Publié le Mardi 4 octobre 2022 à 17h57.

Les firmes automobiles gagnent plus en produisant moins !

Production et vente d’automobiles en baisse, difficultés d’approvisionnement en semi-conducteurs, guerre en Ukraine, investissements massifs pour passer aux motorisations tout électrique… Et pourtant les groupes automobiles affichent des niveaux de rentabilité records, inégalés pour certains d’entre eux.

L’exploitation de la force de travail est de plus en plus violente au travers des restructurations en cours et de la dégradation des conditions de travail. Rentabilité record signifie exploitation record.

Des records de rentabilité

En 2021, la rentabilité des seize principaux groupes automobiles mondiaux a atteint son plus haut niveau sur les dix dernières années. Elle s’est établie à 8,5 %, soit près de 5 points de plus qu’en 2020. Elle était de 6,3 % en 2017 avant la pandémie. Mesuré en milliards d’euros, leur bénéfice total s’est élevé en 2021 à 134,2 milliards d’euros. Il a plus que doublé par rapport à 2020, soit un gain de 84,1 milliards d’euros, dépassant de 34 % le montant record de 2017 de 100 milliards d’euros.

Tous les groupes automobiles ont augmenté leur rentabilité en 2021. Tesla, le fétiche des boursicoteurs, est la marque qui a enregistré la rentabilité la plus élevée (12,1 %), suivie par BMW (12 %) et Mercedes-Benz (12 %).

Stelllantis résultant de la fusion entre PSA et Fiat, affiche 8 milliards d’euros de bénéfices au premier trimestre avec un chiffre d’affaires de 88 milliards d’euros en hausse de 17 % et une rentabilité de 14 %, un chiffre encore jamais atteint par un constructeur généraliste en Europe. Stellantis devenant le troisième constructeur automobile le plus rentable derrière Tesla et Mercedes.

Les résultats de Renault ont eux aussi de quoi de satisfaire actionnaires et financiers. Le départ de Renault de Russie, deuxième marché pour le groupe, lui « aurait » coûté 2,3 milliards d’euros. Le conditionnel est nécessaire car ce chiffre n’est pas de l’argent net mesurable et sorti des caisses de l’entreprise, mais le résultat d’évaluations comptables arbitraires. Dans ce contexte, la perte affichée « n’est que » de 1,35 milliard d’euros : près d’un milliard d’euros rattrapé en six mois ! Et la rentabilité atteint le niveau de 5 %. Moins que chez Stellantis, mais plus que du temps de Carlos Ghosn où elle était en moyenne de 3 %.

Gagner plus en produisant moins

Ces résultats records sont obtenus alors que les ventes d’automobiles baissent. Elles sont passées dans le monde de 77,8 millions en 2019 avant la pandémie à 67,5 millions en 2020 et à 71,7 millions en 2021. En Europe, c’est moins 14 % pour les six premiers mois de l’année 2022 par rapport à 2021. Sur la même période, au total monde, Stellantis a vendu 7 % de voitures en moins et Renault de 2 % (en excluant la Russie de la comparaison).

Les firmes automobiles produisent et vendent moins de voitures tout en gagnant plus. La recette : vendre des voitures de plus en plus chères aux entreprises qui représentent aujourd’hui plus de la moitié des achats de voitures, et à la minorité qui peut acheter une voiture neuve dont le prix moyen en France atteint 28 000 euros. Entre 2019 et 2022, le prix moyen des voitures neuves a augmenté de 21 %. Trouver des acheteurs pouvant suivre ces hausses de prix est rendu possible par les inégalités de revenus et de patrimoines amplifiées par la phase actuelle de l’économie capitaliste.

Cette tendance à l’augmentation du prix des voitures à l’œuvre depuis plus d’une dizaine d’années, éclate aujourd’hui et va se poursuivre avec le passage aux motorisations électriques encore plus chères et des chiffres d’affaires et des bénéfices accrus pour les firmes automobiles.

L’interdiction des véhicules thermiques en 2035

L’interdiction des véhicules thermiques est actée en Europe pour 2035 même si l’on ne peut pas exclure d’ici là quelques arrangements sur les délais et sur les véhicules hybrides. Cette interdiction contient déjà un premier arrangement puisque les camions ne sont pas pour le moment concernés, les constructeurs s’affirmant incapables de fabriquer dans le délai de 2035 en nombre suffisant des poids lourds à motorisation électrique. Les camions pourront donc continuer à polluer et le fret ferroviaire continuer à péricliter.

Un moteur électrique est plus simple à fabriquer qu’un moteur thermique parce qu’il y a moins de pièces en mouvement. Pourtant les voitures électriques sont aujourd’hui plus chères d’environ 50 % que les voitures thermiques aux caractéristiques analogues. L’une des raisons tient au coût des batteries, mais une autre tient aux marges bénéficiaires que toutes les firmes automobiles réalisent sur la vente des voitures électriques, les subventions publiques offertes dans la plupart des pays permettant ainsi de gonfler le prix de vente. Le montant de ce « sur-prix » est un « secret de fabrication »…

Les mêmes usines-terminal peuvent assembler voitures électriques ou thermiques. Avec leurs niveaux records de rentabilité et de profit, les firmes automobiles prouvent qu’elles ont les ressources nécessaires pour ce passage à la motorisation électrique.

