Le grand paradoxe qui traverse le mouvement n’a pas épargné l’Éducation nationale : des journées nationales suivies, voire très suivies, y compris ne faiblissant que peu durant les vacances scolaires qui ont émaillé la période, mais la grève reconductible n’est restée qu’une vague hypothèse, jamais éprouvée à une échelle large, en dehors des cercles militants d’extrême gauche ou de gauche radicale, des syndicalistes les plus engagéEs dans la grève ou d’établissements ou groupes d’établissements en lutte sur des revendications spécifiques.
Le mois de janvier 2023 a commencé par une proposition de mobilisation le samedi 21 janvier faite par La France insoumise. En réaction, l’intersyndicale nationale a propulsé la date du jeudi 19 janvier, par en haut, sans laisser le temps aux sections locales de s’organiser. Avec la réussite de cette première journée, avec 2 millions de manifestantEs (selon la CGT), et un taux de gréviste de 70 % dans le premier degré et 65 % dans le second degré (selon la FSU), la méthode semblait fonctionner. Le mouvement arrivera même à passer trois périodes de « petites vacances », ce qui ne s’était jamais vu.
Mobilisation et auto-organisation
La direction du mouvement – notamment ses mots d’ordre et ses rythmes – a été abandonnée à l’intersyndicale nationale par les dirigeants syndicaux locaux mais également par les enseignantEs dans leur vaste majorité. Cela n’a pas empêché, à divers moments de la mobilisation que les directions locales (à l’échelle d’une ville ou d’un département) mettent en place des assemblées générales, pour discuter des actions locales. De manière paradoxale, il y a eu plus d’AG, dans plus d’endroits et davantage soutenues par les organisations syndicales que lors de la mobilisation de 2019. Cependant, ces AG étaient, de fait, vidées de leur portée pratique. Lorsqu’un texte en sortait, celui-ci s’en remettait quant aux rythmes à ceux posés par l’intersyndicale nationale. Le résultat, on le connaît : une auto-organisation qui a frôlé le néant, des assemblées générales (sectorielles ou interpro) désertées par les collègues. Les militantEs de la gauche radicale et révolutionnaire ont essayé faire vivre ces cadres en vain car elles ne présentaient qu’un intérêt limité pour l’ensemble des militantEs. Pire, certains courants ont tenté de créer des cadres auto-proclamés d’auto-gestion des luttes, indépendants de l’intersyndicale nationale, mais presque exclusivement composé d’eux-mêmes et n’arrivant pas à entrainer davantage que les intersyndicales locales.
L’absence de grèves reconduites massives dans de nombreux secteurs bloquants (dont l’Éducation nationale) est certainement une des raisons majeures de l’échec du mouvement. Une majorité de collègues n’étaient pas dans une démarche active de construction de cadres de mobilisation, et se sont reposéEs sur les dirigeants syndicaux à toutes les échelles.
Lorsque l’intersyndicale nationale a présenté son appel à « bloquer le pays » les 7, 8 et 9 mars derniers, il était déjà trop tard : les grévistes étaient déjà dans une logique passive. Et si la CFDT (notamment) refusait d’écrire « grève générale », l’aile gauche de l’intersyndicale (CGT, FSU, Solidaires) n’y a pas poussé particulièrement, préférant garder l’unité de l’intersyndicale que de tenter un « coup » pour transformer qualitativement la mobilisation. Ceci dit, ce mot d’ordre n’a été que peu suivi car les AG n’étaient pas assez massives pour décider par elles-mêmes ce qu’elles voulaient.
L’éducation nationale est-elle un secteur spécifique ?
