Publié le Lundi 3 juin 2024 à 18h00.

Les enseignants sont-ils des (nouveaux) prolétaires ?

Dans son dernier ouvrage, « Enseignants, les nouveaux prolétaires », Frédéric Grimaud fait une démonstration convaincante sur la façon dont les réformes macroniennes ont transformé en profondeur le métier de professeur. C’est la justesse du sous-titre du livre : « le taylorisme à l’école ». Mais cela est-il suffisant pour rattacher les enseignants au prolétariat ? La question mérite un débat.

Frédéric Grimaud1 rappelle les intentions de Taylor en 1927 : « [nous] convaincre qu’il existe une science de chacun des actes élémentaires qui constituent les métiers ». Cela rappelle Blanquer et sa volonté de « bâtir une méthode de l’objectivation [du métier d’enseignant] » et la façon dont il a insisté sur le fait que « les sciences cognitives doivent alimenter la pratique ». L’objectif des réformes de Blanquer est avant tout de faire du métier un emploi répétitif et standardisé, où l’enseignantE peut être remplacéE par n’importe qui (voire par des vidéos ou même par l’intelligence artificielle). Cela fait écho aux réformes actuelles de préparation aux concours d’enseignement. Le gouvernement souhaite renommer les instituts de formation2 pour devenir les écoles normales supérieures du professorat (ENSP). Ce n’est pas seulement un changement de nom. Les ENSP n’auront pas l’apport de l’enseignement supérieur et la liberté académique, pour ne délivrer qu’une formation sous contrôle de l’Éducation nationale. À ce titre, il est significatif que Macron ait proposé (inconsciemment, on l’espère) que « les écoles normales du 21e siècle » aient le même acronyme que l’école de la police3.

 

Les enseignant·es sont des artisans-éducateurs

Mais est-ce que les réformes engagées depuis 2017 suffisent à dire que les enseignant·es sont des nouveaux prolétaires ? Comme F. Grimaud le reconnaît lui-même4, « la formule est hasardeuse ». Marx établit d’une part qu’un prolétaire a une place précise dans le procès de création ou de réalisation de la valeur. La création de la valeur s’entend en deux sens: un sens concret qui renvoie à la transformation réelle du matériau par une technique – le/la travailleur/euse produit quelque chose –, et un sens abstrait qui se réfère à la fétichisation du produit comme marchandise. D’autre part, dans le cadre du fétichisme de la marchandise que Marx précise5 « ce que l’ouvrier vend, ce n’est pas directement son travail, mais sa force de travail dont il cède au capitaliste la disposition momentanée ». La force de travail est une marchandise comme les autres, dont l’employeur détermine le prix. On a coutume d’identifier le rôle de l’éducation à l’accroissement de la valeur de la force de travail: c’est en ce sens que l’éducation publique peut être vue comme le moyen d’assurer l’existence d’une main-d’œuvre qualifiée. C’est en ce sens qu’on peut se représenter l’enseignant·e comme unE travailleurE: iel « ajoute » de la valeur à un matériau, que serait l’élève, main-d’œuvre en devenir. 

 

Travail productif

Cependant, il n’est pas si évident d’affirmer que l’enseignant·e est « producteur », et donc « travailleur » au sens de Marx. Du point de vue du travail abstrait, c’est en partie (et en partie seulement) que le prix du travail est déterminé par les compétences et connaissances du salariéE. C’est là où le bât blesse pour l’enseignant·e: si on peut constater que la présence d’enseignant·es a un impact sur la valeur de la force de travail des futurs travailleurEs, il semble impossible de le mesurer. Pour le dire autrement: un même enseignement n’entraîne pas la même augmentation de la valeur de la force de travail pour celleux qui le suivent. Pour reprendre la formule du GFEN6: en dernière instance c’est le-la jeune qui apprend, c’est-à-dire étymologiquement: iel prend ce qu’il peut au moment où iel le peut. Et même pire: rien ne permet d’établir si le savoir transmis sera conservé sur le long terme.

On ne peut pas affirmer que l’enseignant·e ait effectivement produit quelque chose: iel professe, déclare et énonce des connaissances qu’iel est supposé maîtriser et les « enseigne », c’est-à-dire qu’iel fait en sorte que ce discours ne soit pas une simple déclamation, mais qu’il soit préhensible et que ses interlocuteures/trices puissent l’acquérir. Leur acquisition effective est dépendante de sa réception, laquelle ne peut jamais être seulement passive. S’il y a bien « ajout d’une valeur concrète », celle-ci est entièrement dépendante du consentement actif de l’élève, bien que ce dernierE ne soit pas à l’initiative de cet apport.

 

Objectiver les tâches ?