Un premier semestre 2022 marqué par la désorganisation de la force de travail

La pandémie et la coupure des chaînes de production qu’elle a entraînées à l’exemple de la pénurie en semi-conducteurs, continuent d’avoir des conséquences sur toute l’industrie automobile mondialisée

La crise des approvisionnements en semi-conducteurs qui continue et, à un moindre degré, la guerre en Ukraine ont causé quelques ruptures dans les chaînes de production. Amplifié par la politique du zéro stock, cela a entraîné la mise en chômage technique de nombreuses usines, et sans guère de préavis. Avec les conséquences sur la feuille de paie mais aussi sur les possibilités de rassemblement des salariés, y compris entre militants. Pour augmenter encore les divisions, certaines usines d’un même groupe ont fonctionné à plein comme l’usine de Mulhouse alors que celles de Rennes, Sochaux et Poissy connaissaient des semaines de chômage technique.

Dans les secteurs des études, les firmes automobiles ont pérennisé le recours au télétravail introduit lors de la pandémie. Plus du tiers des surfaces sont aujourd’hui vacantes. Renault met en vente une part de ses surfaces à Guyancourt et PSA va réorganiser et concentrer ses activités dans de nouveaux bâtiments à Poissy. La conséquence immédiate, c’est là aussi un démembrement des collectifs de travail dans des secteurs aux traditions de lutte moins développées.

Ces facteurs pèsent sur l’organisation et l’expression des résistances. Les directions syndicales de la métallurgie et de la filière automobile s’avèrent incapables de les contrecarrer et tendent à des pratiques de plus en plus institutionnelles encore plus éloignées des vies concrètes dans les ateliers et services. Cette impuissance laisse le champ libre aux offensives patronales. Et c’est dans ce contexte, en ajoutant les difficultés de mobilisation, que la fédération de la métallurgie CGT est en train d’exclure le syndicat CGT de l’une des principales usines automobiles, celle de Stellantis Poissy, et son délégué syndical central, Jean-Pierre Mercier.

Le temps des offensives patronales

Partout on assiste à une dégradation des conditions de travail que la pandémie avait amplifiée mais qui perdure.

Les outils CHSCT ayant été démantelés sous Hollande et Macron, il revient aux médecins du travail de chez PSA de sonner l’alarme. Un appel datant de la fin de l’année 2021 a été largement diffusé au moins de juin.

Ces médecins écrivent : « Nous observons sur les établissements un manque d’entretien et de renouvellement de matériel, y compris sur des éléments de sécurité (électriques, systèmes de ventilation…). Même certaines urgences ne sont plus traitées comme telles. Le sentiment au quotidien est celui d’une réalité d’usine low-cost, là où avait été annoncée l’Usine du Futur1. »

L’ensemble de ces médecins alerte sur « une augmentation des situations critiques portées à leur connaissance. Les signaux faibles laissent craindre que le nombre de personnes dans cette situation soit en nette progression ».

Dans l’usine de Mulhouse où se préparait au printemps 2022 le lancement d’un nouveau modèle, le correspondant NPA de l’usine écrit : « les intérimaires ne restent pas, tant à cause de la pénibilité des conditions de travail, les pressions dans l’organisation du travail, et bien sûr à cause des salaires minables. Pour recruter, la direction et les agences d’intérim organisent des “ job dating ” dans les quartiers populaires de Mulhouse ».

L’overtime se multiplie, parfois institutionnalisé dans des accords d’entreprise comme chez Renault, systématisant les horaires de travail irréguliers avec des heures supplémentaires imposées en fonction des incidents machines sur les chaînes de production et de tous les aléas qui pèsent sur le nombre de voitures à produire par jour. La flexibilité, c’est travailler une ou plusieurs heures de plus sans qu’il y ait ni transport prévu en fin de travail, ni prise en compte, bien sûr, des contraintes familiales ou personnelles de chacun.

Cette détérioration des conditions de travail s’accompagne d’un blocage maintenu des salaires au moment où profits et dividendes explosent. Chez Stellantis, la hausse annoncée pour 2022 est de 2,8 % pour les ouvriers, loin de l’inflation constatée. Stellantis privilégie les primes qui, données une fois, ne sont pas inscrites dans le salaire. Même politique chez Renault avec une masse salariale en augmentation de 2,6 % recouvrant de grandes différences entre salariéEs. Ce ne sont pas des augmentations générales car la « tendance » patronale est à l’individualisation des salaires, une part significative de salariés ne touchant rien de plus sur leur salaire. Alors que la hausse des prix continue et que les profits des firmes automobiles explosent avec les revenus des principaux dirigeants, Tavares en tête. Cette stagnation des salaires réels peut être à l’origine de luttes à portée générale contre la politique des firmes et du gouvernement.

