Publié le Dimanche 20 mars 2011 à 15h06.

Chine : une super-puissance en devenir ?

Depuis la fin des années 1970 et en particulier après 1992, la Chine s’est engagée dans une série de réformes visant à restaurer le capitalisme et à ouvrir son économie au marché mondial. Grâce à trois décennies d’une formidable croissance économique, elle est aujourd’hui une puissance capitaliste de premier ordre. La Chine est officiellement devenue en 2010 la deuxième puissance économique mondiale en termes de PIB, devant le Japon. Cela s’est accompagné de transformations majeures au plan politique, diplomatique, militaire et technologique qui ne sont pas sans conséquences au niveau mondial.

L’influence de la Chine en Asie

L’émergence de la Chine s’est avant tout fait sentir en Asie, sphère traditionnelle de son influence, modifiant sensiblement les équilibres politiques, économiques et militaires de la région. Cela s’est d’abord traduit par une plus grande intégration régionale, visant à établir un environnement favorable au développement économique dans une zone minée par les conflits territoriaux et les tensions politiques entre États. L’ouverture au commerce international et aux investissements directs étrangers de la Chine ont favorisé une nouvelle division internationale du travail au sein de la région. Sa force de travail bon marché semble quasi inépuisable. Elle lui a permis de devenir un pays d’assemblage de composants et produits intermédiaires importés du reste de l’Asie, transformés en produits finis qui sont ensuite exportés sur les marchés mondiaux. Cette nouvelle division internationale du travail a été une source de croissance économique des pays développés d’Asie. La Corée du Sud, Taïwan, le Japon, Hong Kong et Singapour ont pu ainsi en profiter. La Chine est devenue la principale destination des investissements à l’étranger du Japon, de Taïwan et de la Corée du Sud. Ces pays y ont d’abord implanté des usines d’assemblage puis, dans un deuxième temps, des usines de fabrication de composants. De plus, la Chine est devenue dès 2002 la principale destination des exportations du Japon, de la Corée et de Taïwan devant les États-Unis. Tout en prônant la devise de Deng Xiaoping de « faire profil bas et rester en retrait », la Chine s’est transformée, en l’espace d’une décennie, en la principale puissance de la région. Dans quelle mesure est-ce bénéfique aux autres pays d’Asie ?À y regarder de plus près, les relations commerciales ne sont pas mutuellement avantageuses. Le renforcement des liens économiques a accru la dépendance d’un grand nombre de pays asiatiques à l’égard de la Chine. En 2000, la « guerre de l’ail » entre la Chine et la Corée du Sud et, en 2001, la « guerre des tatamis » entre la Chine et le Japon ont parfaitement illustré la domination économique de la Chine sur ses « partenaires » commerciaux. Dans les deux cas, à la suite de la mise en place de barrières douanières provisoires contre certains produits chinois, Pékin a riposté par des sanctions bien plus importantes sur des produits exportés par ces deux pays vers la Chine, entraînant des pertes financières colossales pour les industries concernées. L’accord de libre-échange Cafta (China-Asean Free Trade Agreement), négocié avec six pays de l’Asean (Association des nations de l’Asie du Sud-Est) et entré en vigueur le 1er janvier 2010, est un exemple plus récent illustrant la tendance à l’œuvre. Le Cafta établit la troisième plus grande zone de libre-échange après l’Union européenne et la zone de libre-échange nord-américaine (Alena). Selon les termes de l’accord, la Chine donne aux pays signataires de l’Asean un accès préférentiel à son immense marché intérieur en particulier dans le secteur des services. Dans la réalité, l’accord va accroître l’importance de la Chine dans les exportations des pays de l’Asean, renforçant une dépendance croissante à l’œuvre depuis la fin des années 1990. D’autre part, la contrebande de marchandises chinoises a profondément perturbé les économies des pays de l’Asean depuis de nombreuses années. Par exemple, dans le secteur manufacturier, les industries locales de chaussures, de textiles, de plastiques, de produits en acier, sont en concurrence directe avec les marchandises de contrebande chinoises. 0n estime que 70 à 80 % des chaussures vendues au Vietnam sont des chaussures de contrebande venant de Chine. Aux Philippines, les produits agricoles venant de Chine comme les pommes de terre, les oignons, l’ail, les carottes ont envahi le marché, déprimant fortement la demande pour les produits locaux. Le nouvel accord de libre-échange risque de formaliser cette situation, voire de l’aggraver en déversant sur les marchés, cette fois en toute légalité, des marchandises chinoises très compétitives par rapport aux produits locaux.

