénoncer l’énergie nucléaire au sein des institutions que de l’extérieur. Il contribue également à brouiller les cartes : le débat « scientifique » en lieu et place du débat de société. Peu à peu, le mouvement antinucléaire s’est coupé des luttes sociales et écologiques qui attiraient les plus combatifs, notamment la jeunesse. Au point que, dans le mouvement climat il n’est pas rare de trouver des partisans d’un nucléaire « non carboné ».

Avec les projets d’enfouissement de déchets à Bure ou de piscines de stockage de mox usé à la Hague apparaît une nouvelle génération, forgée à la lutte victorieuse de Notre-Dame-des-Landes et à ses formes d’action et d’organisation. De nouveau, « le nucléaire et son monde » est objet de rejet : les boycotts des « consultations » bidons se multiplient, tandis que les antinucléaires sont criminalisés en « éco-terroristes » et que se dessinent des revendications écologiques radicales, anticapitalistes.

Pour la révolution énergétique

La révolution énergétique que nous voulons marche sur deux jambes :

• exploiter le principal gisement d’énergie, la sobriété/efficacité : l’énergie la moins dangereuse, la moins polluante et la moins chère est celle qu’on ne consomme pas

• passer de l’énergie de stock (nucléaire, hydrocarbures) à l’énergie de flux (renouvelables) : baisser les émissions en développant les renouvelables (éolien, solaire, hydroélectricité, géothermie…)

Avec un préalable : l’expropriation des groupes de l’énergie sans indemnités ni rachat au sein d’un monopole public de l’énergie, dénucléarisé et décarboné, placé sous contrôle total des salariéEs et usagerEs, pour décider en fonction des besoins prioritaires, en préservant la biodiversité.

Ceci implique une confrontation avec le capitalisme. Car comme le souligne la socio-anthropologue Laurence Raineau16, « l’énergie n’est pas une simple “variable” alimentant un système technique, mais engage les institutions, les systèmes politiques, économiques et sociaux. Le choix d’une source d’énergie est pour cela aussi un choix de société. Ignorer cette dimension conduit à se méprendre sur le rôle et le potentiel des énergies renouvelables dans la société d’aujourd’hui. Les polémiques autour des énergies “douces”, et l’inefficacité dont on les accuse souvent face à l’ampleur du problème énergétique et environnemental actuel, en sont l’illustration. Car on ne remplacera effectivement pas le pétrole, le charbon, le gaz ou même le nucléaire par le vent, le soleil ou d’autres énergies renouvelables sans adaptations techniques, politiques, économiques et sociales. C’est d’ailleurs là tout l’enjeu des énergies renouvelables : non pas de nous fournir une énergie de substitution, mais de faire évoluer notre rapport au monde, à la nature, à la technique pour, in fine, changer nos institutions et nos pratiques. Les énergies fossiles et renouvelables relèvent de systèmes énergétiques différents et impliquent des façons d’être au monde incommensurables. Mais, enfermées dans les systèmes et les logiques mis en place autour (et pour) l’énergie fossile, les énergies renouvelables ne peuvent rester qu’annexes et marginales.»

Relocaliser les moyens de production, mettre fin aux publicités, aux objets ou grands projets inutiles, en finir avec le productivisme/extractivisme capitaliste. Penser les transports au-delà du véhicule individuel motorisé qui a façonné la deuxième moitié du 20e siècle jusqu’à aujourd’hui. Les trains et transports collectifs gratuits reprendront alors du terrain sur les routes et autoroutes.

Construire et rénover l’habitat, déjà pour permettre, rien qu’en France, de loger les 4 millions de sans-logis. Faire de chaque habitation une minicentrale, inversant ainsi le maillage de la production électrique en partant des millions de sources locales. Non pas des champs de panneaux solaires ou d’éoliennes mais des millions de petites installations connectées en réseau : « la proximité de la source renouvelable donne une visibilité à l’énergie ». Pour éviter d’aller dans le mur, il y a urgence à repenser, révolutionner l’urbanisme, les modes de production, de consommation, de gestion : « les énergies renouvelables ne peuvent être perçues comme une simple “réponse” technique au problème énergétique et environnemental de notre société. Elles doivent au contraire être appréhendées comme une “réponse” sociale15 ».

Écosocialisme ou barbarie : à chacune et chacun de choisir.

  • 1. L’Anticapitaliste Mensuel n°133 (fév. 2022).
  • 2. Discours de Macron (8/12/2020).
  • 3. Source : Royal United Services Institute.
  • 4. 413 milliards (LPM 2019-2025 : 295 milliards).
  • 5. Rapport de la Cour des comptes (2016).
  • 6. https://www.greenpeace.f…
  • 7. L’Anticapitaliste Hebdo n°592.
  • 8. Le Figaro (13/3/2011).
  • 9. Lancement du programme électronucléaire français.
  • 10. 402 pour (macronistes, LR, RN et 10 PCF), 130 contre (NUPES sauf 10 PCF).
  • 11. Greenpeace, Sortir du nucléaire, Arrêt du Nucléaire.
  • 12. Institut de Radioprotection et de Sûreté Nucléaire (contrôleur technique du nucléaire).
  • 13. L’Anticapitaliste Hebdo n°650, n°651, n°652, n°654.
  • 14. La France nucléaire, l’art de gouverner une technologie contestée.
  • 15. « Vers une transition énergétique ? » https://www.cairn.info/r…