Publié le Dimanche 15 septembre 2013 à 18h56.

Il y a 40 ans, le coup d’État de Pinochet au Chili...

Les travailleurs, les classes populaires peuvent-ils prendre le pouvoir légalement, électoralement, sans violence, sans s’affronter à l’appareil d’État pour conquérir la démocratie ? C’est par la négative que la classe ouvrière chilienne en a fait la terrible expérience...Réforme ou révolution, les enseignements de l’expérience chilienne

À l’heure de la commémoration du quarantième anniversaire du coup d’État de Pinochet, la solidarité, l’hommage rendu aux victimes de la dictature redonnent à ce processus toute son actualité, alors que le Parti socialiste essaye de rehausser sa triste image en tentant de s’approprier la mémoire d’Allende. Ce dernier se voulait le champion de la « voie pacifique vers le socialisme », une politique qui, concrètement, a abouti à une défaite, sans combat, d’une classe ouvrière forte et organisée, prélude à une des pires dictatures, puis au pillage du pays par la bourgeoisie nationale et impérialiste.
 

La « voie pacifique vers le socialisme » ?
Pour la gauche parlementaire chilienne, la « voie pacifique vers le socialisme » aurait été possible grâce notamment à l’existence de forces armées « loyales » et « constitutionnalistes ». Mais ce rapport particulier de l’armée chilienne à l’État était issu d’un rapport de forces historique, dû à la fois à la richesse de la bourgeoisie minière, et à la force de la classe ouvrière. Néanmoins, l’armée joua toujours son rôle au service du maintien de l’ordre dominant, et, on le verra, de façon dramatique en 1973. Salvador Allende, parlementaire socialiste, ex-ministre et président du Sénat, a été élu par une profonde vague populaire, mais aussi grâce au soutien de partis démocratiques bourgeois, la Démocratie chrétienne (DC) et le Parti radical (PR). En contrepartie, Allende doit signer un texte dit de « garanties constitutionnelles », élaboré avec la DC, exigeant le respect de la propriété privée, aucun pouvoir aux organisations de lutte et, pour la première fois, « l’autonomie des forces armées », à savoir l’acceptation de leur rôle politique.
Après cette victoire électorale relative (avec seulement 36 % des voix), la mobilisation a continué, en soutien au programme d’Allende de nationalisations et de réforme agraire, déjà commencée sous le gouvernement DC de Frei. Or, pour réaliser de telles nationalisations, pour redistribuer de l’argent en faveur des plus démunis, tout en faisant face au blocus des États-Unis et au marché noir, il fallait s’appuyer sur la mobilisation croissante des classes populaires. Les partis de la coalition d’Allende, l’Unité populaire (PS, PC, radicaux de gauche, avec le soutien critique de l’extrême gauche), avaient une forte présence au sein du mouvement ouvrier et syndical. Mais si le gouvernement a permis une certaine gestion ouvrière et participation paysanne, c’est aussi pour accroître la production tout en conservant la bureaucratie d’État.
 

Vers un affrontement inéluctable
En octobre 72, alors que l’armée menaçait de se soulever, la grève de patrons camionneurs et des professions libérales, attisée par la bourgeoisie et financée par les États-Unis, marque un pas de plus vers l’affrontement. Le monde du travail a riposté, en s’emparant ensemble — travailleurs, paysans et sans logis — de terres, d’usines, pour les contrôler, contrecarrer la grève par l’auto-organisation populaire, les cordons industriels et les commandos communaux. Certains revendiquaient même l’armement des travailleurs, contre le gouvernement qui craignait « d’effrayer la petite bourgeoisie » et de rompre ses négociations avec la DC…
Avec un PC zélé au gouvernement, Allende interdit de « faire du prosélytisme » dans l’armée, d’appeler les soldats et sous-officiers à rejoindre les travailleurs. En juillet 72, les parlementaires permettent une loi de perquisition d’armes qui fournit à l’armée le prétexte pour commencer à réprimer des militants de gauche, alors que l’extrême droite paradait armée dans les rues... En juin 73, des militaires tentent un putsch, mais sont finalement libérés. En août, 150 marins qui dénonçaient leur hiérarchie putschiste furent condamnés (et certains torturés) par des officiers. Allende finit pourtant par intégrer des hauts gradés dans son gouvernement, d’abord aux côtés de dirigeants du syndicat CUT, puis les quatre commandants en chef, dont Pinochet, remplaçant le général loyaliste Prats démissionnaire. Désespérés, les travailleurs en lutte, bien que souvent fidèles à l’UP, refusaient de rendre terres et usines. Lors du coup d’État du 11 septembre 1973, les cordons, isolés, attendirent en vain des armes, alors qu’Allende réaffirma jusqu’à sa mort, sous les bombes, sa confiance dans l’État et la Constitution.
 

