Publié le Mardi 28 mai 2024 à 18h30.

La répression dans les entreprises, une stratégie consciente

« Leur stratégie est de nous faire taire », titrait en une l’Humanité du 8 décembre 2023, annonçant que plus de 1 000 syndicalistes de la CGT faisaient l’objet de procédures disciplinaires ou judiciaires. Force est de constater qu’au cours des derniers mois, la tendance ne s’est pas inversée, bien au contraire.

Il suffit de songer au secrétaire de la CGT du Nord condamné pour apologie du terrorisme, de trois syndicalistes de Guingamp condamnés pour « jet de poubelles » ou encore les convocations délivrées aux défenseurs/ses de l’hôpital de Carhaix, pour lesquels plusieurs auditions sont prévues à la fin de ce mois de mai. Sans oublier la plainte à l’encontre d’un syndicaliste de Brest pour un article dans la presse syndicale contre la présence de l’armée dans les établissements scolaires.

 

Un panorama en friche et à construire

La réalité du phénomène répressif actuel est difficile à cerner avec exactitude. Il ne fait pas de doute que la dynamique qui s’est enclenchée à compter du mouvement contre la réforme des retraites en 2010 continue de s’approfondir. Plusieurs raisons expliquent la difficulté à décrire précisément et quantitativement la situation.

Premièrement, tous les cas de répression antisyndicale sont loin d’être documentés. Au-delà des exemples cités en introduction, aucun réel décompte des procédures n’est effectué. Un grand nombre passe sous les radars, faute d’être relayés par des équipes syndicales ou des comités de soutien – ou simplement parce que l’actualité se trouve focalisée sur autre chose. Il se produit aussi que des militant·es n’en parlent tout simplement pas, de crainte d’attiser le feu et que la situation s’aggrave. La pression est parfois difficile à supporter, en particulier lorsqu’il s’agit de procédures pénales assorties de garde à vue, avec irruption de la police au petit matin dans le domicile familial.

Deuxièmement, les quelques tentatives de collectifs dédiés à la question n’ont pas réussi à survivre. On pense au collectif pour les libertés ouvrières chez PSA, parmi d’autres exemples, mais surtout à l’Observatoire de la discrimination et de la répression syndicale (ODRS). Initié à la suite de la publication d’une note Copernic, cet Observatoire a tenté de mettre en œuvre des moyens de mesure du phénomène antisyndical. Malheureusement, faute de volonté politique de la part des principales confédérations, cet Observatoire a tout bonnement disparu aujourd’hui1. Mais il avait traduit une volonté pertinente et indispensable de travail unitaire sur cette question de la répression. Et l’ODRS avait tenté, avec ses maigres moyens, de recenser les cas de discriminations et de représailles – mais cela ne peut pallier le manque d’action des confédérations sur le sujet.

Mais, et c’est le troisième point, les conséquences cumulées des lois Travail, des ordonnances Macron et de la politique étatique rendent encore plus compliqué la construction du diagnostic complet de la situation. Dans les entreprises, les équipes militantes se sont largement restreintes – ce qui était le premier objectif visé par les ordonnances Macron. La Dares dresse ce constat: « En 2022, 36,2 % des entreprises de 10 salariés ou plus du secteur privé non agricole sont couvertes par au moins une instance représentative du personnel, une part en baisse de près de 8 points depuis 2018 »2. Avec moins de représentant·es et en étant plus éloigné du terrain, les équipes se trouvent fragilisées. Et l’inspection du travail, qui est normalement une ressource pour les équipes, ne se porte pas mieux. Non seulement du fait des postes vacants, et de la surcharge de travail qui en résulte, mais également du fait de la politique du ministère, qui développe aussi une stratégie antisyndicale. Les équipes de l’inspection comme la CGT de la Marne en savent quelque chose.

 

Un répertoire d’action très varié

La force de la répression antisyndicale, c’est de disposer d’un répertoire de mesures et d’actions d’une très grande variété: absence d’augmentations salariales, frein à la progression professionnelle, mutations contraintes, chefferie mobilisée ou au contraire complètement absente, sanctions disciplinaires variées, dévalorisation…

La dynamique des dernières années permet d’isoler trois grands pôles dans les actions mises en œuvre: d’une part – et c’est le phénomène nouveau par son caractère massif –, il y a une pénalisation accrue des actions syndicales. Les exemples d’Ikéa ou de PSA avaient commencé à mettre en lumière ce changement de stratégie managériale. État et entreprises ne rechignent plus à recourir à l’ensemble de l’arsenal pénal à l’encontre des militant·es. Cette pénalisation permet de répondre à un double objectif: il est particulièrement brutal dans sa mise en œuvre. Les militant·es qui ont vu débarquer la police au petit matin peuvent en témoigner, c’est un véritable coup de massue. Dans de nombreux cas, l’engagement ultérieur s’en trouve fragilisé. Mais surtout, et malgré parfois le nombre de mis·es en cause, il concourt à individualiser les situations et donc à désagréger le caractère collectif des mouvements grâce à la procédure judiciaire. D’autant que dans certains cas, si la condamnation n’est pas trop forte, la personne condamnée ne fait pas appel.

