Publié le Lundi 15 février 2021 à 19h48.

GameStop ou l’illusion de la « démocratisation de la finance »

Dans la deuxième moitié du mois de janvier, le cours de l’action de l’entreprise GameStop a bondi de 1700 % (17 fois la valeur initiale !), partant de 20 dollars le 11 janvier pour atteindre un pic de 483 dollars l’action le 28 janvier, avant de rechuter jusqu’à clôturer le 9 février à environ 53 dollars l’action. Alors comment et pourquoi l’action d’une entreprise comme GameStop a-t-elle pu s’envoler aussi rapidement alors même qu’il s’agit d’une entreprise de distribution de jeux-vidéos qui, ayant raté le créneau de la vente en ligne, subissait d’importantes pertes, en particulier dans le contexte de la crise du Covid-19 ?

Il est généralement dit de cette affaire qu’il s’agit d’une opération massive de rachat d’actions menée par de petits boursicoteurs amateurs de jeux vidéos qui ont mis une pilée à domicile aux financiers de Wall Street qui cherchaient à spéculer à la baisse sur cette action. Les actions sont des titres de propriété d’une entreprise, que cette entreprise émet dans un premier temps sur le marché dit « primaire » pour financer des investissements, mais qui s’échangent dans un second temps entre financiers sur le marché dit « secondaire ».

Qu’entend-on par spéculer à la baisse ? Il est vrai qu’on comprend souvent derrière le terme « spéculation financière » le simple fait d’acheter des titres financiers attendant que leurs cours montent pour les revendre plus cher et dégager ainsi un profit. Il ne s’agit pas d’un profit réel mais ce qu’on pourrait appeler un « profit fictif » dans le sens ou la variation des cours des actions est relativement indépendante des bénéfices réels réalisés par les entreprises qui ont émis ces actions. Cette variation est guidée par le rapport entre offre et demande sur le marché secondaire des actions. Donc la « valorisation boursière » d’une entreprise, qui s’obtient en multipliant le cours de l’action par le nombre d’actions émises par l’entreprise, peut ainsi être très déconnectée de la valeur réelle générée par et contenue dans l’entreprise. Elle n’est en quelque sorte qu’une anticipation de ce que pourrait valoir l’entreprise avec ses bénéfices futurs, mais cette anticipation peut très bien se révéler infondée.

La stratégie de la « vente à découvert »

Mais revenons à la spéculation à la baisse : sur les marchés financiers, on peut spéculer à la baisse via ce qu’on appelle la vente à découvert ou en anglais le « short selling ». C’est une stratégie très utilisée par les hedges funds, surnommés les « fonds vautours ». Les hedges funds sont des structures opaques qui manient l’épargne et le patrimoine financiers privés de quelques grandes fortunes et quelques grandes entreprises pour les faire fructifier à leur place, à travers différents procédés. Dans le procédé de la vente à découvert, les hedges funds empruntent — moyennant une commission — des actions qui ne leur appartiennent pas, puis les vendent massivement en espérant que cela entraîne par effet de mimétisme d’autres acteurs de la finance à revendre ce type d’action et ainsi en faire chuter le prix, pour ensuite les racheter à bas prix et les rendre à leur propriétaire, en empochant de fait la différence.

Exemple : imaginons que l’action GameStop est au prix de 20 dollars comme au début du mois de janvier. Je suis un hedge fund, je sens que je peux convaincre une grande partie des investisseurs qu’il faut se débarrasser de cette action étant donné que l’entreprise est dans une situation compliquée. J’emprunte des actions GameStop à leur propriétaire moyennant une commission de 1 dollar, je les revends toutes au prix du marché 20 dollars, et l’offre devenant supérieure à la demande, le prix de l’action chute à disons 5 dollars, et je le rachète donc à la fin de la chute à 5 dollars. J’ai donc empoché au départ 20 dollars par action, moins 5 dollars par action de rachat pour pouvoir les rendre au propriétaire, moins la commission d’emprunt de 1 dollar. Je me retrouve donc avec 14 dollars de plus. On dit à ce moment-là qu’on « shorte » l’action.

Certains hedges funds pris à revers par les internautes

Dans le cas de GameStop, alors qu’un certain nombre de hedge funds s’apprêtaient à faire couler l’entreprise via la vente à découvert, des milliers d’investisseurs individuels américains (mais pas que), parfois amateurs de jeux vidéos, se sont organisés sur le forum en ligne nommé Reddit pour prendre à revers les hedges funds et racheter massivement l’action via des applications de courtage gratuit comme RobinHood pour en faire monter le cours. Les propriétaires des actions les ayant confiés aux hedges funds font alors des « appels de marge », c’est-à-dire qu’ils réclament à chaque fin de journée la différence entre le prix de l’action initial et le prix supérieur auquel il est à la fin de la journée. Si je confie mon action le matin à 20 dollars à un hedge fund pour qu’il la « shorte » et qu’au lieu de chuter, elle passe en fait à 30 dollars, je récupère la différence de 10 dollars via un appel de marge. Les hedges funds ayant « shorté » l’action GameStop ont alors perdu énormément d’argent. Le hedge fund Melvin Capital qui avait parié à la baisse sur GameStop a même dû être recapitalisé à hauteur 2,75 milliards de dollars par d’autres hedges funds.