L’émergence d’une nouvelle puissance militaire

Avec un budget militaire officiel, pour l’année 2011, s’élevant à 91,5 milliards de dollars, la Chine se place au deuxième rang mondial, très loin derrière les États-Unis. En hausse de 12,5 % par rapport à 2010, le budget évolue en lien avec la croissance économique chinoise et son inflation. La Chine a en effet privilégié une modernisation de son armée qui ne mette pas en péril son développement économique. Les changements n’en sont pas moins particulièrement édifiants. En 2011, l’Armée populaire de libération (APL) n’a plus grand-chose à voir avec l’APL des années 1960 que Mao accusait d’inertie et de laxisme et dont la force reposait essentiellement sur sa supériorité numérique. Avec 2 millions de soldats, elle reste la plus grande armée du monde. De plus, Pékin a su très rapidement accroître sa puissance technologique et son armement militaire. En premier lieu la Chine a développé un programme extrêmement important de missiles balistiques de croisière et terrestres. Cela lui a permis d’améliorer la portée, la précision et la charge explosive d’environ 1 100 missiles balistiques de courte portée visant Taïwan. La Chine s’est aussi dotée de missiles de moyenne portée à têtes conventionnelles ou nucléaires. Enfin, le pays est en passe de développer un missile balistique capable d’atteindre des navires en mer. Au plan naval, les progrès sont aussi très spectaculaires. En dix ans, la Chine s’est dotée d’une flotte de guerre, comprenant 66 sous-marins dont cinq nucléaires. Elle devrait lancer son premier porte-avion en 2012. Le niveau technologique des moyens d’information et de communication s’est également fortement renforcé. La Chine est aujourd’hui en mesure de surveiller ce qui se passe dans le Pacifique. Ses capacités militaires vont bien au-delà de la seule possibilité de défendre ses eaux territoriales. Dans le cas où la Chine déciderait d’attaquer Taïwan qu’elle revendique comme faisant partie de son territoire, elle serait en mesure d’affronter les États-Unis qu’un traité de défense unit à Taïwan. La marine de l’APL cherche maintenant à assurer la sécurité de la marine marchande chinoise, du Moyen-Orient à la seconde chaîne d’îles dans le Pacifique. Cette seconde chaîne se déploie du Japon à la Papouasie occidentale en passant par l’île de Guam, au-delà des Philippines, dans une zone sous domination directe des États-Unis. Cela n’est pas sans conséquences sur les rapports entre la Chine et les USA dans la région. Certains experts doutent de la puissance de la marine chinoise mais celle-ci a atteint un objectif important : les USA y regardent maintenant à deux fois avant de s’approcher des côtes chinoises. Leur hégémonie sur la région est remise en cause.

Une révolution de « jasmin » est-elle envisageable en Chine ?