Cette critique fraternelle adressée au titre du livre de F. Grimaud n’en retire pas moins la justesse de son intuition. Les réformes structurelles engagées par Macron et ses épigones cherchent à « convaincre qu’il existe une science de chacun des actes élémentaires qui constituent les métiers »7 et de là, que le métier d’enseignant·e peut être divisé en tâches élémentaires, elles-mêmes optimisées scientifiquement. Mais cela est une chimère. Non pas parce que les enseignant·es seraient imperméables aux thèses libérales, mais parce que le travail de l’enseignant·e ne s’identifie pas à la production. La production n’est pas seulement le résultat de l’exécution parfaite d’une tâche ou de l’usage adéquat d’une technique. L’imagination est requise dans la production et dans l’apport de la valeur: elle n’est pas distincte du travail, elle fonde le travail humain. Marx s’oppose à l’idéalisme qui fait de l’imagination une force réelle, mais il affirme également que le travail n’est pas réductible à des opérations visibles. Le matérialisme n’est pas un objectivisme grossier. Pour définir le travail, Marx souligne8: « [ce] qui distingue dès l’abord le plus mauvais architecte de l’abeille la plus experte, c’est qu’il a construit la cellule dans sa tête avant de la construire dans la rue. Le résultat auquel le travail aboutit préexiste idéalement dans l’imagination du travailleur. Ce n’est pas qu’il opère seulement un changement de forme dans les matières naturelles ; il y réalise du même coup son propre but dont il a conscience, […] et auquel il doit subordonner sa volonté. » C’est à cette composante « humanisante »9 du travail que l’enseignant·e s’adresse: il s’efforce ainsi d’étendre ce qui permet de travailler, et son travail est tout entier englobé dans cette tâche préalable à la production et à la capacité à produire de l’élève. Il ne produit pas, il rend producteur.

 

Pédagogie et lien interpersonnel

D’un certain côté, l’enseignant·e porte une ressemblance avec l’artisan. L’augmentation des connaissances, savoirs et savoir-faire chez l’élève lui est propre et est liée aux dispositions du moment de l’élève dans son interaction (ou son absence) avec l’enseignant·e. On n’apprend que ce que l’on ne connaît pas. L’acte d’apprendre commence par la reconnaissance que l’on ne sait pas et suppose de désirer combler le vide qui vient de se créer. Le métier d’enseignant·e est une combinaison précaire et particulière pour arriver à intéresser l’élève autour d’un contenu inconnu, que ce dernier n’a pas choisi, a priori, et à lui donner les moyens pour remplir cette absence intime qui vient d’être créée. C’est bien là l’enjeu de la pédagogie, qui correspond à un savoir-faire non reproductible de l’enseignant·e: elle ne peut être seulement le lieu d’une technique, car la matière, l’élève, n’est pas un matériau dont les propriétés seraient toujours identiques. Une tête dure n’est pas une tête de bois10. Quoique certaines tâches du métier d’enseignant·e soient reproductibles et qu’après plus d’un siècle de recherche en pédagogie, des méthodes plus efficaces que d’autres se soient dégagées, elles restent toutes suspendues à la relation inter-personnelle que l’enseignant·e met en place avec ses apprenant·es. Pour le dire plus clairement, quoi qu’il arrive, la division scientifique du métier d’enseignant·e en tâches élémentaires est vouée à l’échec, précisément car il repose sur la relation entre deux vivants libres et conscients, capables de travailler, et non pas entre un travailleur et une matière inerte.

 

Les enseignant·es sont-ils dans le camp du prolétariat ?

Le fait de classer les enseignant·es du côté du prolétariat est une construction socio-historique qui ne peut pas être détachée de la massification de ce corps, consécutive à la loi Ferry de 1882 sur l’instruction obligatoire. Cela repose sur la volonté idéologique des enseignant·es « transfuges de classe » du début du siècle de se rattacher à leur classe d’origine, comme le souligne le manifeste des instituteurs syndicalistes en 190511. Mais ce rattachement primitif n’a rien d’évident et d’autres enseignant·es préfèrent une organisation entre pairs, autonome du prolétariat, que l’on retrouve dans la bipolarité entre organisations syndicales et associations professionnelles12. Comme le rappelle Samuel Joshua13, dans les années 1970, les marxistes classaient les enseignant·es dans « la nouvelle petite-bourgeoisie ». Même si cette caractérisation économiste est discutable, il est certain que les enseignant·es n’appartiennent pas à la classe en soi, mais la question de la classe pour soi se discute. L’École a une dimension collective, à l’image des manufactures primitives14. Le fonctionnement collectif au sein d’une même structure induit des habitus, des réflexes de groupes. L’importance numérique du syndicalisme enseignant en France range une partie significative des enseignant·es du côté du prolétariat.

 

Fonctionnaires au service de l’État

Cependant, cette catégorisation néglige le fait que les enseignant·es sont principalement des fonctionnaires. Du moins, ils représentent « la main gauche de l’État »15. Cette dimension est absente du livre de F. Grimaud. Et c’est pourtant une contradiction fondamentale. En dernière instance, iels assument la contradiction entre les savoirs qui libèrent et la scolastique qui enferme (les esprits et les corps). Dans ce sens, les professeur·es sont les représentants quotidiens pour la formation (et le formatage) du prolétariat aux besoins dictés par l’État. Voilà précisément un des enjeux depuis la scolarisation obligatoire à la fin du 19e siècle, en passant par la massification scolaire des Trente Glorieuses jusqu’aux réformes Blanquer: l’École est un outil de l’État pour les intérêts du patronat16. C’est cette contradiction idéologique qui permet, par exemple, d’expliquer les débats entre enseignant·es sur la loi sur les signes religieux de 2004, vus comme une aliénation des enseignants aux décisions islamophobes des gouvernements, sous couvert d’un discours dit « républicain ». Les réformes, engagées dans l’école par Macron pour satisfaire les besoins actuels du capital français, entraînent une modification profonde du métier d’enseignant·e, et c’est ce que pointe F. Grimaud. Avec raison, il parle de prolétarisation du métier. 

