Elena Zeledon est militante trotskyste de longue date. Elle vit au Costa Rica. Elle revient avec nous sur les élections qui ont eu lieu le 4 février.
Peux-tu nous décrire le paysage politique du Costa Rica ?
Le paysage politique vient de subir un changement fondamental. Le dernier cycle électoral signifie la destruction de l’ancien régime mis en place après la guerre civile de 1948. A cette époque, on s’est retrouvé avec deux blocs qui représentaient chacun un des camps de la guerre civile. D’un côté, un bloc chrétien conservateur représenté par le Parti social chrétien uni (PUSC). De l’autre le Parti de la libération nationale (PLN), instrument politique des vainqueurs de la guerre civile, les sociaux-démocrates liés à la Seconde internationale. Malgré l’existence de ces deux blocs, un consensus a prévalu après la guerre civile : le Costa Rica devait être un pays juste, social-démocrate, neutre au niveau international, et l’affrontement entre les blocs n'était qu'un désaccord sur la tactique pour arriver à cette même fin. Un bon exemple de ce consensus a été le soutien massif à la proposition de suppression de l’armée suite à la guerre civile et la redirection des fonds dans la santé et l’éducation. Le Costa Rica est le seul pays d’Amérique Centrale avec un système éducatif universel et gratuit et un système de santé financé publiquement. Cette vision costaricaine du bipartisme a duré de 1948 a l’élection de 2014.
Ce consensus a commencé a être ébranlé dans les années 2000 avec le début de la discussion et de la mobilisation autour de l’Accord de libre-échange des Amériques (FTAA). Cette question a cassé le pays en deux. En 2007, les partisans du « oui » au FTAA ne l’ont emporté qu’avec une marge de 1%. À la question du libre-échange s’est ajoutée celle de la privatisation. Le gouvernement de Calberon (PUSC), qui a tenté de privatiser les PTT, a été vaincu par le mouvement ouvrier. Des facteurs sociaux plus profonds se sont ajoutés : augmentation du chômage des jeunes, augmentation du nombre d’étudiants, baisse du nombre de travailleurs dans le secteur agricole où ils ont été remplacés par des travailleurs migrants venus du Panama ou du Nicaragua. On a vu émerger un troisième bloc, composé des secteurs progressistes de la petite-bourgeoisie et la fraction moderniste de la bourgeoisie nationale liée au capital industriel. Ce bloc comprend ceux qui se sont enrichis en investissant dans les zones franches et dans l’immobilier. Ce bloc est également le plus conscient du besoin d’une réforme fiscale d’ampleur notamment de taxes plus importantes sur les travailleurs et les couches moyennes.
En 2014, le Parti d’action citoyenne (PAC) représentant ce bloc a remporté les élections, son candidat atteignant même 67% des voix lors du second tour de l’élection présidentielle. Cette victoire a mis fin à soixante ans d’alternance et d’administration politique bipartisane.
Comment analyser les résultats des récentes élections ?
Aujourd’hui, avec les résultats du premier tour de l’élection présidentielle de 2018, on voit une reconfiguration du bloc chrétien conservateur qui était formellement dirigé par l’Église catholique qui a été supplantée par les Évangelistes. La prise de contrôle de ce bloc par les Évangélistes est un fait en soi en Amérique centrale. Ce conflit est particulièrement important au Costa Rica ou l’Église catholique est la religion d’État officielle et bénéficie de prérogatives constitutionnelles. Les Évangélistes sont d’ailleurs pour une séparation de l’Église et de l’État (« estado laico »). Le candidat de ce bloc chrétien représenté par le Parti de la rénovation nationale (PRN) Fabricio Alvarado est arrivé premier au premier tour et a remporté 14 des 57 sièges de l’Assemblée nationale. Sa base sociale est la petite-bourgeoisie revancharde organisée autour de l’opposition au mariage pour tous, de l’homophobie, et dont le cri de ralliement « retour des valeurs familiales » signifie des attaques contre les syndicats, les LGBTQ, contre toute forme de consensus et de modernité, et la sortie du Costa Rica de la cour interaméricaine des droits humains. Au PRN s’opposent les secteurs libéraux de la bourgeoisie et de la petite bourgeoisie, des secteurs du mouvement ouvrier et des milliers de jeunes qui ont monté une campagne contre les évangélistes grâce aux réseaux sociaux et qui refusent que le Costa Rica revienne a une époque pré guerre civile. Ce bloc soutient le PAC sous le nom de Frente Amplio, mais les dirigeants du PAC font preuve d’une stupidité politique impressionnante en promettant des attaques tout azimut contre les droits sociaux des jeunes et des travailleurs. Le candidat du PAC Carlos Alvarado a ainsi annoncé son soutien à une augmentation de 3 pourcent de la TVA, un gel des salaires dans la fonction publique et une renégociation des acquis sociaux remportés depuis 1947. Par exemple, le PAC veut taxer les indemnités de licenciement qui auparavant ne l’étaient pas. La montée du PRN et des Évangélistes est la faute de la politique du PAC. De plus, celui-ci est au cœur d’un énorme scandale de corruption ayant impliqué des juges, des banquiers et des entrepreneurs et de tous les partis sauf le PRN.
Sur la question du mariage pour tous, au lieu de faire passer une loi l’autorisant à la chambre costaricaine, le PAC a préféré renvoyer l’affaire devant les tribunaux de la cour de justice interaméricaine des droits humains, ce qui a permis au PRN de se servir de la fierté nationale bafouée avec le slogan : « Ils n’ont pas le droit de nous dire ce qu’on doit faire ».
Où en est la gauche ?
S’il y a une petite touche de lumière dans ce tableau bien sombre c’est le score qu’a effectué le Parti des travailleurs (PT LIT-CI) qui a surpris tout le monde en remportant 6 000 voix aux présidentielles et 10 000 aux élections parlementaires. Cette campagne a été soutenue plus ou moins critiquement par les 7 autres organisations de l’extrême gauche. Leur programme était un programme de transition, exigeant l’interdiction des licenciements, la fin de la pauvreté, la défense du mariage pour tous et le droit pour une femme de disposer de son corps sans pressions de son docteur ou de son compagnon. Ce vote représente de manière modeste une base de travail pour former des coalitions et des fronts ayant pour objectif par exemple de changer le code du travail, ce qui nécessite au Costa Rica une révision constitutionnelle, mais aussi pour se défendre contre le PRN et l’Église, exiger la séparation de l’Église et de l’État. Il faut mettre en place un nouveau processus constituant et pour cela renouer avec les mobilisations de masse qui avaient vu des centaines de milliers de personnes descendre dans la rue contre le FTAA et les privatisations.
Propos recueillis par Stan Miller