Au Tchad, depuis plusieurs semaines maintenant, et malgré une répression qui a déjà fait plusieurs dizaines de morts et des centaines de blessés, les manifestations se poursuivent pour dénoncer la prise du pouvoir par le Comité militaire de transition (CMT), dirigé par le général Mahamad Deby — fils de l’ancien dictateur Idriss Deby, tué le 20 avril.
Le 19 mai, une manifestation d’ampleur devait avoir lieu. Bafouant sa propre parole, le ministère de l’Intérieur tchadien l’a faite interdire au dernier moment. Dès l’aube, la capitale s’est retrouvée quadrillée par policiers et « bérets rouges », ceux-ci dispersant violemment les attroupements par des tirs à balles réelles et raflant les suspects au hasard. Ce qui n’a pas empêché les manifestantEs les plus déterminés, à N’Djamena, comme à Bongor, Mondou ou Sarh, de sortir braver les militaires pour crier des slogans et brûler des drapeaux français. Le lendemain même de la manifestation interdite, c’était la ministre de l’Enseignement supérieur du gouvernement civil de transition, mis en place par la CMT, qui a du s’enfuir de l’université où elle était venue faire la promotion du nouveau régime, après avoir été conspuée et caillassée par les étudiantEs.
Une opposition très mesurée
L’échec de la manifestation ne s’explique cependant pas uniquement par la violence de la répression. Alors que la quasi-totalité des partis politiques d’opposition tchadiens dénonçaient unanimement, avant le 20 avril, la réélection d’Idriss Deby à un 6e mandat présidentiel, les deux principaux d’entre eux, l’Union nationale pour le développement et le renouveau (UNDR) et le Parti pour les libertés et le développement (PLD), qui fournissaient des contingents importants lors des manifestations, se sont carrément ralliés au nouveau régime au nom de la « transition ». Ainsi, Mahamat Ahmat Alhabo, chef du PLD, vient d’entrer au gouvernement comme ministre de la Justice. De son côté, Saleh Kebzabo de l’UNDR s’est montré plus prudent en se contentant d’envoyer dans le gouvernement deux de ses associés sans se mouiller directement.
La contestation est donc pour l’heure dirigée par Wakit Tamma (« L’heure est venue »), collectif très large qui regroupe la plupart des forces d’opposition au CMT. On y retrouve en premier lieu l’Union des syndicats du Tchad (UST) qui a animé de nombreuses grèves dans la période précédente, des associations de chômeurEs, de retraitéEs ou d’étudiantEs sans emploi, ainsi que la Ligue des droits de l’homme et les quelques politiciens qui espèrent pouvoir jouer leur carte en cas de changement radical, comme Succès Masra, chef d’un petit parti mais auréolé d’une certaine réputation de par sa carrière comme économiste à la Banque africaine de développement et par sa présence dans les manifestations de février dernier. Pour autant, ce politicien présenté comme en pointe de la contestation par les médias occidentaux se borne à réclamer « un processus de transition civilo-militaire », formule que Macron n’avait pas hésité à reprendre son compte lors des funérailles d’Idriss Deby, et qui en dit long sur sa parfaite compatibilité avec les intérêts de la Francafrique.
Une situation explosive
De ce point de vue, il n’y a pas grand chose à attendre de cette opposition très mesurée pour tous ces fonctionnaires, travailleurEs précaires, retraitéEs ou jeunes des quartiers populaire de N’Djamena, « diplômés chômeurs », etc., qui peuplent les manifestations depuis des années. Car la révolte contre la junte militaire s’inscrit elle-même dans une série de mouvements sociaux et de grèves, comme celle des travailleurEs des services publics pendant l’hiver 2018-2019 pour réclamer leurs salaires impayés depuis des mois. Le mouvement avait alors débordé dans d’autres secteurs, comme à Cotontchad, l’une des principales entreprises du pays. Une nouvelle grève du secteur public avait éclaté en janvier dernier, quelques semaines avant les manifestations contre le 6e mandat d’Idriss Deby. Plus généralement, la protestation contre la misère et l’augmentation phénoménale des inégalités – d’autant plus visibles avec l’arrivée de la manne pétrolière dans les années 2000 – n’a cessé d’augmenter au cours du temps. C’est cette situation, et pas seulement la mort de Deby et le remplacement par son fils, qui rend aujourd’hui la situation du Tchad si explosive.