 

Capitalisme cognitif

La convergence du travail enseignant avec la situation du prolétariat peut être pensée de manière plus structurelle, sous l’hypothèse d’une évolution partielle du capitalisme en capitalisme « cognitif » et non plus seulement industriel. Yann Moulier Boutang écrit17: « Par capitalisme cognitif, nous désignons une modalité d’accumulation dans laquelle l’objet de l’accumulation est principalement constitué par la connaissance qui devient la ressource principale de la valeur ainsi que le lieu principal du procès de valorisation » Les professeur·es ne sont pas tant les « prolétaires » que les cadres sollicités par l’État pour organiser la captation des processus créatifs dans les logiques libérales de productivité: la subordination de l’humanisation du travail enseignant aux impératifs libéraux vise à produire l’assimilation du processus créatif au capitalisme, de même18 que les exigences « émancipatrices » ont été intégrées aux logiques du management libéral après 1968. Dans cette perspective, si l’on peut dire que les professeur·es sont prolétariséEs, c’est parce qu’iels sont conscient·es de la dégradation qu’implique la traduction de l’imagination en ressource abstraite du capital. En ce sens, l’intégration des enseignant·es dans la « classe pour soi » du prolétariat est essentielle.

L’effort de l’État, qui emploie l’affinité idéologique du corps enseignant avec le discours républicain, vise à contraindre cette institution à la prolétarisation généralisée. En faisant des enseignant·es les défenseurs de la République, l’État produit une fracture abstraite entre les enseigné·es et les enseignant·es par l’opposition sur des « valeurs idéologiques », alors que les enseignant·es sont opposé·es par leur pratique professionnelle à la marchandisation des facultés humanisantes. C’est pourquoi les luttes contre l’aliénation des enseignant·es sont celles de notre camp social.

  • 1. F. Grimaud, Enseignants les nouveaux prolétaires, 2024. éd. Esf Science humaine. Les citations de Taylor et Blanquer sont tirées de ce livre.
  • 2. Succédant aux écoles normales, créées en 1808, les instituts universitaires de formation des maîtres (IUFM) sont créés en 1990. Ils ont été remplacés par les écoles supérieures du professorat et de l’éducation (ESPE) en 2013, puis par les instituts nationaux supérieurs du professorat et de l’éducation (INSPE) en 2019.
  • 3. ENSP désigne, au choix, l’école nationale supérieure de la police ou les écoles normales supérieures du professorat.
  • 4. F. Grimaud, « Prof : prolétarisation en cours ». L’École Émancipée, n°106, mars-avril 2024.
  • 5. K. Marx, Salaire, prix et profit, 1865
  • 6. Le Groupe français d’éducation nouvelle (GFEN) créé en 1922 est une des plus anciennes associations de réflexion sur la pédagogie.
  • 7. F. W. Taylor, Principes d’organisation scientifique, 1927, cité par F. Grimaud, op. cit.
  • 8. K. Marx, Le Capital, Livre premier, Chapitre VII, 1867.
  • 9. Le travail est chez Marx l’activité « générique » de l’Homme. Il le maintient en vie et lui est essentiel. Il a pour singularité d’être conscient (par l’imagination) chez l’Homme – là où chez l’Animal, le maintien de la vie serait le résultat de l’instinct. C’est ce dont l’aliénation capitaliste dépossède l’Homme, en prescrivant la façon de travailler.
  • 10. K. Marx, Le Capital, Livre premier, Chapitre XIV, 1867.
  • 11. N. Nomas, « Quelle place dans le mouvement ouvrier pour les personnels de l’éducation nationale ? » revue l’Anticapitaliste n° 149, septembre 2023.
  • 12. L. Frajerman. « Syndicalisation et professionnalisation des associations professionnelles enseignantes entre 1918 et 1960 ».
  • 13. S. Joshua, « Enseignants, les nouveaux prolétaires ? » publié sur Contretemps, 20 avril 2024.
  • 14. K. Marx, Le Capital, Livre premier, chapitre XIV, 1867.
  • 15. L’expression est de Bourdieu, citée par S. Joshua, op. cit.
  • 16. R. Greggan, La place de l’école dans le système capitaliste. revue l’Anticapitaliste n° 149, septembre 2023.
  • 17. Y. Moulier Boutang, Le capitalisme cognitif : la nouvelle grande transformation, 2007. Nous avons des réserves sur la proposition de Moulier Boutang dans son exhaustivité.
  • 18. L. Boltanski, E. Chiapello, Le nouvel esprit du capitalisme, 1999.