Le 16 octobre a eu lieu la minute de silence en mémoire de Samuel Paty et de Dominique Bernard. La nouvelle de sa mort a provoqué un choc et de la sidération mais aussi un triste sentiment de déjà vu sur fond de récupération politicienne cynique.
L’attaque d’Arras survient dans un contexte particulier pour l’Éducation nationale, celui d’une profession en souffrance entre dégradation progressive et continue du service public d’enseignement et crise de recrutement inédite. C’est aussi l’institution qu’Emmanuel Macron a choisie pour faire sa communication de l’été, avec les discours sur l’autorité et le retour aux enseignements fondamentaux, le pouvoir souhaite faire de l’école le vecteur d’une idéologie réactionnaire, à la fois par démagogie, pour plaire à un électorat de droite qui est sensible à ces thèmes et aussi comme une réponse aux émeutes urbaines. L’école semble donc devoir une nouvelle fois régler les problèmes de la société et aucune remise en question ne sera tolérée par ce pouvoir qui est coutumier des dérives autoritaires.
Droit à l’éducation
Une attention particulière a été portée sur la minute de silence, Gabriel Attal ayant prévenu : « Je ne tolérerai aucune contestation, aucune provocation. » et ce sera la « tolérance zéro. » Cela rappelle tristement l’hommage à Samuel Paty en 2020 et l’impression qu’il s’agissait moins de commémorer la mémoire de l’enseignant que d’imposer un discours unilatéral et une union sacrée à marche forcée. Ce sont d’abord 179, puis 357, puis « plus de 500 » perturbations ou contestations qui sont recensées ces derniers jours pour finalement annoncer que 183 incidents sont particulièrement graves et ont conduit à l’exclusion des élèves en attendant le passage en conseil de discipline.
Or, les élèves sont des enfants et, par définition, ils manquent de maturité et peuvent avoir simplement la volonté de provoquer, de remettre en cause l’autorité et les cadres imposés, quels qu’ils soient. D’autres réactions peuvent aussi s’expliquer par le contexte de stigmatisation et de discrimination et le racisme d’État auxquels sont confrontés les élèves… Mais la seule réponse proposée est la répression systématique et aucun espace de dialogue.
Comme en 2020, la répression est disproportionnée. Elle avait notamment conduit à une multiplication des signalements pour propos problématiques et/ou apologie du terrorisme. L’emballement allant, par exemple, jusqu’à placer en « retenue légale » – équivalent d’une garde-à-vue – 4 écoliers de 10 ans en Savoie pour « apologie du terrorisme et menaces de mort ». Ces derniers ont été par la suite mis totalement hors de cause…
Le conseil de discipline devient donc automatique si on remet en cause les « valeurs de la République » mais tout le monde réalise que cela ne fait que déplacer les élèves d’un établissement à un autre s’il débouche sur une exclusion. De nombreux signalements ont été faits aux procureurs de la République, ce qui participe de la criminalisation systématique des élèves en question.
Gabriel Attal, certainement soucieux en premier lieu de son image médiatique, veut donner une preuve supplémentaire de sa fermeté et déclare, dans la même fuite en avant répressive, qu’il souhaite « sortir des établissements » scolaires les élèves signalés pour radicalisation, mais sans préciser où il veut les déplacer. Ce pur effet d’annonce est inapplicable à la fois car il faut définir ce qu’est un élève radicalisé avec la part de subjectivité que cela comporte et parce que le droit à l’éducation existe encore : le pouvoir ne peut donc déscolariser à sa guise les élèves qui lui posent problème. Et le problème n’est à nouveau envisagé que sous l’angle de l’exclusion, comme le rappelle à juste titre Sophie Vénétitay, secrétaire générale du SNES-FSU.
