Publié le Dimanche 2 juin 2024 à 09h00.

Classe et conscience de classe

« Mais qu’est-ce qu’on attend pour foutre le feu ? » se demandait NTM en 1996. Force est de constater que près de trente ans plus tard, s’il y a eu de nombreux feux, aucun n’a embrasé la plaine. Alors que l’exploitation capitaliste n’a jamais été aussi massive, menaçant aujourd’hui la vie même sur la planète, comment comprendre que les mobilisations de notre camp social restent trop limitées pour mettre des coups décisifs au capitalisme ? 

Qu’est-ce qui nous retient ? Tout est fait dans la société (publicité, médias) pour justifier les fondements et le fonctionnement de la société telle qu’elle est. L’école apprend fondamentalement aux jeunes à rester à leur place, désignée par d’autres, sans pouvoir rien y changer. Le petit-chef impose d’augmenter les cadences. Après la chute du mur de Berlin, des philosophes1 avaient théorisé la « fin de l’histoire », la victoire absolue et définitive du capitalisme contre le socialisme dans la lutte des classes. Pourtant, Oxfam France2 signale que « l’écart entre le SMIC et la rémunération moyenne des PDG du CAC 40 était environ de 1 à 40 en France en 1979. Aujourd’hui on est à un écart de 259 avec les PDG des 100 plus grandes multinationales françaises, et de 423 avec ceux du CAC 40 ». De nombreuses luttes ont éclaté dans le monde et en France en particulier ces trente dernières années, des batailles nationales ou locales, parfois victorieuses. Le niveau inouï de répression engagé par le gouvernement aujourd’hui montre bien à quel point il n’est pas serein et que l’horizon des capitalistes ne semble pas être un grand ciel bleu sans nuages.

Marx et Engels3 nous rappellent que « Les pensées de la classe dominante sont aussi, à toutes les époques, les pensées dominantes, autrement dit la classe qui est la puissance matérielle dominante de la société est aussi la puissance dominante spirituelle ». En conséquence, la classe laborieuse n’a pas spontanément conscience de ses intérêts objectifs. Marx4 précise « ce n'est pas la conscience des hommes qui détermine leur être ; c'est inversement leur être social qui détermine leur conscience ». C’est-à-dire que notre vie quotidienne, notre position sociale (le travail, l’endroit où on vit, etc.) façonne et contraint ce qu’on pense, notre positionnement politique. D’autant plus que « la fin de l’histoire » continue d’irriguer la gauche libérale qui cherche à nous convaincre de prendre la voie d’un capitalisme à visage humain, agrémenté de quelques touches d’écologie et de féministe.

Cette voie est une impasse. Les contradictions entre les possédant·es et les classes travailleuses sont bien réelles et concrètes, surtout en temps de crise et, dans cette lutte, jamais les possédants ne se laisseront mettre à nu et ils empêcheront, par tous les moyens possibles, une modification du capitalisme, progressive ou non, pour arriver à une société débarrassée des classes sociales et des oppressions, où chacun fournirait selon ses moyens et disposerait selon ses besoins.

 

La conscience évolue dans l’action

Dans la situation de fonctionnement normal du capitalisme, les niveaux de consciences sont différents, déterminés en grande partie par la vie de chacun. Cela se réfracte dans différentes types d’organisations: associations et collectifs thématiques, organisations syndicales et partis politiques. Dans les premiers se retrouvent des personnes qui ont conscience d’un problème particulier (oppression spécifique, écologie, lutte pour la défense des sans-papiers…). Les syndicats ont pour objectif d’organiser des salariéEs (ou privéEs d’emploi), sur la base d’une lutte économique contre le patronat. Quant aux partis politiques, ils organisent des personnes sur la base d’une action politique globale pour agir (renverser pour ce qui nous concerne) sur le système. Bien sûr, tout n’est pas aussi simple: certaines associations peuvent avoir une action para-syndicale; les syndicats s’occupent également des questions spécifiques, etc. Ceci dit, chacun agit sur son champ spécifique, avec des réticences à intervenir sur les autres. Dans ces organisations – ou en dehors – les évolutions de conscience, vers une conscience anticapitaliste, sont possibles, mais cela reste très limité numériquement.

Lors d’une mobilisation, on perçoit des modifications majeures dans la conscience de celleux qui luttent. Le ou la collègue, qui hier acceptait les heures supplémentaires sans broncher, va se retrouver vent-debout sur les piquets au moment de la grève; on croise sa voisine ou le petit-chef dans le cortège de tête à affronter la police… Comme le remarque Mandel5: « à mesure que la stabilité de l'ordre social est mise en question, que la lutte de classe devient plus aiguë, et que la domination de classe est plus fortement ébranlée dans la pratique, des franges de la classe opprimée se libèrent toujours plus clairement des idées des dominateurs. » À une échelle de masse, la conscience évolue dans l'action. Les mobilisations obligent chacun à se poser la question de ses intérêts personnels par rapport aux intérêts collectifs et de son positionnement individuel dans les dynamiques collectives. La perte de salaire induite par la grève se discute, se réfléchit quand on se retrouve face aux attaques (l’augmentation de l’âge de départ à la retraite par exemple). Sans qu’on puisse se l’expliquer, lorsque la digue de l’idéologie dominante cède, un flot se répand, incontrôlable, faisant passer de la classe en-soi (sa position objective dans les rapports de production) à la classe pour soi (une prise de conscience de cette place et des intérêts collectifs qui y sont liés).