Toutes les fonderies pour Renault liquidées

La liquidation des fonderies produisant pour leur seul donneur d’ordre Renault s’est achevée au cours du premier semestre 2022. La dernière en date a été sa filiale « Fonderies de Bretagne » cédée cet été à un investisseur allemand. Toutes les fonderies du Poitou Fonte et Alu, de MBF à Saint-Claude dans le Jura et de la SAM dans le bassin de Decazeville ont été mises en liquidation judiciaire, donc fermées. Renault, le responsable avec l’arrêt de ses commandes, sait pourtant avec ses services d’achats contrôler ses petits sous-traitants pour s’assurer de la conformité des process de fabrication avec les cahiers des charges et… négocier à la baisse les prix d’achat. Ce sont des usines laissées pendant des années à des patrons voyous en toute connaissance de cause et dont Renault a décrété la fin en coupant les commandes.

Le passage à l’électrique n’est qu’un faux motif car une automobile a besoin de pièces issues des fonderies pour beaucoup d’autres dispositifs que les moteurs et nombre des fonderies aujourd’hui fermées produisaient déjà des produits fins à base d’aluminium adaptés aux moteurs électriques.

Toute une filière a été cassée après que pendant plus d’une année les luttes et les résistances se sont succédé usine par usine. Les quelques rassemblements d’ensemble appelés par la seule fédération de la métallurgie CGT au printemps 2021 ont rassemblé moins de manifestants que les 3 000 participants recensés en moyenne lors de la dizaine de manifestations tenues dans le bassin de Decazeville en Aveyron autour de la SAM.

À l’inverse de Renault, au sein même de l’usine PSA de Mulhouse l’activité de fonderie est maintenue. Mais d’autres fonderies appartenant au groupe comme celle de Sept-Fons dans l’Allier sont menacées. La principale offensive de PSA s’est portée cette année sur la stagnation des salaires et la détérioration continue des conditions de travail.

Le démembrement programmé de Renault

Selon un projet préparé depuis plusieurs mois et encore confirmé mi-juillet, Renault serait divisé en deux parties, l’une avec l’ensemble des activités électriques, l’autre pour les activités thermiques, basée en Espagne et en Roumanie.

Les salariés de Renault qui travaillent dans les activités électriques autour de Douai appartiennent déjà à une filiale à 100 % de Renault, ElectriCity, sans les mêmes conventions collectives. L’entité « électrique » deviendrait une société indépendante cotée en bourse pour bénéficier de l’engouement des boursicoteurs pour ce type de structure. La référence en la matière est la firme Tesla à la capitalisation boursière approchant à la mi-août les 900 milliards de dollars (contre, à titre de comparaison, 46 milliards d’euros pour Stellantis et 3 milliards d’euros pour Renault).

Ces plans pour demain éclairent les décisions actuelles. La liquidation des fonderies en France, pour privilégier le groupe multinational CIE basé à Bilbao, s’inscrit dans ce projet de confier à l’Espagne et à la Roumanie toutes les activités relevant de la mécanique traditionnelle. Et en France tout le secteur des études pour les moteurs thermiques et hybrides, installé notamment dans le Centre de Lardy dans l’Essonne, est menacé. Près de 1 000 suppressions d’emplois, sur un effectif total de 3 000, ont déjà eu lieu en trois ans et demi. Dans ce centre, la résistance s’est poursuivie tout au long du semestre pour exiger les formations nécessaires au maintien de l’emploi sur place sans lesquelles c’est le départ forcé assuré. Plutôt que nous faire partir, Renault doit nous reconvertir ! C’est l’exigence du syndicat CGT de l’établissement.

Laisser faire ces grands groupes automobiles, c’est leur permettre d’utiliser et de détourner toutes les opportunités à leur propre profit. L’interdiction des moteurs thermiques en 2035 n’est pas une charge pour les firmes automobiles ; c’est au contraire un moyen de renouveler à marche forcée les automobiles individuelles existantes en les remplaçant par des voitures qui ne sont pas moins polluantes sur le plan global. C’est le moment pour le patronat de s’en prendre aux conventions et droits conquis dans une branche qui avait été au siècle dernier à la pointe des mobilisations ouvrières au service de toutes et tous.

Pas de doute, c’est bien le patronat de l’automobile soutenu par le gouvernement qui est à l’initiative dans les offensives de ces derniers mois. La question pour le mouvement ouvrier et syndical est d’inverser ce rapport des forces, de surmonter les divisons, d’obtenir des victoires même partielles faisant sens pour tous les salariés, et de concrétiser des perspectives où emplois et qualifications seraient mises au service des besoins de la population. Il y a urgence à empêcher le patronat de l’automobile de s’enrichir et de nuire à nos dépens : au-delà des salariés du secteur, cela devient l’affaire de toute la population.