Le 26 mai, la CGT de l’entreprise du bâtiment Eiffage Energie Système Val de Loire a lancé un appel à la grève pour l’augmentation des salaires mais aussi pour protester contre l’introduction d’un critère de prévention dans l’accord d’intéressement et la division du CSE de l’entreprise en deux. Nous revenons ici avec deux syndicalistes sur leur grève et leurs conditions de travail.
On avait suivi votre grève du 26 mai sur les salaires et contre l’introduction d’un « critère de prévention » dans l’accord d’intéressement. Quelles sont les suites de cette mobilisation ?
On s’attendait à une bonne mobilisation des salariéEs, malheureusement cela n’a pas été le cas. C’est resté du débrayage ponctuel, même s’il y a eu des surprises comme sur le site de Châteauroux, qui n’est pourtant pas un bastion syndical. Les piquets ont quand même permis de s’adresser à nouveau aux autres salariéEs et de contrer le discours de la direction en rappelant les effets pervers du « critère de prévention ». On a fait ce qu’on pouvait en termes de conscientisation. Dans le secteur du bâtiment, c’est compliqué de mener une grève de blocage : on est dispatchéEs sur les chantiers, on ne passe pas forcément par le site. On sent aussi les effets de toutes les offensives anti-CGT du patron. Le patronat cherche sans arrêt à faire comme s’il n’était pas capitaliste, il parle de redistribution tout le temps… Ce qui est quand même ridicule !
Vous dites que ce « critère de prévention », qui va conduire à une sous-déclaration des accidents du travail, est cynique. Quels sont les enjeux autour de la prévention dans le BTP ?
Ils ont beau introduire partout ce « critère de prévention », on voit bien que de la prévention, ils en font de moins en moins ! Avant, on avait des associations qui intervenaient sur divers risques, par exemple en sécurité routière. Maintenant, le plan de prévention ça consiste à nous envoyer des Powerpoint par mail ! On est l’un des secteurs avec le plus d’accidents du travail (AT) (1 mort/jour), sachant que tout n’est pas déclaré comme accident donc c’est sous-évalué. Alors oui, l’enjeu majeur pour nous, c’est la santé, la sécurité et les conditions de travail. On doit sans cesse se battre pour rappeler que le patronat est responsable sur ces sujets, alors qu’il cherche toujours à individualiser le risque. Certains travailleurEs se persuadent qu’ils avaient déjà un problème avant l’AT ou font changer leur arrêt de travail pour AT en arrêt maladie, mais ce n’est plus la même couverture de la Sécu, après ! C’est aussi dû aux valeurs de virilité qui sont très répandues, cela n’aide pas, et c’est incité par le management. Un chef de service a déjà repris des salariéEs en envoyant une photo de l’instructeur Hartman dans Full Metal Jacket, on voit l’ambiance ! Maintenant, on sait aussi qu’il faut avoir une attention particulière sur les intérimaires et les apprentis, qui sont plus exposés. Les tuteurs n’ont plus d’agrément, les apprentis sont un peu livrés à eux-mêmes. La généralisation de l’apprentissage ne va pas améliorer la situation.
Avec l’enquête de Mathieu Lépine1, il y a une tentative de mettre des mots et des chiffres sur la mort au travail, et en particulier dans le bâtiment, mais pour vous c’est une expérience de longue date...
La vraie question c’est celle du prix de la vie d’un homme. Leur calcul est vite fait : la prévention coûte plus cher que la responsabilité pénale après la mort d’un salariéE. Et puis qu’on se le dise, on regarde si t’es noirE ou arabe, ou handicapéE, ou homosexuelE, cela joue sur le prix qu’on te donne. En plus, le développement de la sous-traitance dézingue la chaîne de responsabilité : ils s’en sortent toujours à bon compte.
Est-ce le cas dans les chantiers Grands Paris / JO 2024 ?
Oui, Eiffage a remporté des marchés pour le Grand Paris, avec énormément de sous-traitance. Et en bout de chaîne, on emploie les plus précaires dans des conditions atroces. En septembre, on a quand même réussi à bloquer le chantier du village olympique une journée. C’était pour rendre visibles ce travail et cette surmortalité.
Les risques, la responsabilité de l’employeur, la sous-traitance…Comment s’organise l’action syndicale face à ces enjeux ?
En fait, c’est très compliqué. Déjà, la précarité a des effets : les gens sont blasés et veulent du pognon, même si c’est quasi rien. Et puis les capitalistes qui font croire qu’ils n’en sont pas, cette idée de « ne jamais mordre la main qui nous nourrit » (quand on sait à quel point c’est nous qui les nourrissons !), cela n’aide pas à faire monter la conscience collective. La direction met la pression sur les salariéEs qui nous parlent ou essaient de l’ouvrir. On a l’impression que le patronat, notamment dans le BTP, a passé un cap : il se croit de plus en plus tout permis dans cette ambiance macronienne qui passe tout en force ! Par exemple, le coordinateur CGT du groupe Eiffage à l’échelle nationale, il a 35 ans de boîte, depuis deux ans il est coordinateur, il y a eu 3 procédures de licenciement contre lui en quelques mois. Puis au-delà du patronat, il y aussi de la méfiance des travailleurEs vis-à-vis du syndicat : on passe toujours pour des « casse-couilles ». Et faut se dire que nous on représente quand même une grosse boîte dans le BTP, mais ça reste compliqué de mobiliser, on est comme l’ADMR (aide à domicile en milieu rural), on se voit très peu entre nous, donc ce sont des conditions très compliquées pour s’organiser malgré des enjeux très importants.
- 1. Mathieu Lépine, l’Hécatombe invisible, enquête sur les morts au travail, éditions du Seuil, 2023, 224 pages.