Publié le Jeudi 19 mai 2022 à 19h00.

« On est surexploités à Amazon »

Entretien. En lutte depuis le 28 avril contre leur employeur situé dans la banlieue rouennaise, des travailleurs sans-papiers d’un sous-traitant d’Amazon ont répondu à nos questions sur leur piquet de grève.

Pouvez-vous d’abord revenir sur vos conditions de travail dans cette entreprise fantoche, Lumina Services ?

La boîte a ouvert en septembre 2021. On a commencé à travailler au mois d’octobre, après avoir signé un contrat en CDI et pour un salaire annoncé par la patronne de 1 685 euros net. Le premier mois le salaire était bon, le deuxième mois le salaire a commencé à diminuer : 800 ou 1 000 euros selon les personnes. Évidemment on a constaté que ça ne correspondait pas à ce que la patronne avait promis et on est allé réclamer. Elle nous a dit : « Non c’est Amazon qui n’a pas encore payé, or c’est Amazon qui nous paye et ensuite moi je vous paye. » Mais elle disait que si le travail continuait, elle pourrait nous procurer des CERFA pour qu’on soit régularisés. Par ailleurs, certains jours elle nous faisait travailler avec l’identifiant de quelqu’un d’autre. En effet, dans la semaine on ne doit travailler que quatre jours : quatre jours de travail, trois jours de repos et ainsi de suite. Mais elle, après les quatre jours de travail, elle nous obligeait à travailler les trois jours suivants avec un autre identifiant.

Mais à qui appartenait ces identifiants ?

Soit à des gens qui avaient arrêté de travailler soit à un collègue qui ne travaillait pas ce jour-là parce qu’il avait un souci. Elle nous faisait tourner sur différents identifiants qu’elle avait en surplus. Il n’y avait plus de jours de repos. On travaillait chaque jour. Et cela jusqu’à 21 h ou 22 h ! Les colis qu’on n’arrive pas à livrer pendant la journée, normalement Amazon dit de retourner avec à l’entrepôt. Mais elle, comme elle voulait que sa société soit première parmi tous les sous-traitants, elle nous faisait bosser bien plus que les 8 h 45 autorisées par jour. Et si on n’avait pas fini, on devait garder les colis dans notre voiture et passer le lendemain matin avant d’aller au boulot chez les clientEs pour leur donner leur colis. Toutes ces heures supplémentaires n’ont jamais été payées ! Et on n’a eu aucune fiche de paie.

Donc sur tout le temps où vous travailliez avec les identifiants des autres vous ne pouvez pas prouver que vous avez travaillé ces jours-là ?

En fait elle disait qu’Amazon ne pouvait pas nous payer pour ça mais qu’Amazon lui donnerait l’argent à elle et qu’elle ferait le calcul pour ajouter sur notre salaire. Mais elle ne le faisait pas. Tout cet argent elle l’a gardé pour elle !

Vous veniez de la région parisienne. Du coup, pendant ce temps-là où viviez-vous ?

À Canteleu, dans son appartement (un F3). On habitait là-bas à 12. On était comme des sous-hommes pour elle, elle n’avait aucune considération pour nous. Un jour, on a décidé de ne plus accepter d’aller faire les tournées et d’aller lui parler de nos salaires tous ensemble. On ne sait pas qui lui a soufflé et direct, le 24 février, elle nous a appelés pour nous dire qu’on arrêtait de travailler pour elle parce que nous lui « chauffions la tête ». Elle nous a dit qu’elle ne pouvait plus gérer le fait qu’on lui demandait toujours « mon salaire, mon salaire ». Alors que ce qu’on lui réclamait, c’était seulement ce qu’elle nous devait ! On avait tellement travaillé, tellement on voulait bien faire pour elle, mais elle ne l’a pas compris comme ça. Elle s’est dit ceux-là, ils n’y connaissent rien, c’est des bledards. Elle a voulu se servir de nous. Elle se disait qu’on ne savait pas où aller et que donc on ne pouvait rien faire.

Qu’avez-vous fait alors ?

On a parlé entre collègues et on a cherché à entrer en contact avec la CGT pour exposer tout ce qui nous était arrivé. À la CGT, ils ont vu que c’était anormal et nous ont dit qu’ils allaient nous aider à faire valoir nos droits. Vraiment on les remercie ! Et il faut médiatiser aussi pour que cela soit connu, ce genre d’entreprises malhonnêtes, qui exploitent d’autres personnes qui sont dans la même situation que nous. Tous les livreurs souffrent de manière générale, qu’ils aient des papiers ou pas. On est surexploités à Amazon. Il y a une réalité : tu fais 10 heures de boulot, tu es payé 8 h 45. Et tu ne peux pas réclamer les heures supplémentaires, tu ne sais pas où aller pour te plaindre. À n’importe quel employé auquel tu vas parler, il va te dire que qu’Amazon vole les livreurs. Et ce n’est pas seulement à cause de Lumina. Il y a beaucoup de sociétés qui surexploitent les gens, qui les prennent au noir comme Chronopost, TNT, DPD... L’administration du travail devrait les contrôler.

Quand vous avez commencé le piquet de grève, vos revendications étaient le paiement des salaires et la régularisation ?

Oui parce c’est ça que notre patronne nous avait promis. C’est ça qui nous a motivés, c’est comme ça qu’elle a fait pour nous avoir. Parce que sinon là où on travaillait on était bien payé, on avait nos salaires. Mais elle nous a dit : « Je vous paye plus et je vous donne des CERFA pour vous régulariser. » On préfère être régularisé, travailler légalement.

Vous avez été reçus à la préfecture de Rouen mercredi 11 mai ?

La préfecture a dit qu’elle allait étudier nos dossiers et rester en contact avec la CGT. On attend aussi le 7 juin car on a une audience au tribunal des prud’hommes. Nous serons là-bas pour réclamer à nouveau tout ce qu’elle doit nous payer.

Donc vous allez continuer de maintenir la pression ?

Oui, toujours, jusqu’à ce que le problème soit résolu. On est déterminés, on vit ici, on travaille ici donc on doit rester ici !

Celle lutte que vous menez depuis deux semaines sur le piquet, dans les manifestations, qu’est-ce qu’elle fait changer pour vous ?

Ça nous motive ! Le fait que les gens nous écoutent, c’est déjà un grand pas. Ce piquet de grève, on l’a fait, pas que pour nous, mais au nom de tous les livreurs. Pour que les droits de tous les livreurs soient respectés, avec ou sans papiers. Pour que l’on prenne tous les travailleurs sur un pied d’égalité, car nous sommes tous pareils. Du moment que tu as un contrat et que tu travailles, tu dois avoir les mêmes droits. Et ce qu’on attend de la Préfecture, c’est qu’elle regarde notre cas, pour pouvoir nous régulariser, parce que ça fait longtemps qu’on travaille en étant déclarés, qu’on paye nos taxes et nos impôts et on veut rester dans ce schéma-là.