Ceci dit, cette prise de conscience dans (et par) la lutte va se traduire différemment si on est organisé (et sa place dans l’organisation) ou non. Ainsi, les directions nationales des organisations syndicales peuvent avoir un « retard à l’allumage » dans une lutte, soit parce qu’elles ont appris des mobilisations précédentes (chat échaudé craint l’eau froide), soit parce qu’elles ne veulent pas mettre en péril leur existence même, en risquant une interdiction par exemple (c’est la « dialectique des conquète partielles »). Elles peuvent également chercher à garder la direction de la lutte à tout prix, comme lors de la dernière mobilisation en défense des retraites, et donc refuser de donner la direction à celleux qui luttent (AG, rythmes de mobilisation; mots d’ordre). Réciproquement, des masses inorganisées peuvent émerger, sans aucune retenue, comme lors du meurtre de Nahel en juillet 2023, mais sans avoir nécessairement la capacité de mettre en œuvre une orientation pour gagner. Les politiciens installés dans le système réagissent à contre-temps, proposant d’annuler la réforme qui a été l’étincelle de la révolte (comme aujourd’hui en Kanaky), alors que l’incendie est déjà plus en avant, à la limite de l'insurrection.

Des intérêts divergents peuvent apparaître dans les luttes. Par exemple les intérêts des paysans, des entreprises agricoles et ceux des écologistes. Enfin, la finalité de la lutte peut diverger suivant les partis politiques, entre ceux qui chercheront une solution institutionnelle, voire qui y défendent leurs intérêts boutiquiers de maintien du système et ceux qui voudront aller plus loin. Pour le dire autrement, une mobilisation d’ampleur rend visible les différentes strates et couches sociales qui existent, elle lève le voile idéologique et fait apparaître les rouages de la lutte des classes.

Quelles revendications pour l’action ?

Même si le rapport au travail est central pour notre projet politique, il serait erroné de penser que la mise en action massive de la population se fait uniquement sur des questions économiques. Certes, les mobilisations sur les retraites ou celles des Gilets jaunes montrent que ces questions restent centrales. Mais les mobilisations féministes montrent que ce sont des vecteurs de radicalisation massive. La Marche des fiertés rassemble chaque année de 500 000 à un million de personnes ! Ces mobilisations portent en germe une contestation du système capitaliste, dans le sens où il nous dépossède tou·tes de nos choix de vie. Les mobilisations écologistes ou de solidarité internationale, de leur côté, remettent en cause des aspects structurants du système capitaliste, son mode de production et les rapports entre les peuples et les États.

L’importance sur la scène actuelle de ces mobilisations par rapport aux mobilisations économiques est, pour certaines, en partie liée au recul du niveau de conscience de la classe pour soi, c’est-à-dire du sentiment d’appartenir à un collectif qui nous dépasse mais qui, en même temps, nous représente. En effet, dans le cadre du recul du rapport de force entre les classes, les membres des classes populaires peuvent saisir leur situation d’opprimé·es en dehors de l’affrontement direct entre capital et travail. Ainsi, la prise de conscience de son oppression individuelle – inscrite dans un cadre collectif et systémique d’oppression – développe une conscience de sa propre place dans le système capitaliste et du fonctionnement de celui-ci. Le déclencheur de la mobilisation de Mai 1968 en France est la volonté des étudiant·es d’avoir des résidences universitaires mixtes à Nanterre, rapidement transformée en volonté de changer durablement le fonctionnement de la société. Il ne s’agit pas de penser que les batailles politiques et revendications sont déconnectées de la lutte des classes, des évolutions des rapports de production, mais qu’elles peuvent contourner le rapport direct entre capital et travail. C’est en ce sens qu’il faut comprendre l’affirmation de Lénine6 selon laquelle « la conscience politique de classe ne peut être apportée à l'ouvrier que de l'extérieur, c'est-à-dire de l'extérieur de la lutte économique, de l'extérieur de la sphère des rapports entre ouvriers et patrons ».

De plus, il ne faut pas négliger les limites, notamment due aux conceptions staliniennes dans la deuxième moitié du 20e siècle, de réduire le prolétariat aux ouvriers des grandes industries. Les questions « spécifiques » ont été ignorées pendant des décennies par l’essentiel du mouvement ouvrier organisé (gros partis et syndicats), présentées comme divisant la classe. Les questions internationales ont été soumises aux intérêts campistes de l’URSS. Les modifications fondamentales du prolétariat obligent aujourd’hui à sortir de cette impasse. Il y a là un travail spécifique à l’intérieur du mouvement ouvrier pour rassembler, dans la pratique et dans la théorie, celles et ceux qui veulent en finir avec le capitalisme pour la prise du pouvoir par le prolétariat, une société sans exploitation et sans oppression.