De nombreuses comparaisons ont été faites entre la situation en Égypte et les événements qui ont eu lieu en 1989 sur la place Tian An Men où l’armée chinoise avait provoqué un bain de sang. Dans les deux cas, des jeunes se sont mobilisés en un lieu hautement symbolique du pays pour se révolter contre un régime autoritaire. L’issue de la révolte sur la place Tahrir a été fort heureusement différente de celle de la place Tian An Men. On se demande même si l’exemple de l’Égypte pourrait inspirer un nouveau soulèvement populaire en Chine d’une ampleur comparable à celui de 1989. Les points communs entre les deux pays ne manquent pas : dans les deux cas, des régimes autocratiques, une corruption endémique et de grande ampleur, de fortes inégalités sociales, une forte hausse du prix des denrées alimentaires de base, des demandes sociales importantes en particulier parmi les jeunes éduqués des villes qui trouvent difficilement un emploi correspondant à leur qualification, des rémunérations qui ne répondent pas à leurs attentes. Les différences entre les deux situations sont cependant très importantes.Trente ans d’une forte croissance économique ont rendu les Chinois confiants en l’avenir du pays et en leur propre avenir, en particulier. Les classes moyennes urbaines ont été les principales bénéficiaires de la restauration capitaliste sous Deng Xiaoping. Dans une moindre mesure, toutes les couches de la société ont tiré profit de la croissance y compris les plus pauvres. Des millions de travailleurs migrants ont profité du boom économique en obtenant du travail dans les grandes villes industrielles et ce phénomène se prolonge maintenant avec l’industrialisation du centre du pays. Le maintien de la croissance économique a été l’une des bases de la légitimité politique du parti-État. Celui-ci a bien compris qu’à mesure que le pays s’enrichit et s’insère dans l’économie mondiale, sa survie ne peut reposer seulement sur la répression et la censure. Depuis 1989, le régime a su lâcher la bride en développant une politique que l’on peut résumer à « enrichis-toi et tais-toi ». Les classes moyennes ont la liberté de s’enrichir et de consommer et elles s’en sont satisfaites jusqu’à présent. Parallèlement, le Parti communiste chinois (PCC) a utilisé le nationalisme pour justifier son monopole du pouvoir. Au cœur de ce discours, le parti apparaît comme le garant de la nation chinoise menacée et humiliée dans le passé par les puissances occidentales. Depuis l’ouverture économique, le nationalisme a trouvé une nouvelle force, le parti se présentant comme le garant du développement d’une Chine riche et puissante, développement « que l’Occident chercherait à contrecarrer ». Le régime est incontestablement autoritaire et le mécontentement populaire réel. En témoignent les dizaines de milliers d’incidents, de grèves et de manifestations chaque année. Cependant, du fait de la nature du système politique dirigé par un parti-État et de la rotation de ses dirigeants, les Chinois n’ont pas une personnalité qui incarnerait la dictature contre qui se retourner. Le parti-État a été assez malin pour détourner la colère populaire contre les autorités locales quand il s’agit de corruption, d’inégalités, de non-­respect des lois. Il sait aussi jouer du ressort nationaliste pour détourner l’attention de ses responsabilités comme cela a été le cas lors des luttes ouvrières dans des usines de multinationales étrangères au printemps dernier (Honda, Foxconn…). Il est possible que les dirigeants actuels du PCC, qui n’ont pas connu la guerre avec les Japonais, soient moins enclins à organiser une répression brutale contre un mouvement populaire comme ce fut le cas à Tian An Men. C’est sans doute pour cela qu’aucune liberté n’est laissée à une quelconque organisation d’opposition, encore une différence avec la société égyptienne. Le mouvement Falun Gong (un mouvement spirituel qui compte 70 millions de membres) en est un exemple parmi d’autres. C’est aussi pour cela que le PCC est particulièrement nerveux et empêche tous les rassemblements. Les autorités chinoises ont ainsi réagi de manière très répressive aux « promenades » organisées le dimanche dans les parcs d’une dizaine de grandes villes chinoises. Cela montre une certaine crainte de la contagion de la part du parti. La vitesse et la soudaineté avec lesquelles les gouvernements tunisien et égyptien sont tombés sont les éléments les plus inquiétants pour Pékin. Le gouvernement est particulièrement vigilant à tout incident qui pourrait se transformer en une escalade incontrôlable : l’étincelle qui met le feu à la plaine.