Publié le Mardi 5 septembre 2023 à 19h00.

L’heure du #MeToo du football espagnol

Depuis le 20 août dernier, l’Espagne est traversée par un scandale national à la suite de la victoire en Coupe du Monde de football de sa sélection féminine.

Ce jour-là, sur le podium, au moment de la remise des médailles et du trophée aux joueuses, Luis Rubiales, le président de la RFEF (Fédération royale espagnole de football), commet une agression sexuelle en mondovision, en embrassant de force sur la bouche Jennifer Hermoso.

Celle-ci dénonce ce geste dans un live Instagram quelques minutes plus tard, et l’affaire explose. On découvre le soir même dans la presse des propos semblant contradictoires, où elle déclare ne pas avoir été dérangée par « ce geste amical ». Propos qu’elle n’a en réalité jamais prononcé, car dans l’intervalle, des méthodes mafieuses ont eu cours : coups de téléphone aux familles des joueuses, pression directe sur Jennifer Hermoso lui demandant de rétropédaler, et devant son refus, rédaction d’un communiqué imaginaire venant d’elle, directement publié sur le site de la Fédération, et repris sans aucun questionnement par l’ensemble des médias dominants, aussi bien en Espagne qu’ailleurs.

Allures de crise politique

Tous les opportunistes se réveillent : gouvernement, PSOE, PP, dirigeants de la Ligue professionnelle, jusque-là totalement muets sur le sexisme dans le foot, acteurs depuis toujours de la marginalisation de sa pratique par les femmes, et complices de Rubiales, toujours en place alors qu’il est mis en cause des années pour ses pratiques crapuleuses. Seuls les fascistes de Vox, dont nombre de dirigeants sportifs sont proches voire militants, restent silencieux sur le sujet.

Les politiciens et bureaucrates ont, comme toujours, attendu qu’il soit trop gênant et voyant pour commencer à le lâcher. D’autant plus que comme en France, les fédérations sportives reçoivent un agrément et une délégation de service public de la part du ministère des Sports – qui a donc parfaitement le droit de leur retirer cette mission, encore faut-il en avoir la volonté.

Sexisme et harcèlement

En matière de sexisme, le football espagnol comme international a un lourd passif qui ne commence que lentement et difficilement à être remis en cause.

En 2019, les joueuses du championnat, alors amateur, se mettent en grève, pour obtenir des droits élémentaires : un salaire minimum de 16 000 euros par an, des congés payés, des congés maladie et maternité, l’embauche de médecins, kinés et nutritionnistes, et des conditions d’entraînement et de déplacements dignes. Elles ont obtenu victoire, la signature d’une convention collective, et depuis 2022, elles sont entièrement professionnelles et salariées.

Du côté de l’équipe nationale, le sélectionneur Jorge Vilda, lui aussi au cœur de la tempête actuelle, est en poste depuis 2015. Son prédécesseur avait déjà été licencié pour harcèlement moral et sexiste. Il est lui-même aujourd’hui coupé des joueuses qui dénoncent depuis des années son management toxique, avec notamment l’interdiction de fermer leurs chambres d’hôtel pour qu’il puisse vérifier « si elles dorment » (on imagine aisément l’aspect anxiogène de telles pratiques). S’ajoute l’interdiction levée récemment de faire venir leurs familles pendant les compétitions, des déplacements épuisants de plus de 1 000 km en bus et des soins médicaux en dessous de tout.

En 2022, un groupe de 15 joueuses, « Las 15 », se mettent en retrait de la sélection pour demander la démission de Vilda et une amélioration de leurs conditions de travail. Cette grève est défaite au moyen de pressions individuelles et de divisions orchestrées. Sur les 15, seules 4 ont boycotté la Coupe du Monde, que l’équipe a traversé en autogestion quasi-totale, n’adressant plus la parole à son entraîneur.

On se souvient qu’au printemps dernier, les joueuses de l’équipe de France avaient dû elles aussi annoncer leur retrait de l’équipe, pour obtenir le départ de leur sélectionneuse Corinne Diacre, adepte du management par la terreur et le harcèlement, et avaient obtenu victoire, au sein d’une FFF également gangrénée par l’affairisme et le sexisme.

Luis Rubiales, quant à lui, a un casier long comme le bras : commissions occultes reçues par l’Arabie Saoudite pour y organiser des compétitions, préparations d’orgies sexuelles dans des hôtels loués sur les fonds de la fédération, vacances aux Caraïbes dans les mêmes conditions, maintien de Jorge Vilda envers et contre toutes.

Une équipe de foot populaire

De façon plus large – et sans tomber dans le mythe de 1998 d’une société française « Black Blanc Beur » et d’un résultat sportif annulant toutes divisions de classe, de race et de genre – cette équipe espagnole est toutefois représentative des évolutions de la société espagnole depuis la transition démocratique : les deux tiers des joueuses revendiquent leur homosexualité (ce qui est impensable à l’heure actuelle dans le foot masculin), elles portent des revendications féministes et elles comptent parmi elles Salma Paralluelo, une fille d’immigrés sans-papiers de Guinée équatoriale, et Olga Carmona, une Gitane issue d’un quartier misérable de Séville.

Leur position subordonnée et opprimée au sein du sport le plus populaire au monde, devant se battre pour leur dignité, leurs droits et contre les violences sexistes, donne à leur victoire sportive et aux évènements qui ont suivi une portée politique et sociale plus importante que chez les hommes, qui sont engloutis par l’argent et les dérives du sport business. Elles ont d’ailleurs acquis une immense popularité chez les jeunes et les femmes.

Alors que les 23 championnes du monde viennent d’annoncer leur retrait de l’équipe jusqu’au départ de Luis Rubiales, que tout le staff vient de démissionner à l’exception de Jorge Vilda, que les manifestations de soutien à Jennifer Hermoso se multiplient sur les réseaux sociaux et dans les stades de foot masculin, et que le mouvement féministe espagnol organise des manifs (notamment devant le siège de la fédération), le scandale prend aussi des aspects totalement délirants : refus de Luis Rubiales de démissionner, insultes sexistes de sa part en pleine Assemblée générale de la fédé, menaces de la RFEF de quitter les instances internationales si celui-ci est sanctionné, et même organisation d’une manif pour le soutenir. Au vieux monde et les caciques qui s’accrochent à leur pouvoir et privilèges : « Basta ya ! »

Sources :

Les articles quotidiens de So Foot sur le sujet, disponibles sur leur site.

Les Live Twitch de So What, la chaine de So Foot, avec l’émission “Numéro Meuf”, organisée pendant la Coupe du Monde par Anna Carreau et Léna Bernard.

Les enquêtes du youtubeur et journaliste indépendant Romain Molina.

La presse espagnole, notamment Publico, qui ouvre des tribunes aux féministes Espagnoles sur cette affaire depuis 10 jours.