Ceci dit, il n’a pas de revendication évidente qui mettrait immédiatement en branle les larges masses. Le changement du corps électoral en Kanaky a déclenché une situation insurrectionnelle en mai 2024, alors que la réforme de l’assurance-chômage n’a pas suscité un émoi large. L’organisation révolutionnaire doit être attentive à la situation et anticiper à ce qui pourrait « mettre le feu à la plaine », quitte parfois à se tromper. Cependant, on peut sérier trois grands types de revendications: les revendications minimales, immédiates, qui sont accessibles sans remettre en cause le système dans son ensemble; les revendications maximales qui visent une transformation révolutionnaire de la société, avec, par exemple, l’abolition de la propriété privée ou la fin du patriarcat et enfin les revendications transitoires, celles qui semblent accessibles, mais qui posent fondamentalement la question de la propriété et de l’État, de la répartition des richesses et du fonctionnement social actuel. Parmi celles-ci il y a l’échelle mobile des salaires ou l’égalité salariale, mais ces mots d’ordre dépendent de divers éléments dans les rapports entre les classes. Nous cherchons donc à combiner ces trois niveaux de revendications. Là encore, il n’y a rien de mécanique dans le lien entre revendication juste et mobilisation massive et ce lien dépend de l’analyse concrète de la situation concrète.

 

Le parti pour aider à la prise de conscience

Notre courant reprend la formule de Lénine7 « Nous devons “aller dans toutes les classes de la population” comme théoriciens, comme propagandistes, comme agitateurs et comme organisateurs. » Notre rôle n’est pas celui de « professeurs rouges » qui auraient la bonne théorie ou les bons arguments ou la volonté d’agir, mais nous voulons aider concrètement à l’organisation des mobilisations et des révoltes. Ce faisant, aux côtés des masses, nous espérons gagner une large confiance dans notre politique et nos actions. Dans les mobilisations économiques, nous essayons d’aiguiser la lutte, quand c’est possible, contre le gouvernement et le système. Dans les luttes sur les questions de société, ou les mobilisations nationales (en solidarité avec la Palestine ou l’Ukraine), nous construisons honnêtement des mobilisations larges; Nous partons des préoccupations de celles et ceux qui luttent. Cependant, nous y défendons continuellement que le problème clé est celui de la lutte des classes.

La lutte des classes n’est pas qu’une simple accumulation de combats, dont chaque participant·e garde le souvenir impérissable pour le prochain combat. Au contraire, lorsque le mouvement ouvrier est défait, chacun·e fait son bilan et peut désespérer de la possibilité d’une victoire (même partielle). La collègue qui avait envahi une préfecture peut nous témoigner « qu’on ne l’y reprendra plus jamais ». Et c’est là que se pose l’indispensabilité du parti, pour se délimiter vis-à-vis de la classe, comme le précise Bensaïd8: « C’est précisément la forme parti qui permet d’intervenir sur le champ politique, d’agir sur le possible, de ne pas subir passivement les flux et les reflux de la lutte des classes. ». Le parti garde le souvenir des luttes, en tire des bilans collectifs et prépare la prochaine bataille.

Lénine conclut9 que « pour que la révolution ait lieu, il ne suffit pas que les masses exploitées et opprimées prennent conscience de l'impossibilité de vivre comme autrefois et réclament des changements. Pour que la révolution ait lieu, il faut que les exploiteurs ne puissent pas vivre et gouverner comme autrefois. C'est seulement lorsque “ceux d'en bas” ne veulent plus et que “ceux d'en haut” ne peuvent plus continuer de vivre à l'ancienne manière, c'est alors seulement que la révolution peut triompher. » Alain Krivine avait l’habitude d’ajouter que la crise pré-révolutionnaire arrive quand, en plus, ceux du milieu basculent. C’est ce que nous recherchons: sortir de l’ordinaire, du quotidien pour trouver l’événement politique ou les événements politiques qui constitueront une crise nationale, une lutte généralisée entre le prolétariat et les exploiteurs, dans laquelle l’État prête main forte au patronat, ceci entraînant une crise gouvernementale qui va jusqu’au bout, c’est-à-dire le renversement révolutionnaire de la société.

  • 1. F. Fukuyama, La Fin de l'histoire et le Dernier Homme, 1992.
  • 2. Oxfam France, « TOP 100 des entreprises : les inégalités salariales entre PDG et salarié·es se sont creusées en 10 ans », 27 avril 2023. 
  • 3. K. Marx, F. Engels, L’idéologie allemande, 1845.
  • 4. K. Marx, Critique de l’économie politique, 1859.
  • 5. E. Mandel, Lénine et le problème de la conscience de classe prolétarienne, 1970.
  • 6. V.I. Lénine, Que faire ?, 1902.
  • 7. Idem.
  • 8. D. Bensaïd, « Lénine ou la politique du temps brisé ». Critique communiste n°150, automne 1997.
  • 9. V.I. Lénine, La maladie infantile du communisme, 1920.