Publié le Samedi 18 décembre 2010 à 12h17.

Contre la diplomatie capitaliste. Les « ancêtres » bolchéviques de Wikileaks

Bon nombre de commentateurs de l'affaire Wikileaks insistent sur son caractère «inédit» et «novateur», notamment grâce au rôle joué par Internet aujourd'hui. Or, ce n'est pas tout à fait exact. La publication de documents diplomatiques secrets n'est pas une nouveauté historique. Dans un tout autre contexte, les révolutionnaires russes l'ont menée à bien, sans attendre la naissance du Web…

Le 8 novembre 1917, au lendemain de la victoire de la Révolution d'Octobre en Russie, la première décision de politique étrangère du gouvernement révolutionnaire a été le fameux «Décret sur la paix» adopté par le Deuxième Congrès panrusse des Soviets. Ce décret proposait de mettre un terme au carnage de la Première Guerre mondiale et décidait la publication des traités diplomatiques secrets afin de démasquer la nature impérialiste de cette guerre:

« (...) Le gouvernement abolit la diplomatie secrète et exprime de son côté la ferme intention de mener les pourparlers en pleine franchise, devant le peuple entier ; il procède immédiatement à la publication complète des traités secrets ratifiés ou conclus par le gouvernement des propriétaires fonciers et des capitalistes depuis février jusqu'au 23 octobre 1917. Ces traités, dans la mesure où ils visent, comme cela s'est produit dans la majorité des cas, à l'obtention de profits et de privilèges par les propriétaires fonciers et les capitalistes russes, au maintien ou à l'accroissement des annexions des Grands-Russes, sont annulés immédiatement et sans condition par le gouvernement.» (1)

Le Deuxième Congrès panrusse des Soviets procéda également à l'élection du Conseil des Commissaires du Peuple (Sovnarkom, pour ses acronymes en Russe), le gouvernement ouvrier et paysan, dirigé par Lénine. Ce Conseil était composé de 15 commissaires, dirigeants 13 commissariats du peuple créés pour administrer les différents secteurs du nouveau pouvoir. Avant d'assumer la charge de la création de la nouvelle Armée rouge, Léon Trotsky sera désigné pendant quelques mois à la tête du Commissariat du peuple aux Affaires étrangères (Narkomindel).

Le matelot-diplomate

Composés exclusivement de fonctionnaires étroitement liés aux classes possédantes, les 14 ministères hérités de l'ancien appareil d'État tsariste et du gouvernement provisoire bourgeois se mettent immédiatement en grève pour saboter le fonctionnement du pouvoir révolutionnaire, espérant ainsi précipiter sa chute. Les fonctionnaires de la Banque d'État refusent de financer le gouvernement soviétique et les banques privées créent un fond d'aide aux grévistes. Le Ministère des Affaires étrangères était quantà lui, encore plus que les autres, composé de représentants de l'artistocratie et des milieux aisés. Seuls les domestiques et les courriers se déclarèrent disposés à servir les Soviets. (2)

Quand Trotsky se présente, le 9 novembre, au Ministère des Affaires étrangères, il se contente d'un appel au travail mais «doit faire face à un mouvement renforcé; tiroirs et placards fermés, ni dossiers, ni clés» (3). Les Commissaires du peuple, secondés par le Comité militaire révolutionnaire de Pétrograd, la capitale, décident alors de licencier les grévistes qui refusent de reconnaître le nouveau pouvoir, et de recruter parmi les ouvriers, les soldats et les marins de la ville, le nouveau personnel administratif. Ce sont essentiellement des ouvriers des usines «Poutilov» qui vont fournir les nouveaux employés du Commissariat aux Affaires intérieures, tandis que des marins révolutionnaires de la Flotte de la Baltique et des travailleurs de l'usine «Siemens-Schukert» rempliront les effectifs du Narkomindel. (4) Parmi eux, le matelot cannonier et militant bolchévique Nikolaï Markine, qui joua un rôle de premier plan dans la publication des traités diplomatiques secrets.

Dans ses mémoires, Léon Trotsky évoque ainsi ce dernier: «Je m'adressai à Markine qui connaissait le secret de l'action directe. Deux ou trois diplomates furent enfermés pendant vingt-quatre heures et le lendemain, Markine, m'apportant les clés, m'invita à me rendre au commissariat. Mais j'étais retenu à l'Institut Smolny par des travaux d'une portée plus générale pour la révolution. Markine devint alors, provisoirement, le ministre des Affaires étrangères, sans en avoir le titre. Il débrouilla tout à sa manière dans le mécanisme du commissariat, procéda d'une main ferme à l'épuration, chassant les diplomates de haute lignée, les diplomates fripons, réorganisant la chancellerie. Il confisqua au profit des miséreux de tout âge les objets que l'on recevait encore en contrebande, par les valises diplomatiques.» (5)

Les clés obtenues par «l'action directe» permirent d'ouvrir les coffres et leurs secrets, et c'est ainsi qu'un simple matelot prendra en charge la publication des traités, de la correspondance diplomatique et des télégrammes codés échangés entre les grandes puissances de l'époque. D'après Trotsky, Markine «fit une sélection parmi les plus édifiants documents secrets et publia ce qu'il avait choisi, sous sa responsabilité personnelle avec des notes de lui, en brochures. Markine ne portait pas l'insigne académique et même n'écrivait pas sans quelques fautes. Ses annotations étaient parfois d'un imprévu surprenant. Mais dans l'ensemble Markine le diplomate plantait solidement ses clous et en bonne place».

