Une voiture, même bourrée de puces électroniques, c’est une tonne et demie de fer et autres produits métalliques : l’automobile est depuis un siècle l’un des principaux débouchés des industries métallurgiques. Les pièces métalliques, au cœur des moteurs et de tous les dispositifs qui permettent à une voiture de rouler jusqu’aux vitesses autorisées et au-delà, résultent de cette activité de transformation. C’est la production des usines et ateliers de forge et de fonderie, dans la continuité de cette activité humaine historique qui est celle des forgerons.
Dans les forges d’aujourd’hui, le métal est mis en forme à grande chaleur par des ouvrierEs qui opèrent dans des conditions d’insécurité extrêmes. Les usines et ateliers de fonderie reposent sur des techniques plus complexes puisqu’il s’agit de fabriquer des pièces en fondant métaux et alliages dans des moules aux formes de la pièce demandée mais il s’agit toujours transformer des métaux en pièces intégrables notamment à des automobiles. Au début de l’histoire de la production d’automobiles, cette activité était intégrée aux usines automobiles elles-mêmes et continuent de l’être pour certaines d’entre elles.
Dans l’usine de Renault Billancourt qui compta dans les années 1950 jusqu’à 40 000 salariés, le département 62, celui des forges, était un bastion de la CGT au sein de ce bastion qu’a constitué Billancourt. Dans ce département, les ouvriers professionnels qui le constituaient votaient jusqu’à 90 % pour les délégués CGT. Dans « l’Atelier 62, réputé pour être “le plus dur et le plus huppé en termes de qualification” »1, les conditions de travail sont particulièrement dures mais une solidarité active permet aux ouvrierEs de tenir tête au despotisme de l’usine. Il existe dans ce type d’atelier des traditions de lutte liées aux conditions objectives du procès de travail et aux militantEs qui en émergent pour organiser la solidarité de toutes et tous.
Les fonderies sont les héritières de cette histoire. Cette filière comprend aujourd’hui plus de 300 entreprises occupant environ 30 000 salariéEs dont 15 000 pour la fourniture de pièces à l’automobile. Il s’agit de souvent de petites entreprises dont la création remonte pour la plupart aux années 70, l’âge de l’apogée de la production d’automobiles en France. C’est en effet à ce moment que les firmes automobiles ont élargi leurs espaces géographiques de production et externalisé ou filialisé de nombreuses activités.
Renault a, en ce qui concerne les fonderies, commencé dès 1966 avec la création d’une filiale en Bretagne à Caudan, la SBFM, puis de celle des fonderies du Poitou en 1978, en conséquence directe de la fin des forges sur le site de Billancourt quinze ans avant la fermeture de toute l’usine.
PSA lors de cette même période a fait des choix différents, intégrant à l’usine de Mulhouse, créée en 1962, ateliers de forge et de fonderie encore en pleine activité aujourd’hui. Les autres fonderies du groupe en France, comme celles de Charleville et de Sept Fons sont demeurées des entités PSA sans filialisation.
PSA et Renault ont en même temps favorisé, avec les concours des pouvoirs publics prodigues en subventions, le développement d’entreprises sous-traitantes. Alors que le secteur de la sous-traitance automobile a donné naissance, à coups de fusion et de rachats, à des groupes à dimension mondiale comme Valeo, Faurecia ou Plastic Omnium, la filière des fonderies est restée dispersée, de par la volonté des donneurs d’ordre PSA et Renault.
Les traditions de lutte de la Fonderie de Bretagne à Caudan
Pierre Le Ménahès, animateur historique des grèves à la Fonderie de Bretagne expliquait dans une interview à Rouge en juillet 2007 : « La SBFM est, par excellence, l’enfant des grandes grèves menées à l’époque par les ouvriers des Forges d’Hennebont. Nous sommes, depuis plus de quarante ans, les héritiers de cette culture ouvrière, où la transmission du savoir s’est toujours effectuée dans la lutte pour la défense et le développement de l’outil de travail dans l’intérêt des salariés. D’une production sidérurgique, la SBFM est passée à une production principalement axée sur les pièces de sécurité automobile (collecteurs d’échappement, bras de suspension, portes-fusées etc.) avec Renault pour client principal absorbant 70 % de notre production. Renault a été, jusqu’en 1998, notre actionnaire principal, à hauteur de 99 %. »2
Vient ensuite après une première mise en vente de Renault à Teksid, une filiale de la branche fonderie de Fiat, qui revend peu après à une autre entreprise italienne spécialisée dans les pièces mécaniques pour poids lourds et machinisme agricole, elle-même à l’origine du groupe Zen tôt promis à la faillite. Ces ventes successives se sont accompagnées de suppressions d’emplois et de pertes de savoir-faire, la SBFM, passant de 1 600 salariéEs au début des années 1980 à 560 salariés en novembre 2008, date du dernier dépôt de bilan. Et c’est à l’issue d’une longue lutte que les ouvrierEs de la SBFM ont gagné en 2008 la réintégration dans le périmètre Renault sous la forme de la Fonderie de Bretagne actuelle. La lutte et la grève avaient payé. Pas de mystère : la rareté de l’événement dans un contexte marqué par les fermetures d’usines s’explique par une mobilisation sans faiblesse, enracinée dans toute une histoire de luttes.