Il y a eu un autre manque terrible durant la mobilisation : nous ne sommes pas arrivéEs à mettre en avant des revendications sectorielles qui permettraient d’impliquer largement les collègues et d’obtenir des victoires partielles significatives. Il y a pourtant matière à faire entre la réforme du bac pro, celle du bac général, les revendications salariales, l’annonce du Pacte… mais la revendication unitaire unique portée par l’intersyndicale nationale (les 64 ans) relayée par les syndicats « lutte de classes » (CGT, FSU, y compris par le courant École émancipée et Solidaires) a pesé comme une chape de plomb. Cette incompréhension (ou ce refus) de la nécessité de mots d’ordre « inégaux et combinés » associée à une frilosité certaine de la FSU (et d’autres syndicats) dès qu’il était question de radicaliser les modes d’action (avec en point d’orgue la grève du bac) a entraîné une absence de mobilisation nationale les 21-22 mars, alors que cette date aurait pu être un moment estampillée « Éducation nationale » dans la grève des retraites et mettre notre secteur sur le devant de la scène. Il aurait pu y avoir le même type de transformation après le 49.3 avec l’arrivée massive de la jeunesse dans les mobilisations. Il est possible voire probable que les collègues n’auraient pas suivi massivement un appel à la grève du bac, mais il y avait un enjeu à transformer qualitativement la mobilisation en cours. Et c’est sans doute cette prise d’initiative qui a manqué à l’intersyndicale nationale.
Par endroits, entre deux dates de manifestation nationale, la mobilisation s’est transformée en soutien à des secteurs mobilisés (la SNCF ou les éboueurs parisien), plutôt que de s’ancrer dans les établissements scolaires. Il y a là un élément de discussion pour notre secteur : sommes-nous un secteur bloquant ou bien un secteur d’appoint (numérique) ?
Dans le premier degré, les collègues n’ont pas considéré avec justesse la place cruciale qu’iels occupent dans l’économie, alors que la période du confinement de 2021 a prouvé à quel point la fermeture des écoles empêchait les parents d’aller travailler et donc à quel point le secteur était bloquant. L’occupation en journée des écoles aurait pu être un tournant dans la mobilisation mais nous n’avons pas pu sortir de l’impasse dialectique entre des collègues frileux face à des actions fortes et des directions syndicales qui ne musclaient pas le jeu de crainte de perdre le soutien de la profession et de la société dans l’ensemble.
Dans le second degré les professeurEs n’ont pas imaginé le rôle moteur qu’une grève reconductible avec blocages de lycées et collèges aurait joué sur les professeurEs des écoles et sur la jeunesse scolarisée lycéenne et étudiante. Les mobilisations ponctuelles ont été trop limitées pour faire tache d’huile dans la jeunesse et les profEs ont trop peu soutenu leurs élèves mobiliséEs. Dans les lycées, beaucoup d’élèves et de profEs étaient accaparéEs par le bac n’étaient pas « disponibles » pour la grève. Le passage du 49.3 a fait émerger massivement les jeunes dans les manifestations. Il y avait là une possibilité de changer la mobilisation, si les personnels s’étaient retrouvés au côté des jeunes pour bloquer les lycées…
Nous avons aussi eu droit au discours habituel de défense de la grève par procuration avec caisses de soutien aux secteurs des transports, des raffineries mais aussi pour le second degré des personnels non enseignants car les enseignants pensaient que c’était la solution pour que les établissements ferment. Par manque de lucidité, de coordination, de communication, de volonté parfois, dans certains établissements la vie scolaire était massivement en grève sur une journée d’action nationale et beaucoup moins mobilisée la fois suivante tandis que les enseignants faisaient le contraire.
En somme, si les écoles élémentaires et maternelles ferment, alors cela empêche les parents d’aller au travail. Si les lycées se mobilisent, alors il est possible (sans être systématique) que les jeunes sortent massivement dans la rue. Dans ce sens, et à la condition de s’y mettre tous ensemble, notre secteur est un secteur bloquant. C’est-à-dire qu’on s’éloigne, pour notre secteur, de l’idée que le blocage de l’appareil de production est un premier pas vers la réappropriation de l’outil et du contrôle ouvrier. Le blocage des écoles est un premier pas pour la désorganisation de l’économie, sans que celui-ci soit suffisant pour une révolution. Voilà autant d’élément qu’il s’agit maintenant de diffuser dans notre secteur et dans les organisations syndicales en particulier.
En fin de mobilisation, l’évolution du mouvement vers une certaine radicalité ou des formes nouvelles (« casserolades », assemblées citoyennes) montre également qu’un nombre réduit mais déterminé de personnes mobilisées souhaitaient que le mouvement opère un véritable saut qualitatif.
Ce type de mobilisation est utile dans une grève reconductible (durant laquelle il faut que les grévistes « occupent le terrain ») ou bien dans un mouvement qui tend à la reconductible. Mais elles se sont transformées en mobilisation de substitution dans un cadre collectif mais réduit, et qui n’a pas réussi à faire masse.