L’idée d’un « monde d’après » a surgi dès le début de la crise sanitaire. Et même si « l’après » ne cesse d’être repoussé, la question demeure : à quoi ressemblera le monde après le Covid ? Et quelle forme, pour le meilleur ou pour le pire, y prendra une éventuelle « École d’après » ?
La question n’est pas neuve, on pourrait même dire qu’elle est aussi vieille que l’institution scolaire. En parcourant son histoire, on voit en effet que celle-ci a connu ses grandes évolutions en réaction à des crises majeures, qu’elles soient des révolutions ou des guerres mondiales.
1871, la Commune invente l’Ecole Nouvelle
La question de l’éducation fait partie des préoccupations des CommunardEs, qui sont convaincuEs que leur projet révolutionnaire passera nécessairement par une révolution de l’École. Une commission dédiée à l’enseignement est créée le 26 mars, avec à sa tête Edouard Vaillant. Celle-ci décrète que désormais l’école sera publique, gratuite, laïque, intégrale et obligatoire pour les garçons comme pour les filles.
L’enjeu est de taille, car à l’époque le clergé catholique a le contrôle de l’école publique, une partie très importante des enfants du peuple n’ont pas accès à l’école et l’enseignement accordé aux filles par les religieuses se limite à l’apprentissage de la couture. Des institutrices comme Louise Michel sont contraintes d’enseigner dans des écoles privées pour s’extraire de ce carcan conservateur.
Malgré la brièveté de l’expérience communarde et son caractère inachevé, elle pose les bases d’une École nouvelle pour un monde nouveau. Elle lie des objectifs sociaux immédiats, comme la gratuité de l’enseignement ou encore l’augmentation des salaires misérables des enseignantEs, avec une vision profondément marquée par un principe d’égalité. C’est notamment le sens de l’enseignement intégral, comprendre à la fois professionnel et intellectuel, dont l’objectif est d’abolir la distinction entre ceux qui servent de leurs mains et ceux qui se servent de leur esprit. Ou selon les mots d’André Léo : « Paris veut que le fils du paysan soit aussi instruit que le fils du riche et pour rien, attendu que la science humaine est le bien de tous les hommes ».
Jules Ferry : plus jamais la révolution
L’entrée de Thiers dans Paris signe le retour des Versaillais, et parmi eux de l’ancien maire de Paris qui avait fui la ville au moment de la proclamation de la Commune, un certain Jules Ferry. Lorsqu’il est nommé, à partir de 1879, ministre de l’Instruction publique puis président du Conseil, il n’oublie pas, loin de là, l’humiliation que fut pour lui la période communarde.
Il s’agit donc pour lui de poser les bases d’une « école d’après » ce que la bourgeoisie et lui-même ont vécu comme un véritable traumatisme. Il s’agit d’abord et avant tout que ce genre d’évènement ne se reproduise pas. Il faut « clore l’ère des révolutions ».
Dans les lois promulguées entre 1879 et 1882, qui servent encore de socle à notre système scolaire actuel, on retrouve une partie des idées des communardEs sur l’Éducation : laïcité de l’enseignement, gratuité, obligation scolaire… Mais d’autres principes comme l’enseignement intégral ne sont pas repris. « L’École d’après » de Ferry correspond aux aspirations de la bourgeoisie, qui veut tourner la page de la monarchie comme celle des révoltes populaires et industrialiser la France. Si elle entérine bien certains changements devenus inévitables, elle reste fondamentalement porteuse d’un projet de société inégalitaire et au service du capitalisme.
Au fil des années, elle se pare également d’une vocation : susciter le sentiment patriotique et le désir de revanche contre l’Allemagne. Faut-il y voir, là aussi, la main de Jules Ferry, vosgien dépité par la cession de l’Alsace et de la Lorraine à la suite de la défaite ? Quoi qu’il en soit, les élèves qui fréquentent son École seront ceux qui mourront dans les tranchées de la guerre de 14…
L’Éducation nouvelle : plus jamais la guerre
Ce n’est pas un hasard que le mouvement pédagogique de l’Éducation Nouvelle se structure dans les années qui suivent immédiatement la guerre. Après la barbarie, il faut faire le bilan d’une École qui avait formé de bons soldats, prêts à tuer et à mourir pour leur patrie. Pour certains comme l’instituteur Célestin Freinet, cette nécessité se joue même à un niveau intime : reconnu mutilé de guerre à 70 %, il ne peut plus faire classe comme avant…
Les pédagogues qui se reconnaissent dans le mouvement sont divers, de Montessori à Freinet, en passant par A.S. Neill, fondateur de Summerhill, ou Rudolf Steiner, qui en est proche. Ils ne partagent pas les mêmes idées politiques mais, au moins au début, toutes et tous ont en commun l’idée que l’École nouvelle doit former les pacifistes de demain. Et pour cela, elle doit changer la pédagogie et considérer l’élève non plus comme un sujet à faire obéir, mais comme un individu sur la voie de l’émancipation.