De l’auto-organisation à la prise du pouvoir
Les travailleurs avaient besoin d’une direction politique qui s’en prenne ouvertement à l’armée, aux grands patrons, à l’impérialisme, et pas par la « voie pacifique ». Leur détermination, leur courage, leurs sacrifices ne pouvaient suffire pour vaincre la bourgeoisie et son État et empêcher de les décimer avec une rage proportionnelle à la peur qu’ils lui avaient inspirée.
Nous n’avons rien oublié, les leçons du 11 septembre sont bien vivantes à l’heure où, dans le monde, les classes opprimées commencent à retrouver le chemin de la révolution. Les luttes d’émancipation ne pourront triompher que si elles savent construire collectivement et, pas à pas, la lutte, en totale indépendance des partis bourgeois et de l’État, avec une politique vis-à-vis des classes moyennes, des couches inférieures de l’armée, en renforçant l’auto-organisation populaire, en vue de la prise du pouvoir, de la conquête de la démocratie par les travailleurs.
 

Mónica Casanova

 

« À 40 ans du coup d’État, revenir sur l’histoire du pouvoir populaire chilien »
 

Entretien. Franck Gaudichaud est maître de conférences en études latino-américaines à l’université de Grenoble 3. Il vient de publier deux ouvrages (1) sur les mille jours de l’Unité populaire au Chili et l’implication du « pouvoir populaire ».
 

Peux-tu nous expliquer brièvement de quoi parlent tes deux derniers ouvrages ?
Ces deux publications sont le fruit de plusieurs années de travail de terrain, d’entretiens et de travail d’archives, que j’ai réalisé entre le Chili et la France. C’est l’occasion, à 40 ans du coup d’État, de revenir sur cet événement fondamental de l’histoire du XXe siècle : « la voie chilienne au socialisme » (1970-1973). Mais c’est surtout essayer de donner une autre vision de l’Unité populaire (UP) à un moment où, très souvent, on en reste au personnage de Salvador Allende, à l’impact criminel de l’intervention impérialiste étasunienne ou à la direction des partis. Là, l’objectif est de faire une histoire collective « par en bas », au ras des luttes, celle des acteurs oubliés de l’UP, pour analyser les formes d’auto-organisation du mouvement ouvrier et social, ce qu’on a appelé le « pouvoir populaire », et en particulier pour (re)découvrir les cordons industriels qui regroupaient alors, de manière horizontale et territoriale, syndicats et usines les plus combatifs.
 

Pour aller au-delà de la simple vision historique, que peut-on retirer de cette expérience pour les luttes actuelles ?
Justement, ces deux livres se veulent ancrés résolument dans le réel et les réflexions stratégiques sur les transitions post-capitalistes. L’expérience de l’UP a encore à nous apprendre aujourd’hui. On a souvent parlé des « leçons » chiliennes : il y a de fait des bilans critiques à tirer, tout en contribuant à sauver de l’oubli la mémoire de toutes celles et ceux qui ont lutté et ont très souvent souffert de la répression par la suite. Ce retour critique nous apporte une riche réflexion sur comment penser les articulations entre luttes de classes et champ politique ; et nous amène à réfléchir sur les rôles possibles d’un gouvernement populaire dans une conjoncture pré-révolutionnaire.
Car c’est aussi la question de l’État qui est posée au travers de ces mille jours. Salvador Allende et la coalition de gauche gouvernementale (PC/PS essentiellement) faisaient le pari d’une voix « légale », « institutionnelle » au socialisme, qui respecterait la Constitution de 1925 et utiliserait l’État à son profit. Ils envisageaient les forces armées comme respectueuses du suffrage universel. Ce mythe s’est effondré dramatiquement le 11 septembre 1973, en même temps que celui de la révolution « par étape ». L’État a été in fine le garant des intérêts de l’oligarchie et s’est retourné contre le mouvement ouvrier, contre la gauche au travers des forces armées, du Parlement (où Allende est resté minoritaire), de l’appareil judiciaire… et aussi grâce à l’intervention de la CIA. C’est donc la question de la rupture révolutionnaire qui est à nouveau posée, même si bien entendu la problématique est plus complexe : comment développer et coordonner les formes de pouvoir populaire et de pouvoir dual, comment réussir à défendre le processus face à la violence militaire et paramilitaire, comment construire des formes de « démocratie radicale » dans un tel contexte ? Etc.