Malheureusement, quelques mois plus tard, le matelot-diplomate connut une fin tragique sur le front de la guerre civile: «(...) Sur la Kama, une balle ennemie rejoignit Nikolaï Guéorguiévitch Markine et faucha ses solides jambes de marin. Lorsque je reçus la dépêche qui m'annonçait sa mort, ce fut comme si une colonne de granit s'écroulait devant moi» (6)

«Seule la vérité est révolutionnaire» (Lénine)

Loin des discours officiels sur le caractère «sacré» de la guerre, sur la «défense de la patrie» ou de la «démocratie», la publication des traités entre le gouvernement russe et les gouvernements de Grande-Bretagne, de France et d'autres pays révéla la façon dont ils avaient conspiré et marchandé comme des chiffonniers pour se partager les dépouilles de la guerre entre eux, en passant sur les cadavres de millions de victimes.

Dans une déclaration expliquant les motivations du gouvernement soviétique (voir le texte intégral ci-dessous), Trotsky souligna que «La diplomatie secrète est un outil nécessaire pour la minorité possédante qui est obligée de tromper la majorité afin de la soumettre à ses intérêts». Par conséquent, «La lutte contre l'impérialisme qui ruine et détruit les peuples d'Europe est également une lutte contre la diplomatie capitaliste, qui a suffisamment de raisons de craindre la lumière du jour. Le peuple russe et les peuples d'Europe et du monde entier doivent apprendre la vérité des documents sur les plans forgés en secret par les financiers et les industriels ainsi que leurs agents parlementaires et diplomatiques. Les peuples d'Europe ont payé avec d'innombrables sacrifices et une désolation économique universelle le droit à cette vérité.»

La publication des traités secrets commenca dans le journal «Izvestiya» du 23 novembre 1917, et les textes furent également édités sous forme de brochures entre décembre 1917 et février 1918. Le 12 décembre, une partie de ces documents est publiée dans le «Manchester Guardian» et dans «The New Europe», «semant l’indignation et l’effroi au sein des chancelleries concernées. On y apprend que la Grande-Bretagne, historiquement opposée à la présence de la Russie en Méditerranée, a donné son accord au tsar pour qu’il s’empare des détroits et de Constantinople en échange d’une attitude pareillement bienveillante de la part de ce dernier concernant d’autres espaces en Asie mineure qu’il plairait à Sa Majesté britannique de se procurer; on comprend que l’Italie est entrée en guerre du côté de la Grande-Bretagne et de la France avec la promesse d’acquérir une forte portion de la rive dalmate; que la Roumanie a fait de même pour s’agrandir de la Transylvanie, de la Bucovine et du Banat; que la Russie et le Japon se sont entendus pour empêcher la montée de la Chine; que la France et la Russie ont ensemble redessiné les frontières de l’Allemagne en février 1917, etc.» (7)

En décembre 1917, David Lloyd George, Premier ministre britannique, tenta de persuader CP Scott, éditeur du «Manchester Guardian» de ne pas publier les documents secrets: "Si les gens connaissaient réellement la vérité, la guerre serait arrêtée demain. Mais, évidement, ils ne la connaissent pas et ils ne peuvent pas la connaître". (8) Malgré tout, la publication des traités n'empêcha pas, immédiatement, la poursuite de la guerre impérialiste. L'information, seule, ne suffit pas si elle n'elle n'entraîne pas une action et une mobilisation effective des masses pour modifier les rapports de forces. Mais ces révélations, tout comme l'exemple donné par la Révolution russe elle-même, pénétrèrent peu à peu dans l'esprit des travailleurs et, près d'un an plus tard, la Révolution allemande d'octobre-novembre 1918 allait enfin précipiter la fin de la boucherie.

Tout comme l'affaire Wikileaks aujourd'hui, la publication de documents diplomatiques secrets par le gouvernement bolchévique a eu un énorme retentissement international à l'époque et a valu à ce dernier la sympathie des travailleurs dans toute l'Europe, mais aussi parmi les peuples colonisés. Si les motivations de Julian Assange sont sans doute distinctes de celles du matelot Nikolaï Markine, il est nécessaire aujourd'hui de sortir de l'oubli ce «précurseur» qui appliqua, en «plantant solidement ses clous et en bonne place», les décisions d'une révolution qui ébranla le monde.

Ataulfo Riera, le 13 décembre 2010.