Les principes pédagogiques de l’Éducation nouvelle sont précieux et même s’ils resteront toujours à la marge de l’institution scolaire, ils l’influencent de l’extérieur. Quant à Freinet, il reste une référence pour celles et ceux qui essaient de mettre en cohérence leur idéal révolutionnaire et leurs pratiques de pédagogues.
Le plan Langevin-Wallon
Malgré sa noble ambition, l’Éducation nouvelle échoue à empêcher une autre guerre mondiale. Sous le régime de Vichy, Pétain remet en cause certains des acquis des lois Ferry, notamment sur la gratuité et la laïcité de l’enseignement.
Mais au sortir de la guerre, un vent nouveau souffle grâce au Conseil national de la Résistance. C’est dans ce contexte qu’une mission est confiée à Paul Langevin puis Henri Wallon, tous deux proches du PCF, pour proposer un plan de réformes de l’institution scolaire. Là encore, après la crise, il faut imaginer une « École d’après ».
Leurs propositions reprennent en partie les idées développées par les mouvements de l’Éducation Nouvelle, dont Langevin et Wallon font partie, mais surtout proposent des évolutions structurelles pour démocratiser le système scolaire, avec notamment une scolarité obligatoire de 3 à 18 ans et un corps unique de professeurEs.
Le plan Langevin-Wallon, présenté en 1947, alors que les ministres communistes sont déjà écartés du gouvernement, semble destiné à la corbeille… Il influencera cependant les principales lois de démocratisation de l’École à venir, comme le collège unique. Une victoire a posteriori qui doit sans doute beaucoup au fait que la bourgeoisie a alors grand besoin d’élever le niveau de qualification du prolétariat afin de répondre à la place de plus en plus importante du secteur tertiaire.
Des crises d’hier à celle d’aujourd’hui
Il y a bien évidemment des limites à comparer ces évènements historiques majeures que furent la Commune de Paris ou les deux guerres mondiales à la pandémie que nous vivons, d’autant plus qu’elle n’est pas terminée. Néanmoins cette relecture de l’histoire de l’École, à travers les crises qui lui ont permis de se réinventer, permet de tirer plusieurs leçons pour aujourd’hui.
La première est que si une crise suffisamment puissante oblige l’École à se réinventer, ce changement n’est pas forcément pour le mieux. On le voit avec Jules Ferry qui fige durablement l’École dans un fonctionnement inégalitaire et lui donne une fonction essentiellement conservatrice. Avec la crise du Covid, on peut craindre que cela donne un prétexte à Blanquer et aux conservateurs pour modifier la nature du travail des enseignantEs, accorder plus de place aux nouvelles technologies et à l’enseignement à distance ou encore renforcer le poids des compétences dites « fondamentales », à savoir les maths et le français.
Mais le pire n’est pas non plus certain. Chaque crise permet de modifier le rapport de force entre le prolétariat et la bourgeoisie. C’est pourquoi beaucoup ont eu l’espoir qu’après la pandémie, « l’École d’après » se reconstruirait sur la base des solidarités concrètes que l’on a vu émerger lors du premier confinement, ainsi qu’avec une prise de conscience beaucoup plus forte de la catastrophe écologique en cours. C’est encore possible mais cela ne peut advenir que par une mobilisation déterminée des acteurs de l’École.
Enfin, la leçon des crises du passé, c'est aussi que le changement ne vient pas forcément de grandes réformes structurelles mais peut aussi advenir en marge de l’institution, dans les mouvements pédagogiques, les syndicats ou les partis politiques. À condition qu’en plus de la défense des acquis y soit posée la question d’une réelle transformation de l’École, de ses principes et de ses finalités.
La vraie École d’après sera celle d’après la révolution, mais elle se prépare maintenant
À l’opposé des projets du sinistre Blanquer, on ne peut que souhaiter que de la crise actuelle surgisse une « École d’après » qui soit à la fois bien plus égalitaire et émancipatrice qu’elle ne l’est aujourd’hui.
Toutefois comme le disait Célestin Freinet lui-même : « malgré les illusions possibles des progrès pédagogiques, nous continuons à penser qu’il ne peut y avoir d’école nouvelle prolétarienne en régime capitaliste. » Car quelles que soient les ambitions de transformation de l’École qui ont surgi après les différentes crises du passé, elles se sont toujours heurtées à la bonne volonté des capitalistes. Ceux-ci n’ont repris que quelques-unes des idées progressistes, pour garder l’essentiel : une École qui assigne et fait accepter à chacune et chacun sa place dans une société de classes.
La transformation de l’École passe donc par un renversement de la société capitaliste, mais cela ne signifie pas pour autant qu’il n’y a rien à faire ici et maintenant. Non pas forcément « prêcher la révolution » mais se servir de la pédagogie pour faire exister des embryons de la société que l’on veut construire. Nous servir de l’institution contre elle-même, en accompagnant la libération et les révoltes de celles et ceux qui un jour, nous l’espérons, feront la révolution.