Publié le Mercredi 8 novembre 2017 à 21h48.

« Le groupe Total est responsable de la politique qui a amené l’accident. Il a ensuite tout fait pour échapper à ses responsabilités. »

Entretien. Seize ans après l’explosion de l’usine AZF à Toulouse le 21 septembre 2001, qui avait fait 31 mortEs et des milliers de blesséEs, l’entreprise Grande Paroisse, filiale à 100 % du groupe Total, a été reconnue coupable. Le directeur a été condamné à 15 mois de prison avec sursis et 10 000 euros d’amende, et l’entreprise à l’amende maximale de 225 000 euros. Après des années de mensonges, de désinformation, de pression, de guérilla juridique... orchestrés par le groupe Total, ces condamnations sont une victoire qui donne raison aux parties civiles, riverainEs ou salariéEs, aux associations, à la CGT... qui n’ont pas cessé de dénoncer la responsabilité patronale et en particulier le recours à la sous-traitance. Philippe Saunier travaillait dans le groupe Total, il milite à la CGT et a suivi de près le procès d’AZF pour son syndicat.

16 ans après, enfin une victoire contre Total. Responsable et coupable ?

Oui. Grande Paroisse est une filiale à 100 % de Total. Juridiquement c’est la filiale qui est condamnée mais, pour tous ceux qui ont suivi les procès, c’est Total qui a défini les orientations, et fourni la logistique et les moyens à la défense. 

Derrière Grande Paroisse, c’est le groupe Total. Celui-ci est responsable de la politique qui a amené l’accident. Il a ensuite tout fait pour échapper à ses responsabilités.

Ce qui est intéressant c’est que des associations de défense des sinistrés se sont créées, avec qui la CGT a pu travailler. Cela a aidé à faire front commun et à tenir devant la machine de guerre que représente Total et la puissance de feu d’une telle multinationale.

Racontez-nous comment la multinationale a tenté de masquer ses responsabilités.

Desmarest [PDG de Total de l’époque] a annoncé une commission d’enquête interne et était déjà à pied d’œuvre dès le premier jour après l’explosion. Total a envoyé sur place des spécialistes qui ont fait disparaitre un certain nombre d’éléments essentiels. Dans les 48 h, le groupe Total avait tout compris de l’origine de l’explosion. Comme par hasard les inventaires des fameux sacs des produits qu’il ne fallait absolument pas mélanger ont été truqués. On n’a pas retrouvé la benne qui a amené les produits incompatibles à l’origine du sinistre. Des ordinateurs ont été vidés. Des témoins sont devenus amnésiques. On peut dire que Total a été particulièrement efficace. 

Parce que c’est une multinationale, la police judiciaire a laissé œuvrer pendant des mois les ingénieurs de Total pour faire le ménage. Si l’explosion avait eu lieu dans une petite entreprise ou chez un particulier, on aurait défini une scène de crime et le propriétaire des lieux n’aurait pas pu agir à sa guise. L’explosion, c’est le 21 septembre, et c’est seulement au mois de novembre que les enquêteurs de la police judiciaire ont découvert que les produits chimiques incompatibles provenaient du hangar 331, alors que dans les 48 h qui ont suivi, Total y avait déjà mis les pieds. On aurait peut-être pu trouver plus si la police y avait été dès le lendemain de l’explosion.

Ensuite il y a eu une bagarre juridique phénoménale. On parle de 4 procès mais il y a également eu la mise en cause de la DRIRE (devenue la DREAL, administration chargée de la surveillance des entreprises classées pour les risques industriels) par une association de sinistrés. C’est là qu’on a vu la puissance de feu de Total dans le domaine juridique avec une dizaine d’avocats et des moyens considérables.

Sur le plan médiatique, Total a essayé d’emmener les salariés et la population sur de fausses pistes. En 2017 la fausse piste terroriste était toujours alimentée, en essayant de faire porter la responsabilité sur le dos d’un malheureux, mort dans l’explosion, dont le seul tort était d’être d’origine d’Afrique du Nord. Total a bénéficié pour cela de la complicité de journaux comme l’Express, le Figaro, Valeurs actuelles, qui ont publié des articles pour envoyer sur la piste terroriste. Ils ont d’ailleurs été condamnés en justice, la famille du défunt ayant porté plainte pour diffamation. 

Comme si cela ne suffisait pas, ils ont fabriqué une dizaine d’autres pistes, plus folles les unes que les autres : une bombe enterrée de la Seconde Guerre mondiale, un hélicoptère mystérieux entendu, une explosion aurait été provoquée par un premier accident dans l’usine voisine... Le but ? Créer dans l’opinion l’idée que ça ne pouvait pas être un accident industriel. Ils ont d’ailleurs réussi à retourner une partie des salariés en essayant de les culpabiliser, en leur disant que ça ne pouvait pas être de la faute de Total.