Aux antipodes de l’éducation émancipatrice
Au contraire de ces réponses uniquement répressives, les enseignantEs ont besoin d’un temps pour faire collectivement le deuil de leur collègue, pour revenir de la sidération et avoir un véritable temps d’échange pour décider collectivement de comment aborder ces questions avec les élèves. L’espace de dialogue doit permettre à la nuance d’exister afin que les élèves puissent s’exprimer librement et que le dialogue ne soit pas rompu. Les enseignantEs ont besoin de plus que de deux heures de concertation, encadrées par les chefs d’établissement, qui donnent un cadrage descendant. Les professeurs des écoles ont même été invitéEs à discuter lors de leur pause déjeuner et n’ont bénéficié d’aucun temps banalisé. De plus, les enseignantEs ne doivent pas se retrouver dans la position de dénoncer leurs propres élèves, ce qui n’est pas leur rôle et ne peut qu’instaurer un climat de suspicion généralisé et délétère.
Par ailleurs, l’école n’est pas un sanctuaire, comme le prétend Gabriel Attal, elle ne peut s’affranchir des questions qui traversent la société et l’impactent aussi. La fuite en avant islamophobe du gouvernement, engagé dans une course de vitesse mortifère avec l’extrême droite, se ressent particulièrement à l’école et cible en premier lieu les élèves des quartiers populaires. Le discours de l’institution sur les valeurs de la République s’arrête souvent sur la seule question de la laïcité qui, loin de garantir l’absence de discrimination, cible toujours la même religion. L’égalité et la fraternité sont d’ailleurs les grandes valeurs oubliées… La rentrée scolaire s’est accompagnée de l’interdiction très médiatique du port de l’abaya et le discours officiel entretient soigneusement la confusion par des amalgames et la stigmatisation.
Le mythe de l’école républicaine
L’autoritarisme s’exerce aussi contre les profs car aucune remise en cause du discours officiel n’est tolérée, sous peine d’être taxé de complaisance et de subir la chasse aux islamo-gauchistes instaurée sous Blanquer qui jette la suspicion sur les élèves et les professeurEs. La pratique des minutes de silence peut être vécue comme une injonction, celle de se taire et d’adhérer à l’entièreté d’un discours officiel sous peine de sanction. D’ailleurs ces minutes de silence sont par définition sélectives, on ne commémore pas tous les événements tragiques et cela instaure des hiérarchies. À ce titre, on pourra s’interroger sur la raison pour laquelle l’hommage concerne Samuel Paty et Dominique Bernard mais oblitère totalement Agnès Lassalle, enseignante tuée en plein cours d’un coup de couteau, à Saint-Jean-de-Luz en 2023 ?
Le gouvernement exige l’union sacrée de toute la « nation » et toute voix discordante est réprimée, étouffée, taxée de complaisance ou de complicité avec le fondamentalisme islamique.
Il faut refuser le discours du gouvernement qui vise à faire des enseignantEs et de l’école son instrument pour lutter contre l’obscurantisme dont ils et elles seraient le « premier rempart ». L’historien Sébastien Ledoux propose, dans une tribune dans Le Monde datée du 27 octobre 2023, l’explication suivante : « Depuis les attentats de 2015, l’école publique est surinvestie d’une mission symbolique régalienne, celle de sauver la République en danger. Cette charge lui est assignée dans une situation, que les enquêtés évoquent régulièrement dans leurs témoignages, de dégradation de leurs conditions de travail et de déconsidération de l’institution, que l’actuelle crise de vocations ne fait qu’attester »1. Et si les « atteintes à la laïcité » sont parfois présentées comme un échec de l’école qui n’a pas su transmettre les valeurs humanistes ou républicaines, on peut aussi comprendre que le principal échec de l’école, celui que les perturbateurs des minutes de silence rappellent ou que les jeunes révoltéEs expriment quand ils brûlent des écoles au début de l’été – c’est que le mythe de l’école républicaine qui promet l’égalité entre tous les élèves apparaît de plus en plus clairement comme un mensonge. Entre la crise qui touche l’institution, les manques de moyens, de personnels, les suppressions de poste, la dégradation des conditions de travail et d’apprentissage, l’institution ne remplit plus sa mission.