Publié le Samedi 27 juillet 2024 à 12h00.

De la dédiabolisation aux élections 2024

Jusque dans les années 2000, l’antifascisme est structurant dans la politisation d’une large fraction de la jeunesse. Des groupes militants interviennent et produisent de l’analyse écrite (réseau No Pasarán, Ras l’Front, VISA, CRIDA, Article 31, Celsius, REFLEXes…). Les antifascistes parviennent à maintenir une forme d’endiguement pour contenir la progression du FN et de ses franges radicales. 

La qualification de fascisme suffit parfois à disqualifier le FN à une échelle large. Le climax de cette mobilisation sera le 1er mai 2002, avec un million et demi de manifestant·es. Et pourtant le FN connaît une inexorable ascension électorale. Le creux des années 2000, avec le siphonnage de ses voix par Sarkozy, aura tendance à démobiliser. Plusieurs organisations spécifiques périclitent plus ou moins dans les années 2000-2010. Cette démobilisation coïncide avec le reflux, déjà engagé, du mouvement ouvrier. Les commentateurs avisés assurent la fin du FN, malgré les analyses qui maintiennent une tradition antifasciste. Le FN-RN des années 2000-2020 bénéficie d’une prétendue dédiabolisation, qui masque d’abord l’étendue de ses idées dégueulasses et la cohérence de son projet.

 

Acoustique sondagière

Le discours du FN-RN se cristallise autour de quelques piliers programmatiques constants. Les efflorescences qui en partent sont des slogans testés selon la période et l’auditorat. Ce processus est un classique : « de ses premières improvisations, l’agitateur ne conservait dans sa mémoire que ce qui rencontrait l’approbation. Ses idées politiques étaient le fruit d’une acoustique oratoire. C’est ainsi qu’il choisissait ses mots d’ordre. C’est ainsi que son programme s’étoffait », disait Trotsky de Hitler. Le parti modernisé de Marine Le Pen s’adapte à l’opinion publique. Ce n’est pas un hasard si Damien Philippot, frère de Florian, est un cadre de l’IFOP et le dernier conseiller du moment, Jérôme Sainte-Marie, un autre sondeur.

Christian Bouchet, fine fleur des nationalistes-révolutionnaires mais pas le meilleur modèle de dédiabolisation, se demandait, début 2000, si Marine Le Pen n’était pas « l’avenir du mouvement national », en voulant « “dédiaboliser’’, moderniser, affirmer la crédibilité du FN et renforcer ses relais dans la société civile ». Cette dédiabolisation dépasse les doctrines figées et les références historiques pour focaliser le projet sur l’accession électorale au pouvoir.

 

Mégret canardé… qu’en reste-t-il ?

On dit que le FN de Marine Le Pen s’est mégrétisé. La stratégie mariniste lui emprunte, mais partiellement. Considérons les conditions d’arrivée au pouvoir de la droite nationale que Bruno Mégret exposait en 2002, juste avant d’engranger ses 2,34 % à la présidentielle.

La condition portant sur la claire « volonté de gouverner » se vérifie chez les marinistes. De même, leur appareil a produit « des personnalités respectables, sans failles, sans zone d’ombre, qui n’ont pas d’image “ultra” ou extrémiste ». Mais la dédiabolisation est un chemin périlleux. Miracle des réseaux sociaux, la mémoire des petites phrases revient toujours. Chaque élection offre son lot de révélation sur l’inconscient raciste et historiquement marqué de tel ou tel candidat, malgré ou à cause du renouvellement de son personnel politique qui agrège apolitiques fans de Marine, radicaux cherchant un avenir plus établi, arrivistes cherchant un poste, ou ex de partout ne partageant parfois que l’obsession de l’immigration comme dénominateur commun. Dans une logique de gestion RH, le clan mariniste recrute sur la base de compétences pour s’entourer de cadres fidèles ou de prestataires efficaces. Peu importe l’origine idéologique, tant que le nouvel arrivant se moule dans l’appareil sans remettre en doute la ligne mariniste.

Mégret recommande de ne rien céder au politiquement correct quitte « à subir provisoirement un certain isolement politique ». Au contraire, Marine Le Pen a plutôt choisi de s’intégrer à l’arc républicain. Il lui faut donc brouiller les pistes. Elle ne suit pas le conseil de Steve Bannon venu au congrès de Lille en 2018 pour dire aux frontistes « Laissez-vous appeler raciste, xénophobe. Portez-le comme un badge d’honneur ! ». Elle laisse Emmanuel Macron et sa clique appliquer eux-mêmes les consignes du manuel de lutte contre la diabolisation de Le Gallou : « contre-diaboliser les diabolisateurs ». La séquence délirante sur le prétendu antisémitisme de l’extrême gauche l’illustre bien.

