Des dizaines de milliers de Russes ont protesté contre le résultats des élections à la Douma, donnant le parti de Poutine vainqueur.Le samedi 10 décembre était vraiment un jour historique pour la société russe. Selon différentes estimations, le meeting qui s’est tenu à Moscou a réuni entre 50 000 et 80 000 personnes ; il s’agit de la plus forte action de protestation se déroulant en pleine rue depuis le début des années 1990. Le même jour, des actions similaires ont rassemblé des milliers de personnes dans toutes les grandes villes de Russie. Le mouvement a même atteint l’Europe occidentale où les diasporas russes ont organisé des piquets aux portes des ambassades.Démocratie dirigéeIl y a encore une semaine, le régime en place n’aurait pu imaginer qu’il devrait faire face à de sérieux problèmes. La campagne électorale pour les élections à la Douma d’État (législatives) s’est déroulée selon des règles aujourd’hui bien connues de tous, celles de la « démocratie dirigée », modèle politique autoritaire dont les fondements ont été posés par le président Eltsine dès 1993, lors de l’adoption de l’actuelle Constitution. On aurait pu croire qu’au cours de la dernière décennie Vladimir Poutine et ses acolytes avaient réussi à faire de la politique un jeu rebutant dont la quasi-totalité de la population se sentait complètement étrangère. À peine sept partis non reconnus se sont battus pour obtenir leur place au Parlement, mais il était couru d’avance que la plus grosse part du gâteau reviendrait à Russie unie (parti de Poutine). Ce parti monopolise tant les structures étatiques que celles des grosses entreprises capitalistes du pays. Afin d’assurer la victoire à ce monstre bureaucratique dont la popularité est en chute libre, des milliers (voire, des millions !) de fonctionnaires ont été mobilisés. On a eu recours à tous les mécanismes de manipulation du scrutin et du travail de la commission électorale envisageables. Le mécontentement croissant vis-à-vis du pouvoir s’est exprimé par un vote massif pour les partis reconnus ayant une position critique à l’égard de Russie unie. Des millions d’électeurs ont appliqué le principe de voter « pour n’importe quel parti, mais pas pour Russie unie ». Ils ont ainsi accordé leurs voix au Parti communiste et au parti de centre-gauche Russie juste. Le matin du 5 décembre, lorsque les résultats des élections ont été annoncés, le pays s’est indigné : Russie unie a remporté 50 % des voix, alors que sa popularité réelle ne cesse de décroître et qu’au sein de la population cette structure est connue comme « le parti des escrocs et des voleurs ». « Des élections justes ! »Les rapports publiés par des observateurs issus de l’opposition ont révélé que près d’un quart des bulletins ont été manipulés au profit du parti au pouvoir !Les Russes ont le sentiment d’avoir été personnellement injuriéEs et bafouéEs, ce qui vient s’ajouter aux conséquences de la crise économique de plus en plus évidentes, à la pauvreté patente et à la privatisation du secteur social. Le 5 décembre, plus de 7 000 personnes se sont rendues au meeting organisé à Moscou par les groupements politiques prônant la démocratisation. La revendication « des élections justes ! » a vite cédé la place au slogan « Poutine démission ! », et à la fin du meeting des affrontements violents ont eu lieu entre la police et les participants. En quelques jours, la contestation a pris de l’ampleur et la jeunesse organisée au travers des réseaux sociaux a tenté de mener des actions non autorisées dans le centre-ville ; elles ont été suivies de près et sauvagement dispersées par la police. Vendredi, près de 1 000 personnes ont été arrêtées au cours de telles actions à Moscou et à Saint-Pétersbourg. Finalement, le samedi 10 décembre, le degré de mécontentement a atteint son plus haut point.
Ce qu’il s’est passé ce jour-là peut d’ores et déjà être considéré comme un point de rupture dans l’histoire de la Russie moderne. Pour la première fois depuis le début des années 1990, des millions de personnes ont été les acteurs d’une politique vivante, qui a eu pour scène la rue. Une activité politique au sein de laquelle on peut déjà observer une lutte d’idées et d’alternatives qui se joue entre trois forces : les démocrates, les militants de la gauche radicale et les nationalistes. Cette lutte d’idée a pour toile de fond une tâche que tous se sont assignés : le démontage du système Poutine et le rétablissement des libertés politiques élémentaires.
Les perspectives de ce mouvement balbutiant sont incertaines. Mais, quoi qu’il en soit, rien n’est plus comme avant. Nous entrons dans une nouvelle période de l’histoire où la gauche anticapitaliste aura un plus grand rôle à jouer que par le passé.
Ilya Boudraiskis (Mouvement socialiste de Russie), traduction Charlotte Fichefet