Notes

(1) «Décret sur la Paix», rédigé par Lénine et adopté par le Deuxième congrès des Soviets des députés ouvriers et soldats de Russie des 25-26 octobre (7- 8 novembre) 1917: http://www.marxists.org/francais/lenin/works/1917/10/2-co-so/vil19171025-02.htm

(2) «Aux sources de la politique extérieure de l'URSS», Editions Novosti, Moscou 1970

(3) «La formation de l'État socialiste», Editions Novosti, Moscou 1972

(4) «Trotsky», Pierre Broué, Editions Fayard, Paris 1988

(5) Trotsky évoque dans ses mémoires un autre épisode marquant de la révolution, lié au souvenir de Markine: «Pendant les journées d'Octobre, cette figure solidement bâtie, face basanée et morose surgissait toujours aux endroits les plus dangereux et aux heures où l'on avait le plus besoin d'elle. (...) Une certaine pègre entreprit d'attaquer les caves et entrepôts de spiritueux de la capitale et des palais, richement pourvus. Il y avait certainement quelqu'un pour diriger ce mouvement menaçant, pour tenter de brûler la révolution au feu de l'alcool. Markine flaira le danger et entra aussitôt en bataille. Il assura la protection des caves et là où il ne pouvait mieux faire, il détruisit les dépôts. Chaussé de hautes bottes, il enfonçait jusqu'aux genoux dans un flot de vins fins qui dégoulinait du verre des bouteilles. Par les ruisseaux, le vin coulait, imprégnant la neige, vers la Néva. Des ivrognes le lampaient, à même les rigoles. Markine, le revolver au poing, combattait pour la lucidité d'Octobre. Trempé jusqu'aux os, tout pénétré du bouquet des grands crus, il rentrait chez lui où l'attendaient, dans les affres deux petits garçons. Markine repoussa l'offensive donnée au moyen de l'alcool par la contre-révolution».

(6) «Ma Vie», Léon Trotsky, Editions Gallimard, Paris 1989

(7)«WikiLeaks à la manière bolchévik, en 1917», Joëlle Kuntz, journal «Le Temps» (Suisse), 6 novembre 2010

(8) Cité par John Pilger «Pourquoi est-ce qu'ils n'informent pas honnêtement sur les guerres?», http://www.johnpilger.com/

Déclaration sur la publication des traités secrets

En publiant les documents diplomatiques secrets à partir des archives de la politique étrangère du tsarisme et des gouvernements de coalition bourgeois des sept premiers mois de la révolution, nous menons à bien l'engagement que nous avons pris lorsque notre parti était dans l'opposition. La diplomatie secrète est un outil nécessaire pour la minorité possédante qui est obligée de tromper la majorité afin de la soumettre à ses intérêts. L'impérialisme, avec ses sombres plans de conquête et ses alliances et marchandages de rapine, a développé le système de la diplomatie secrète au plus haut niveau.

La lutte contre l'impérialisme qui ruine et détruit les peuples d'Europe est également une lutte contre la diplomatie capitaliste, qui a suffisamment de raisons de craindre la lumière du jour. Le peuple russe et les peuples d'Europe et du monde entier doivent apprendre la vérité des documents sur les plans forgés en secret par les financiers et les industriels ainsi que leurs agents parlementaires et diplomatiques. Les peuples d'Europe ont payé avec d'innombrables sacrifices et une désolation économique universelle le droit à cette vérité.

L'abolition de la diplomatie secrète est la condition première pour une politique étrangère honnête, populaire et véritablement démocratique. Le gouvernement soviétique considère comme son devoir de mener une telle politique dans la pratique. C'est précisément pourquoi, tout en proposant ouvertement un armistice immédiat à tous les peuples belligérants et à leurs gouvernements, nous publions en même temps ces traités et accords, qui ont perdu tout caractère obligatoire pour les travailleurs de Russie, les soldats et les paysans qui ont pris le pouvoir dans leurs propres mains.

Les politiciens bourgeois et des journalistes d'Allemagne et d'Autriche-Hongrie peuvent tenter d'utiliser des documents publiés afin de présenter la diplomatie des empires centraux sous un jour plus avantageux. Mais une telle tentative serait vouée à un échec pitoyable, et cela pour deux raisons. En premier lieu, nous avons l'intention de présenter rapidement devant le tribunal de l'opinion publique des documents secrets qui traitent de façon suffisamment claire de la diplomatie des empires centraux. Deuxièmement, et c'est le plus important, les méthodes de la diplomatie secrète sont aussi universels que le vol impérialiste. Lorsque le prolétariat allemand entrera dans la voie révolutionnaire, il dévoilera les secrets des chancelleries en publiant des documents qui ne cèdent en rien à ceux que nous nous apprêtons à publier. Il ne reste qu'à espérer que cela aura lieu rapidement.

Le gouvernement des ouvriers et des paysans abolit la diplomatie secrète, ses intrigues, ses codes et ses mensonges. Nous n'avons rien à cacher. Notre programme, exprime la volonté ardente de millions de travailleurs, soldats et paysans. Nous voulons que la domination du capital soit renversé. En exposant au monde entier l'oeuvre des classes dirigeantes, telle qu'elle s'exprime dans les documents diplomatiques secrets, nous nous adressons aux travailleurs sur base de l'appel qui constitue la fondation immuable de notre politique étrangère: «Prolétaires de tous les pays, unissez-vous!».

Léon Trotsky, 22 novembre 1917. Traduction de l'anglais pour le site www.lcr-lagauche.be