Retour sur l'année 2018. Les deux semaines de congés pendant les fêtes sont l’occasion de faire le point sur la lutte, et peut-être même de tenter un premier bilan de ce que nous pourrions appeler la saison 12 d’une longue bataille contre la fermeture de l’usine.
Cette année aurait pu être la dernière. Mais non, car nous sommes partis pour jouer les prolongations, au moins dans les premiers mois de l’année qui vient, et peut-être même ferons-nous mieux car nous n’excluons pas de réaliser l’exploit de sauver l’usine et plusieurs centaines d’emplois.
Des années de manœuvres
Les dirigeants de Ford avaient décidé de repasser à l’attaque dès le début de l’année 2018. C’est en deux temps qu’ils vont s’y prendre. Fin février, ils annoncent le désengagement et l’arrêt des investissements. Puis, en juin, ils annoncent la fermeture de l’usine pour 2019 avec le lancement de la procédure de consultation du plan de suppression de la totalité des emplois (PSE).
Depuis des mois, de plus en plus clairement, nous assistions aux manœuvres qui préparaient les esprits à cette fin inévitable. Tout a été fait pour éliminer le moindre espoir de changer la donne. Ford ne voulait évidemment pas revivre la forte mobilisation de 2007-2009. Il s’agissait d’une véritable stratégie d’usure.
Des années de suspens, de mensonges, d’engagement non respectés, de diminution d’activité, une usine qui se vidait, un personnel vieillissant (51 ans de moyenne d’âge) et diminuant régulièrement en nombre avec les départs en retraite… tout renforçait l’idée que cela allait mal finir, encourageait le fatalisme et diminuait d’autant la capacité de résistance des salariéEs. Tout favorisait ainsi l’objectif de Ford : la fermeture.
Résignation et individualisme : une recette désastreuse
Se sont ajoutées, à ce climat de résignation, les manœuvres qui consistent à individualiser et à diviser le personnel. Et cela a malheureusement plutôt bien fonctionné. La mission des dirigeants sera de faire croire que la fermeture de l’usine est la meilleure solution pour tout le monde. D’abord, c’est l’occasion pour les plus anciens de partir en préretraite dès l’âge de 55 ans (cela concerne près de la moitié du personnel). Et puis pour les autres, c’est une formidable opportunité de « rebondir », de réaliser son rêve, de vivre autre chose, une nouvelle aventure professionnelle.
Avec un cynisme incroyable, Ford va vanter son « PSE », le présenter comme « socialement bon » faisant abstraction de la situation de chômage qui frappe des millions de gens, oubliant qu’au-delà des 872 emplois directs, il y a aussi près de 3 000 emplois induits dans la région.
Évidemment les collègues se sont pas si naïfs que cela, ils et elles se rendent bien compte que Ford se moque du monde, que la fermeture de l’usine serait une catastrophe sociale. Mais la perspective de sauver nos emplois est si peu crédible qu’au final c’est le calcul individuel qui l’emporte, c’est le chacun pour soi qui s’impose malheureusement et qui fait des ravages.
Un repreneur pour sauver l’usine ?
Ce fut d’autant plus compliqué que la faible chance de sauver l’usine passait par un processus de reprise peu fiable, les exemples de réussites étant rares. Et Punch, le seul candidat à la reprise, n’a pas suscité beaucoup de confiance. Il s’est montré peu scrupuleux envers nos droits sociaux, exigeant des remises en cause de nos salaires et du temps de travail comme conditions au rachat.
Cela va aider Ford à dénigrer l’hypothèse d’une reprise, à provoquer encore plus la méfiance chez les collègues et donc à renforcer l’idée qu’il vaut mieux fermer l’usine pour prendre la prime de licenciement. La direction de Ford va d’ailleurs en faire beaucoup pour opposer les salariéEs les unEs aux autres, entre les anciens et les plus jeunes, entre ceux qui veulent absolument partir ailleurs et ceux qui veulent sauver leur emploi. Et pour favoriser les tensions, cette direction va œuvrer pour diviser les collègues entre ceux qui ne souhaitent plus produire et les autres. Le moindre conflit jouant en faveur de Ford car il affaiblit toujours plus le collectif et les liens de solidarité.
La résistance quand même
C’est dans ces conditions que la bataille est menée par une minorité de collègues certes, mais pas non plus en opposition à la majorité des salariéEs qui subit les évènements, qui reste spectatrice d’une situation qui pourtant les concerne directement.
Et cette bataille qu’on mène, ce n’est pas pour les primes mais pour dire non à la politique injustifiable d’une multinationale qui fait des gros profits (45 milliards de dollars en 6 ans), qui a encaissé énormément de subventions publiques. Une bataille contre la fermeture de l’usine, pour sauvegarder une activité, pour défendre les emplois directs comme induits. Une bataille pour notre avenir et pour notre dignité.
Malgré tous les pronostics négatifs et un rapport de forces largement défavorable, la résistance tient au fil des mois et fait mieux que tenir car, même à l’issue de la procédure PSE, les discussions sur une reprise éventuelle continuent.
Débats et prises de tête
Durant ces mois de lutte, nous avons eu des débats sur le comment et le pourquoi de la lutte. À quoi bon mener une bataille perdue d’avance ? Ne serait-il pas plus judicieux de se battre pour des indemnités de licenciement les plus importantes, de manière à faire payer le plus possible Ford ? Ou au contraire doit-on tout faire pour sauver l’usine, pour cela faut-il ou pas accepter des reculs sociaux ? Et puis comment décide-t-on de ces choses-là ? En assemblée générale ou dans les syndicats ? Ces questions ont donné lieu à des conflits entre salariéEs et entre syndicalistes, avec la peur de faire le mauvais choix.
Il n’y a pas d’impuissance qui tienne
Depuis le début, notre objectif est de bousculer les pouvoirs publics et l’État, de faire en sorte qu’ils ne puissent pas rester dans la posture confortable de leur impuissance face à une multinationale, qu’ils interviennent tout simplement pour empêcher la catastrophe que constituerait la fermeture de l’usine.
En poussant l’État à agir pour défendre l’intérêt collectif, en insistant sur l’importance des emplois induits, en refusant toute fatalité, notre acharnement va finir par payer un peu. L’État, par l’intermédiaire du ministre de l’Économie, va intervenir pour tenter de contraindre Ford à lâcher son usine, envisageant même de l’acheter pour la revendre au repreneur.
Nous ne savons pas du tout comment les choses vont évoluer. Grâce à notre bataille, même dans des conditions difficiles, même sur la défensive, nous allons de surprise en surprise. Alors il n’y a vraiment pas de raison de toujours prévoir le pire. Le livre Ford Blanquefort : même pas mort, sorti récemment en soutien à la lutte, écrit et dessiné par des artistes et intellectuels solidaires, a un titre toujours d’actualité. Pourvu que ça dure.
Philippe Poutou