Mais dans le contexte de l’affrontement incessant entre classes sociales, rien n’est définitivement acquis. En juillet 2020, le plan Renault de suppressions d’emplois prévoyait une nouvelle liquidation de la Fonderie de Bretagne, en même temps que la fermeture de quatre autres usines. Un sursis avait été gagné après quelques manifestations de colère et en ce printemps 2021, Renault, toute promesse reniée, revient à la charge avec son projet de vente. Ce qui explique la grève et l’occupation de l’usine en ce mois de mai 2021 pour rester un établissement Renault.
Une longue série de résistances dans les fonderies
À la fonderie de New Fabris près de Châtellerault, début juillet 2009, les 366 ouvrierEs avaient pointé les responsabilités de Renault et PSA et menacé de faire sauter l’usine s’ils n’obtenaient pas une prime de licenciement de 30 000 euros chacun. Ils ne réussirent pas à empêcher la fermeture de l’usine. Quant aux fonderies du Poitou, elles ont connu le même parcours de vente et revente après leur vente par Renault, à l’origine de leur création. Le dernier acquéreur, Liberty, arrivé là en chasseur de primes, est aujourd’hui en redressement judiciaire. Les fonderies de la SAM dans le bassin de Decazeville et de MBF à Saint-Claude sont toujours en procédure de redressement judiciaire, sans patron si ce n’est un administrateur judiciaire dont la fonction principale est le recouvrement des dettes contractées par les faillis auprès de leurs créanciers. Sans patron mais avec un donneur d’ordre Renault qui dans le cas de la SAM arbitre entre les différents repreneurs.
Toute la filière des fonderies est aujourd’hui en crise. Les responsabilités des donneurs d’ordre PSA et Renault sont claires alors qu’ils ont profité d’un système où la dispersion de petits sous-traitants permettait de mieux peser sur les prix d’achat des pièces et de changer de fournisseur sans préavis au gré de leurs besoins. Aujourd’hui, sous la houlette du ministre Lemmaire, ils entendent œuvrer à la concentration de la filière, c’est-à-dire à de nouvelles fermetures d’usines. Pour ce faire, de nouvelles subventions à hauteur de 5 millions d’euros ont été accordées.
Toute l’industrie automobile est engagée dans la même course avec le passage d’ici une génération, vingt ans, du moteur thermique au moteur électrique. Cette réelle transformation, d’une ampleur inégalée dans l’histoire de l’automobile de plus d’un siècle, n’en est qu’à ses débuts : en France, 85 % des voitures neuves vendues sont encore à moteur thermique et il faut bien pour les fabriquer les mêmes pièces mécaniques qu’il y a un an ou deux. Et tant la Fonderie de Bretagne que la SAM ont commencé à fabriquer des pièces pour les moteurs hybrides et électriques. De toutes les façons les voitures qu’il est projeté de fabriquer dans les vingt ans à venir auront besoin, quelle que soit leur motorisation, de pièces mécaniques pour toutes les liaisons sol-véhicule, et y compris pour les moteurs électriques même si le nombre de pièces mécaniques en mouvement y est inférieur.
L’enjeu des luttes et résistances en cours
La crise s’approfondit en fait à mesure que les firmes automobiles, à commencer par Renault, font décroître leurs activités de production sur le territoire français. En vingt ans la production d’automobiles est passée en France de 3 340 000 véhicules en 2000 à 1 318 000 en 2020. Avec des effectifs diminuant de moitié pour atteindre 100 000 personnes environ en 2020.
Cette chute est d’abord le résultat d’une réorganisation des espaces de production à une échelle continentale, l’Europe géographique élargie à la Turquie et au Maroc. Chez PSA les menaces qui pèsent sur les fonderies sont directement liées au déménagement de la fabrication de moteurs de Douvain en Hongrie, première mesure importante découlant de la fusion PSA-Fiat Chrysler. Et dans le même temps, l’usage et le nombre de voitures en circulation ne cessent de croître, preuve qu’il ne s’agit pas d’une crise classique de surproduction.
En ce printemps 2021 post déconfinement les fonderies sont en première ligne des attaques et des résistances. Les luttes sont en cours et rien n’est joué.
Il n’y a pas de solution sérieuse aux dizaines de milliers d’emplois perdus dans l’industrie automobile sans une remise en cause de la production, de ses finalités, et de sa soumission aux exigences du profit capitaliste. Les perspectives de nouvelles politiques industrielles promettant le beurre et l’argent du beurre, c’est-à-dire le maintien des emplois et le respect de règles du profit capitaliste, sont à cet égard des leurres. Mais sur le terrain de l’emploi et des fermetures d’usines, des succès partiels sont à portée de mobilisations à la condition qu’elles soient à la hauteur. Le tous ensemble ne se proclame pas mais se prépare en apportant tout le soutien aux luttes les plus avancées et en favorisant la convergence effective entre les luttes. L’issue de la grève à la Fonderie de Bretagne et au-delà dans les autres fonderies menacées constitue un enjeu pour toutes et tous, à commencer dans la filière automobile.
- 1. Atelier 62, récit de Martine Sonnet consacré à la vie de son père ouvrier aux Forges à Renault Billancourt.
- 2. Accessible sur le site d’Europe Solidaire sans Frontière : http://www.europe-solida…