Publié le Lundi 11 avril 2011 à 08h33.

Grammaire. Un chien vaut bien dix femmes...

La langue est le reflet d’une société. Le fait que le féminin soit englobé dans le masculin, considéré comme le genre « non marqué », correspond à l’évolution de la place des femmes. Changer nos conventions d’écriture permet de rendre visible une discrimination largement admise comme immuable.

Les élections cantonales sont passées et cette semaine les présidents des conseils généraux ont été élus. Notez qu’en principe dans Tout est à nous !, nous aurions écrit « les présidentEs des conseils généraux ont été éluEs ». Mais en l’occurrence, les présidentes ne constituent que 5 % des 101 départements. Donc cinq. Mais en français académique, on écrirait « les présidents » même dans la situation peu probable où un homme serait perdu parmi 100 femmes. Car nous le savons tous depuis l’école primaire, un mâle suffit dans un groupe pour que celui-ci soit masculin quel que soit le nombre de femelles. De la même manière qu’un adjectif ou un participe passé est masculin dès lors qu’une énumération comporte au moins un terme masculin. Ainsi le journal et la revue sont publiés régulièrement. Après tout, le genre de ces mots étant relativement arbitraires, on n’y trouve pas à redire. Mais la règle choque davantage lorsqu’on réalise qu’un garçon et trente filles sont attentifs à ce que raconte l’institutrice...

Une règle gravée dans le marbre ? Pourtant Racine écrivait : « Ces trois jours et ces trois nuits entières », car jusqu’au xviie siècle, la règle voulait que l’adjectif s’accorde avec le substantif le plus proche. Ce qui nous ferait écrire aujourd’hui que 97 présidents et 5 présidentes ont été élues.

En 1647, un grammairien nommé Vaugelas, rédigea un ensemble de « remarques » sur la grammaire française, et concernant les accords, il expliqua que« la forme masculine a prépondérance sur le féminin, parce que plus noble ». En 1767, un autre grammairien, Nicolas Beauzée ajoutait : « Le genre masculin est réputé plus noble que le féminin, à cause de la supériorité du mâle sur la femelle ». Ainsi fut instaurée une hiérarchie entre les genres qui ne devait rien à la langue mais tout à l’idéologie et qui reste la règle de nos jours.

Ce n’est pas un hasard si les révolutionnaires décidèrent de rédiger la Déclaration universelle des droits de l’homme et du citoyen. Car malgré la participation des femmes à la Révolution française, celles-ci n’étaient pas considérées comme des citoyennes et n’avaient de droits que comme épouses. Ce qu’a d’ailleurs consacré le code civil de 1804 en leur donnant une place d’incapables majeures dépendant de leur mari.

De là, les femmes ont vu leur rôle circonscrit à la maison et à l’éducation des enfants. Quelqu’un comme Proudhon ayant d’ailleurs largement contribué à ravaler les femmes au rang d’épouses. Et alors que le moyen-âge connaissait des drapières, des lieutenantes etc., les pharmaciennes du début du xxe siècle, tout comme les mairesses, ne pouvaient être que les épouses des pharmaciens et des maires.

Une discrimination académique

Lorsqu’en 1984, le Premier ministre créa une « commission de terminologie relative au vocabulaire concernant les activités des femmes », l’Académie française, qui quatre ans plus tôt avait accueilli en son sein une femme pour la première fois en la personne de Marguerite Yourcenar, a renâclé. On trouve encore aujourd’hui sur le site des Immortels à la rubrique langue française : « […] l’Académie française qui n’avait pas été consultée, fait part de ses réserves dans une déclaration préparée par Georges Dumézil et Claude Lévi-Strauss. Elle dénonce en particulier le contresens linguistique sur lequel repose l’entreprise :il convient de rappeler que le masculin est en français le genre non marqué et peut de ce fait désigner indifféremment les hommes et les femmes ; en revanche, le féminin est appelé plus pertinemment le genre marqué, et "la marque est privative. [...] À la différence du genre non marqué, le genre marqué, appliqué aux êtres animés, institue entre les deux sexes une ségrégation." Aussi la féminisation risque-t-elle d’aboutir à un résultat inverse de celui qu’on escomptait, et d’établir, dans la langue elle-même, une discrimination entre les hommes et les femmes. »

Plusieurs circulaires, en 1986 et 1998, recommandèrent de procéder à la féminisation des noms de métiers mais l’Académie persiste : « Le rapport de la commission a été remis au Premier ministre en octobre 1998. Il rappelle qu’une intervention gouvernementale sur l’usage se heurterait très vite à des obstacles d’ordre juridique et pratique, et qu’on peut douter, de toute façon, qu’elle soit suivie d’effet. Il établit une nette différence entre les métiers d’une part (où les formes féminines sont depuis toujours en usage et ne posent pas de problème particulier), et les fonctions, grades ou titres d’autre part, qui doivent être clairement distingués de la personne. La fonction ne peut être identifiée à la personne qui l’occupe, le titre à la personne qui le porte, etc. ; pour cette raison, l’utilisation ou l’invention de formes féminines n’est pas souhaitable. »

Ainsi, il serait plus normal de parler de Madame le ministre car la ministre renverrait nécessairement à une personne particulière alors que le ministre renvoie à la fonction !

En réalité, plusieurs pays ont tenté de faire évoluer la langue depuis la deuxième moitié du xxe siècle comme le Canada ou la Suisse avec plus de succès que la France.

Contrairement à ce qu’on veut nous faire croire, la langue est le reflet de la société. L’évolution du français, traduit notamment, l’évolution de la place des femmes. Enseigner aux enfants dès leur plus jeune âge que le féminin est englobé par le masculin participe d’un système où les femmes occupent les métiers les plus dévalorisés et perçoivent des revenus inférieurs à ceux des hommes. Parce qu’il est le principal outil de communication, le langage est important. Il véhicule les valeurs de notre société et c’est pour cela aussi que nous devons le changer. Alors dans Tout est à nous !, nous continuerons d’utiliser la féminisation de l’écriture, même si nous avons conscience que cela gêne un certain nombre de nos lectrices et lecteurs.

Dominique Angelini