 

Accouchement par césarienne

« Le front républicain, c’est nous », affirme Bardella. « C’est une vérité que cinq décennies corroborent : il n’y a pas de parti plus républicain que le nôtre », avait clamé Marine Le Pen lors de son colloque intimiste sur les 50 ans du FN. Républicain, pour utiliser la laïcité comme bélier respectable dans sa croisade anti-musulmans et légitimer sa position là où il était jusqu’alors pris en défaut : sexisme, homophobie, antisémitisme. La dédiabolisation est un tour de magie.

Républicain comme Jordan Bardella qui définissait le mot pour Marianne : « “français” […] voilà peut-être ce que “républicain” devrait vouloir dire ». Républicaine comme Marine Le Pen qui expliquait dans Présent en quoi défendre la liberté, l’égalité et la fraternité, des « valeurs chrétiennes dévoyées par la Révolution française » donnait « la possibilité de rechristianiser en quelque sorte notre pays ». Républicain comme Louis Aliot, qui dans Flash, bulletin du fan-club soralien, intégrait la république dans le tout de l’identité nationale « enracinée dans une terre, façonnée par une histoire […] Non pas les valeurs de la république qui ne veulent rien dire et qui sont l’héritage de nos adversaires ». Républicain comme Pierre Gentillet, qui, lors du colloque pour le jubilé frontiste, saluait « la démocratie véritable, c’est-à-dire la démocratie référendaire » pour s’attaquer à l’État de droit, « l’État profond ». Républicain comme Jean-Philippe Tanguy qui, dans ce même colloque, louait le « césarisme […] une forme civilisationnelle de pouvoir fort très rare ».

 

Du social sans socialisme

La dernière condition de Mégret porte sur la « bonne synthèse doctrinale : celle de la liberté et de l’identité ». Cette « synthèse entre un certain libéralisme et un certain nationalisme » qui ne s’encombre pas de contradictions est largement reprise par le FN-RN de Marine Le Pen. Chaque intervention devant le patronat en atteste. La dédiabolisation est un jeu de contradictions qu’on ne cherche surtout pas à résoudre. Mais le quatrième point de Mégret est un appel à « choisir son camp. Aucun des mouvements qui ont réussi ne se sont placés sur une ligne “ni droite ni gauche” ». Ici Marine Le Pen relève clairement d’une autre tradition politique et donne tort à Mégret.

Entre 2011 et 2017, décennie austéritaire, Marine Le Pen, dans sa période philippotiste, met l’accent sur l’État fort, parallèlement à la promesse d’une sortie de l’euro, qui affole les milieux économiques. Le mythe du discours « de gauche » du FN s’installe, accrédité par un ensemble de promesses : taxation des grands groupes, contribution sociale sur les produits importés, augmentation de 200 euros des salaires inférieurs à 1 500 euros, retraite à 60 ans… Marine Le Pen recommandait au même moment que « s’allègent à l’intérieur les contraintes et l’injustice fiscales, les contraintes réglementaires, juridiques, qui sanctionnent la réussite, qui découragent l’initiative et privilégient la rente sur l’investissement à risque, et que se renforce à l’extérieur le principe de la préférence pour soi et de primauté de la Nation ». Une fois la parenthèse Philippot refermée, le FN conserve cette image sociale, il suffit d’en appeler au « pouvoir d’achat ».

 

Une femme à vos côtés

Dans ce colloque sur les 50 ans du parti, Tanguy avoue sa fascination pour la figure tribunitienne construite patiemment par Marine Le Pen, ce « lien charismatique avec le peuple » car « avoir confiance en quelqu’un […] c’est la chose la plus importante pour dépasser le clivage droite-gauche ». Souffrant « d’un formidable sentiment d’injustice » face à la contre-mobilisation d’entre-deux tours de 2002, l’équipe de survivants frontistes va en effet se donner les moyens pour « casser l’image diabolisée du FN et de Jean-Marie Le Pen ». L’opération sera plus simple avec Marine Le Pen. Jouant d’un retrait contrôlé du voile sur sa vie privée dès 2006, elle construit sa figure de mère célibataire, qui connaît les sacrifices et les souffrances des Français·es… dans des conditions un peu plus confortables que la moyenne. La dédiabolisation passe par l’incarnation. Et le schéma se transfère sur le nouveau président. Les renouvellements d’adhésion font bénéficier d’une photo signée par Marine et Jordan.