Sur le plan technique. Total a payé un spécialiste qui a fait la démonstration en laboratoire que le mélange de produits chimiques en question pouvait effectivement exploser sans besoin d’énergie complémentaire. Total lui a fait savoir que les résultats étaient confidentiels et qu’il avait interdiction de les publier. Heureusement, le juge d’instruction a réalisé des perquisitions et découvert un certain nombre de rapports « secrets », dont celui du spécialiste qui a ainsi pu témoigner lors du procès.

Finalement, 16 ans après l’accident, Total a annoncé aller en cassation. Ils continuent de dépenser une énergie folle pour tenter de se disculper.

La législation en place ne définit pas le crime industriel, ce qui veut dire que Grande Paroisse et son directeur ne pouvaient pas prendre plus. Que propose la CGT sur le terrain juridique ?

Effectivement, c’est le cœur du sujet. 225 000 euros d’amende pour Grande Paroisse, ce n’est pas suffisant ! Il faut revoir notre législation. La loi française en la matière s’intéresse à la relation entre le dommage et l’origine du dommage, mais elle ne s’intéresse pas aux circonstances qui étaient réunies pour produire un tel dommage. Il faut rappeler par exemple que la législation sur les installations classées Seveso n’était pas respectée. Le hangar où a eu lieu l’explosion n’était pas conforme aux obligations des installations classées, et le juge n’a pas pu aller sur ce terrain.

Pas plus qu’il n’a pu aller sur le fait que les infractions au code du travail relevées par l’inspectrice du travail étaient en relation directe avec l’explosion, puisque cela avait déjà était jugé et que l’autorité de la chose jugée faisait qu’il ne pouvait revenir dessus. Il le souligne tout de même dans son jugement mais ce n’est pas un grief de la condamnation. 

Il y a donc matière à redire sur le plan juridique. Je ne suis pas juriste, mais j’affirme qu’il y a un problème dans nos lois telles qu’elles sont rédigées. Il faudrait absolument arriver à faire passer cette notion de « crime industriel ».

Il faut relier ça avec ce qu’il vient de se passer sur l’amiante, où la chambre d’instruction a décidé qu’il n’y aurait pas de procès car il est trop tard ! Visiblement nos autorités en matière de justice ne veulent pas qu’il y ait de condamnations lourdes, voire pas de condamnations du tout dès que l’on parle du droit du travail et de la santé des travailleurs. C’est le cas d’AZF comme celui de l’amiante. Il y a une relation à faire entre les deux. 

Dans les autres boîtes de la chimie, après ce procès, les risques de catastrophes industrielles sont toujours présents ?

Oui. Parce qu’on n’a pas tiré les enseignements. On sous-traite davantage et on précarise encore plus. Il y a plus de salariés précaires et sous-traitants dans les usines classées Seveso (tout comme dans le nucléaire) aujourd’hui qu’en 2001.

C’est l’enjeu de ce procès : le sortir de la quasi-clandestinité dans lequel il est tombé 16 ans après. C’est la bataille du temps qui passe contre l’oubli. Le juge explique très bien l’origine du sinistre par la perte de la chaîne d’organisation du travail, la sous-traitance et le manque de formation.  

Mais il faudrait que ça sorte davantage pour que ça puisse remettre en cause les politiques en cours avec l’aggravation des phénomènes que je viens de décrire. Et Macron qui récemment décide tout seul dans son coin – avec l’appui du patronat tout de même – de flexibiliser et précariser la quasi-totalité des contrats de travail. Demain tous précaires ! En facilitant les licenciements, en généralisant les contrats de chantier, etc., on va vers une situation qui va empirer. 

Et la fin des CHSCT ?

Ce qui est intéressant c’est que, quand on lit le rendu du jugement, le CHSCT est cité une dizaine de fois. Il a amené un certain nombre d’éléments et ainsi participé à la manifestation de la vérité. Il est évident que, s’il n’y a plus de CHSCT, il n’y aura plus de contre-pouvoir au quotidien. Les représentants du personnel, quand on lit les PV de CE et de CHSCT, dénonçaient déjà, avant 2001, le manque de formation des sous-traitants. Après l’explosion, l’expertise réclamée par le CHSCT, qui est largement citée par le juge, a amené beaucoup pour faire la démonstration de l’origine de l’explosion. La commission d’enquête du CHSCT a par ailleurs fait la lumière sur un certain nombre de choses. 

Cela ne sera plus possible demain avec les ordonnances, si elles passent, puisque, de fait, le CHSCT disparaît. Il disparaît sur le papier mais aussi dans ses prérogatives, car l’instance qui est censée concentrer CE, DP et CHSCT sera inopérante. Il y aura trois fois moins de délégués, trois fois moins d’heures de délégation et, en plus, ce ne seront pas des délégués spécifiquement attribués à ces tâches. En clair, il n’y aura plus ce travail d’alerte avant accident, et de travail d’enquête après. 

Propos recueillis par Sylvain Pyro