Les communicants des hedges funds concernés ont ensuite déployé un discours diabolisant ces petits porteurs, disant qu’ils mettaient en danger les retraites des citoyens américains, avec lesquelles les hedges funds jouent pourtant régulièrement sur les marchés. Ils se plaignent en fait d’avoir été piégé par ceux qu’ils piègent en permanence avec leurs méthodes, du fait qu’ils concentrent des masses de capitaux suffisamment grandes pour faire évoluer les prix à leur envie face à des investisseurs individuels qui n’ont pas ce pouvoir, sauf ici dans une certaine mesure lorsqu’ils interviennent en bande organisée comme dans le cas de GameStop.

Peut-on vraiment prendre les financiers à leur propre jeu ?

Les petits ont-ils pour autant gagné une bataille contre les gros ? « MainStreet » a-t-il flanqué une pilée bien méritée à « Wall Street » ? Les anticapitalistes peuvent-ils se réjouir de cette affaire ? Pas vraiment. En réalité, un certain nombre de fonds financiers comme Morgan Stanley, Senvest Management, Black Rock et Vanguard, qui avaient acheté des actions GameStop en septembre et ne les ont pas « shortées » ont donc profité de l’envolée des cours et ont revendu leurs actions, non pas avant l’envolée mais au pic de fin janvier, faisant alors rechuter drastiquement le cours de l’action. Probablement mise sous pression par les hedges funds, l’application de courtage gratuit en ligne RobinHood, qui revendique de « démocratiser la finance pour tous », a également suspendu la possibilité d’acheter des actions GameStop, contribuant ainsi dans une moindre mesure à la rechute du cours. Cette rechute a fait enregistrer des pertes de plusieurs milliers de dollars aux petits porteurs de Reddit partis à l’assaut de Wall Street. Même si certains ont réussi à s’en sortir, beaucoup d’entre eux n’ont plus aujourd’hui qu’à retourner travailler pour tenter d’éponger leurs dettes, quand ils ont encore la chance d’avoir un travail dans le contexte de la crise.

Ni jouer, ni changer les règles : sortir du jeu !

Cette histoire montre alors que l’idée qu’il puisse y avoir une « démocratisation de la finance » est une illusion, notamment du fait que le capital financier est arrivé aujourd’hui à un très haut degré de concentration entre un faible nombre de structures qui sont dotées par ailleurs d’une forte réactivité. Ces structures se servent aujourd’hui de la masse monétaire gigantesque mise en circulation les banques centrales pour multiplier les opérations financières. C’est entre autres pourquoi les appels des réformateurs de tous poils à « réguler la finance » face à ce « jeu truqué » sont bien en-deçà des problèmes posés. Aussi, l’importance actuelle des hedges funds dans le système financier est une conséquence des tentatives de régulation du secteur bancaire depuis 2008. Ce capital financier ne peut pas non plus être combattu par les classes populaires sur son propre terrain et avec les mêmes méthodes. Nous devons trouver dans la mobilisation sociale à la base, dans la rue et dans les entreprises, nos propres méthodes pour le combattre, non pas en cherchant à changer les règles du jeu, mais en se débarrassant de l’ensemble du jeu pour en former un nouveau.

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Sources :

Michael Roberts, « Stop the game – I wan’t to get off !”, thenextrecession, 28 janvier 2021 : https://thenextrecession.wordpress.com/2021/01/28/stop-the-game-i-want-to-get-off/

Heu?reka, « Main Street vs. Wall Street », 2 février 2021 : https://www.youtube.com/watch?v=EGs5kYYw6d8

Boris Manenti, « Gamestop : comment Wall Street s’est vengé de l’attaque des petits spéculateurs », L’Obs, 8 février 2021 : https://www.nouvelobs.com/economie/20210208.OBS39896/gamestop-comment-wall-street-s-est-venge-de-l-attaque-des-petits-speculateurs.html

Marion Heilmann et Bastien Bouchaud, « Comment les fonds ont profité de l’envolée de GameStop », Les Échos, 4 février 2021 : https://www.lesechos.fr/finance-marches/marches-financiers/comment-les-fonds-ont-profite-de-lenvolee-de-gamestop-1287534

Paul Jarvis, « GameStop Shares Drop, Extending 80% Slump from last week”, Bloomberg, 8 février 2021, https://www.bloomberg.com/news/articles/2021-02-08/gamestop-rebounds-from-worst-week-as-wild-ride-starts-to-fizzle