 

Sainte-Marie, priez pour eux

Étonnamment, vu son origine historique, le « ni droite ni gauche » est un des éléments de la dédiabolisation du FN, remontant à 1995. Compris par les uns comme le rejet de ce que fut « l’UMPS », entendu par les autres comme le slogan doriotiste, son affirmation participe d’un brouillage à l’extérieur et d’une affirmation politique interne. Un positionnement qui n’empêche pas les nuances tactiques : « quand on est au second tour, il faut tenir un autre discours : un discours d’intérêt général, de rassemblement. Il est donc judicieux que ces notions de bloc populaire passent dans l’ombre », reconnaît Jérôme Sainte-Marie en juin 2024. Il précise : « le RN n’est pas un parti de gauche… qui place les questions sociales au premier plan. Il reste un parti nationaliste. Un nationalisme qui a compris que pour défendre la grandeur de la Nation, il fallait s’appuyer de manière privilégiée sur ceux qui étaient le plus concrètement attachés […] qui ont un attachement pratique, et même de nécessité à la Nation… ceux pour qui la mondialisation pose toute sorte de problèmes à cause de l’immigration, à cause des délocalisations ». Ni à gauche ni à droite, l’équilibre dédiabolisé sur ce chemin étroit ne tient que sur le racisme et la xénophobie.

 

Préférence nationale

La réconciliation des intérêts de classe entre entrepreneurs et travailleurs bien français a besoin d’un ciment. C’est dans les années 1985 que « la préférence nationale » est développée comme colonne vertébrale programmatique par Jean-Yves Le Gallou, pas encore membre du FN, mais déjà au Club de l’horloge. Il s’agit d’offrir « un cadre de référence doctrinal au slogan “Les Français d’abord” ». L’argument central tient au fait que les mesures policières ne suffisant pas, le droit social doit être réformé, sur les principes de la préférence : citoyenneté, droit d’asile, école, emploi, prestations sociales, logements, tout y passe, pour finir sur la question du « retour », appelé aujourd’hui « remigration ». Depuis 2012, le RN parle de « priorité nationale » mais le fond est identique : préférez les Français à… à qui d’ailleurs ? Le florilège sur les « Français de papier » après les révoltes de juin 2023, après le meurtre de Nahel, laisse entendre que les contours sont larges et flous. La volonté sournoise de réserver les « emplois stratégiques dans les secteurs liés à la sécurité ou à la défense, exclusivement à des citoyens français » en interdisant les bi-nationaux comme le propose Bardella, vient compléter l’arsenal.

 

Quelles perspectives ? 

Au-delà des  résultats des législatives, nous vivons un tournant. En 2023, Bardella voulait rassembler « les partisans de la puissance » contre les « forces du renoncement qui vont de Jean-Luc Mélenchon à Emmanuel Macron ». Durant la mobilisation des retraites, le RN jouait sa posture d’opposant raisonnable en déniant toute légitimité aux syndicats et à la Nupes pour avoir voté pour Macron au second tour. La question de l’opposition à Macron et son monde, une opposition unitaire, crédible et utile est l’enjeu majeur.

« Quand le peuple vote, le peuple gagne ». Les résultats électoraux attestent concrètement de l’ampleur de l’électorat RN. Ce conglomérat, qui attend des actes, ne doit certes pas être dédouané de ses réflexes xénophobes et racistes. Mais il ne faut pas qu’il puisse se souder en un « bloc populaire » dont rêve Marine Le Pen. Nous devons aussi nous adresser à ces travailleurs/ses et ces chômeurs/ses qui croient à cette solution en matière économique et sociale.

Notre opposition doit se donner les moyens de ne pas attendre le coup du RN pour réagir. Notre opposition doit toujours se préparer aux risques d’accession du RN au pouvoir, en anticipant le soutien concret aux premières cibles de sa politique et la désobéissance. Notre opposition ne devra pas seulement porter la lutte contre l’extrême-droitisation du pouvoir, dont le terrain a été déjà préparé… Elle devra défendre « franchement les valeurs socialistes et humanistes de solidarité, [en] démontrant en pratique qu’elles servent, mieux que les préjugés, les intérêts réels de tous les salarié·es, qu’elles donnent un sens à la vie mille fois plus valable que les mythes inhumains », selon les mots d’Ernest Mandel.