Quelles autres questions entrent en jeu ?
Ce qui m’a particulièrement intéressé, c’est la richesse, la complexité de cette dialectique entre temps institutionnel et temps des luttes sociales. Daniel Bensaïd parlait des temps « discordants ». J’ai centré la recherche sur les formes multiples — et souvent méconnues — d’auto-organisation, celles des cordons industriels, des commandos communaux du ravitaillement populaire, qui sont animés souvent par des militantEs de l’aile gauche de l’UP, mais aussi de la gauche révolutionnaire, dont le MIR (Mouvement de la gauche révolutionnaire). Il y a eu de fortes contradictions entre ce qui surgit de la base, notamment au sein des cordons industriels, et la volonté des partis, d’Allende, de la centrale syndicale (CUT) de canaliser ce mouvement au sein de son projet de réformes. Avec un rôle très net du puissant Parti communiste, qui a tout fait pour freiner ces mobilisations qu’il considérait comme « gauchistes » ou « divisionnistes ». Donc, ça pose aussi la question du rôle et des pratiques de la gauche réformiste et/ou révolutionnaire, de leur capacité à favoriser l’émancipation et l’autogestion, ou pas.
 

On voit qu’une bonne partie de la structure institutionnelle imposée par Pinochet se maintient toujours. Comment vois-tu la situation par rapport à toutes ces mobilisations dont on entend parler dernièrement ?
On voit que 40 ans après, la période qui s’était ouverte le 11 septembre 1973 continue à marquer le régime politique et social actuel. Les 17 ans de dictature néolibérale ont débouché sur un régime parlementaire extrêmement limité et férocement néolibéral dans lequel la Constitution est maintenue, mais aussi l’héritage économique, politique qui a transformé le pays en un laboratoire du capitalisme.
La grande richesse des dernières années, c’est qu’a surgi une nouvelle génération mobilisée qui n’a pas vécu la dictature et qui critique frontalement cet héritage. Au travers du modèle de l’éducation marchandisée remis en cause par le mouvement, c’est l’ensemble du modèle qui est au centre des luttes, aux côté des mobilisations écologistes, salariales ou du peuple mapuche. Les jeunes réclament désormais une nouvelle Constitution, la renationalisation du cuivre et du système de retraites, la fin de la répression, etc. Finalement, ces mobilisations remettent aussi en cause la gauche sociale-libérale qui a géré pendant 20 ans l’héritage de Pinochet (2) et qui a une responsabilité immense dans ce qu’est le Chili actuel.
 

Propos recueillis par Sébastien Brulez (revue la Gauche, publication de la LCR belge)

1. ¡Venceremos ! Analyses et documents sur le pouvoir populaire au Chili, Éditions Syllepse, Paris, 2013, 10 euros. Et Chili 1970-1973. Mille jours qui ébranlèrent le monde, Presses universitaires de Rennes, 2013, 20 euros.
2. Coalition nommée « la Concertation », dans laquelle on retrouve notamment le Parti socialiste et la Démocratie chrétienne.
 

Repères chronologiques
 

1970 Janvier : Allende désigné officiellement candidat de l’Unité populaire.
Septembre : Élection d’Allende avec 36,6 % des voix. Nixon accélère les mesures pour organiser la chute du nouveau président.
Novembre : Rétablissement des relations avec Cuba et les pays de l’Est.
Décembre : Début de la nationalisation du système bancaire et industriel.
1971 Avril : Élections municipales : 49,75 % des suffrages pour l’UP.
Juillet : Nationalisation des mines de cuivre.
Décembre : Marche des « casseroles vides » contre la pénurie organisée par les femmes de la bourgeoisie.
1972 Mars : Révélation du Washington Post sur l’action 
de la CIA et de la multinationale ITT au Chili.
Juillet : L’« Assemblée populaire » de Concepción appelle à une rupture avec les institutions bourgeoises.
Octobre : Création de la CODE, coalition des partis d’opposition appuyée par le patronat. Grande grève des camionneurs. Multiplication des formes de pouvoir populaire.
Novembre : Constitution d’un nouveau gouvernement, composé de chefs militaires et de dirigeants de la CUT.
1973 Janvier : Luttes des Cordons industriels contre le plan gouvernemental de restitution d’une partie des entreprises nationalisées ou occupées.
Mars : Élections législatives : 44 % pour l’UP ; l’opposition n’atteint pas les 2/3 des voix nécessaires pour destituer légalement Allende.
Juin : Tentative de coup d’État du Général Souper (le tancazo).
11 septembre 1973
Coup d’État, suicide d’Allende dans le Palais présidentiel, formation d’une Junte militaire avec Pinochet.