Il faut souligner que la période qui a fait suite au mouvement contre la réforme des retraites a marqué un nouveau cran dans la politique de répression, puisque des dirigeant·es de fédérations CGT ainsi que de la confédération ont été visé·es, comme Sébastien Menesplier ou Myriam Lebkiri. En un sens, la CGT paie ainsi son absence d’investissement sur ces questions de répression, l’État se sentant aujourd’hui autorisé à viser la tête des organisations. C’est un véritable signal d’alerte pour l’ensemble des équipes et un signe que les attaques peuvent véritablement s’aggraver.

D’autre part, et c’est devenu une constante depuis la mobilisation contre la loi Travail, l’État a profondément changé sa doctrine de maintien de l’ordre, n’hésitant plus à recourir à la force et à charger et gazer les cortèges syndicaux. Jusqu’aux fameuses « nasses » qui ont été contestées devant le Conseil d’État et qui ont été condamnées. Mais ces interventions accrues de la force publique ont eu pour effet de modifier en profondeur la physionomie des cortèges syndicaux, surtout dans les grandes villes. Ce qui était souvent un moment convivial, parfois en famille, s’est transformé, beaucoup étant désormais circonspects à l’idée d’aller manifester avec les enfants. Cela peut sembler anecdotique, mais c’est aussi une forme de familiarité de la lutte collective qui s’érode. 

Enfin, et c’est là l’un des aspects particulièrement puissants des mesures antisyndicales, c’est leur caractère dilué dans le temps. À la différence des procédures pénales, souvent rapides, les mesures de répression au sein de l’entreprise s’étalent souvent sur plusieurs années. Les directions d’entreprise alternent des actions, passant du disciplinaire au salarial, de l’organisation du travail à l’ignorance pure et simple. Et lorsqu’il s’agit d’engager la lutte contre leurs conséquences, le temps s’étire encore plus. Les actions judiciaires en réparation des discriminations syndicales en sont un bon exemple, qui peuvent durer des années (à l’image de toutes les procédures contre les discriminations), les employeurs multipliant les manœuvres dilatoires et toutes les possibilités que leur ouvrent les procédures. Tel militant syndical d’une entreprise d’ascenseurs, par exemple, à l’encontre duquel les premières mesures prises par la direction remontent à la fin de l’année 2015, est toujours en butte, en ce mois de mai 2024, à deux demandes parallèles d’autorisation administrative de licenciement. Soit plus de huit années d’hostilité de la direction, qui représentent trois procédures de demande d’autorisation de licenciement devant l’inspection du travail et le ministère, autant de procédures devant le tribunal administratif et un dossier en cours devant le Conseil d’État, sans oublier les augmentations nulles, les provocations multiples et variées, le dénigrement…

Et lorsque les procédures en discrimination aboutissent favorablement pour les salarié·es, l’impact de la condamnation de l’employeur s’en trouve largement amoindri: en huit à dix ans, les collectifs de travail ont été renouvelés, les collègues encore dans l’effectif ont oublié une partie des faits et des enjeux, les équipes managériales ont été renouvelées… Là encore, le déséquilibre en faveur du patronat est évident. Et pendant que les militant·es sont occupé·es à se défendre, à réunir des documents, rencontrer des avocats et se présenter à des audiences, ils ne font pas autre chose auprès de leurs collègues de travail !

Ce rapide tour d’horizon ne serait pas complet si on ne parlait pas des cas de répression interne aux organisations syndicales, visant à mettre au pas des équipes jugées trop remuantes ou en dehors de la ligne politique. C’est ce qui s’est produit à la CGT Ville de Paris ou encore à l’usine PSA de Poissy, avec l’expulsion d’équipes entières de militant·es. Ainsi, des équipes combatives peuvent se retrouver prises en tenaille entre une direction d’entreprise très offensive et une bureaucratie qui tient à gérer tranquillement son pré carré, quitte à perdre sa représentativité – ce qui a été le cas lors des élections à Poissy.

Si comme, l’écrivait Fernand Pelloutier, syndicaliste du 19e siècle, « ce qui lui manque (à l'ouvrier), c'est la science de son malheur ; c'est de connaître les causes de sa servitude ; c'est de pouvoir discerner contre quoi doivent être dirigés ses coups », alors il ne fait aucun doute qu’il manque aujourd’hui à l’ensemble des équipes militantes du monde du travail une véritable science de la répression et de la discrimination.

  • 1. Un article de bilan de cet Observatoire est disponible sur le site des Utopiques, la revue de Solidaires.
  • 2. « Les instances de représentation des salariés dans les entreprises en 2022, Une érosion qui se poursuit », 7 mars 2024, Dares résultats n°17, Maria Teresa Pignoni.