Publié le Dimanche 31 juillet 2011 à 21h57.

La place du syndicalisme en Tunisie et en Égypte

Avec son autorisation, nous reproduisons un extrait d’un dossier mis en ligne par l'Union syndicale Solidaires en juin 20111. Il a été écrit après le séjour de délégations syndicales en Tunisie et en Égypte. Le rôle que les jeunes ont indéniablement joué dans le déclenchement des révolutions en Tunisie et en Égypte n’aurait pas suffi à virer les dictateurs si le mouvement ouvrier n’était pas entré en action avec une vague de luttes sociales dans lesquelles les mobilisations ouvrières ont joué un rôle décisif –  à partir de 2004 en Égypte, en Tunisie dans la foulée de la révolte en 2008 du bassin minier.

En Tunisie, les syndicalistes ont largement contribué à ce que la population de Sidi Bouzid ne reste pas isolée (comme ce fut le cas à Gafsa en 2008). Des locaux de l’UGTT ont servi de point de ralliement à celles et ceux qui voulaient en finir avec le régime. Des grèves générales régionales massives ont eu lieu, comme par exemple le 12 janvier à Sfax, Tozeur et Kairouan ou le 14 à Tunis. Des dizaines, puis des centaines de milliers de personnes ont déferlé dans les rues, poussant l’armée à lâcher Ben Ali.

En Égypte, entre le 4 et le 11 février, 500 000 salariés entrèrent en grève et le nombre de manifestants passa de 4 à 8 millions. Les syndicalistes indépendants de la centrale officielle appelèrent à une manifestation le 8 février, et le mouvement de grève s’étendit à 300 000 salariés le 9 février. De nombreux secteurs y participèrent : chemins de fer, bus, canal de Suez, télécommunications, textile, électricité, extraction pétrolière, chantiers navals, siderurgie. Au-delà des revendications économiques, de nombreux grévistes exprimèrent aussi leur soutien à la révolution et demandèrent la chute du régime. Le 11 février, au matin de la manifestation la plus nombreuse que l’Égypte ait connue de son histoire, le Conseil suprême des forces armées destitua le président Moubarak. Le syndicalisme en Tunisie et en Égypte est-il comparables ?Dans chacun des deux pays n’a existé jusque-là qu’une seule centrale syndicale. Mais leurs réalités étaient profondément différentes.Fondée par le pouvoir égyptien, la centrale syndicale unique (ETUF) était intégrée dans l’appareil d’État. Ses dirigeants étaient nommés par le gouvernement et étaient souvent des cadres du parti au pouvoir. De 1962 à 1986, le président de l’ETUF était en même temps ministre du Travail ! Dépourvues de personnalité juridique, les structures de base étaient sous la surveillance étroite des directions nationales. Dans l’impossibilité de construire une opposition au sein de cette centrale, certains militants se sont lancés dans la construction de nouveaux syndicats. Après une grève massive et victorieuse, les collecteurs d’impôts fonciers ont fondé en 2007 le premier syndicat indépendant que le pouvoir a été contraint de reconnaître en 2009. Les techniciens de la santé et les enseignants ont suivi ; un syndicat de retraités s’est également constitué. Le 30 janvier 2011, ces quatre stuctures annonçaient la création d’une centrale syndicale indépendante. La situation était profondément différente en Tunisie. L’UGTT a été la matrice du mouvement national du temps de la colonisation. Tout le monde se réclame de Ferhat Hached, un des fondateurs du syndicalisme tunisien. L’UGTT est largement issue de la CGT française, mais une rupture est intervenue autour de la Deuxième Guerre mondiale, à la suite du refus du PCF et du PS de la revendication d’indépendance. L’UGTT s’est alors rapprochée du courant nationaliste incarné par Bourguiba. De cette histoire résultent des relations complexes entre l’UGTT et l’État tunisien. Bourguiba a utilisé le prestige de l’UGTT pour asseoir sa domination, d’où un tiraillement perpétuel de l’UGTT entre deux grands courants non formalisés : - un courant de soumission au pouvoir allant parfois jusqu’à une quasi-intégration dans l’appareil d’État et gagnant en retour des postes de députés, par exemple. En retour, la direction confédérale appelait à voter pour le parti au pouvoir, et cherchait à freiner voire combattre les luttes. - Un courant de résistance, contrôlant certaines fédérations comme celle de l’enseignement ou des postes et télécommunications ainsi que certaines unions régionales ou locales. Les locaux de ces structures servaient de base arrière à une grande partie de l’opposition sociale et politique. Ce courant a joué un rôle décisif dans les grèves, rassemblements et manifestations qui ont entraîné la chute du dictateur. Entre les deux, toute une palette de positions oscillant entre l’une et l’autre.L’engagement de syndicalistes dans la révolution s’est-il limité à celui de militants de base ?C’était le cas en Égypte, où il n’existait que quatre syndicats indépendants. Et on estime à 98 % les délégués locaux liés au pouvoir. La situation était profondément différente en Tunisie. Si neuf des douze membres du bureau confédéral sont considérés comme corrompus, une série de structures intermédiaires jouissaient d’une réelle autonomie.L’Union régionale de Tunis est la principale structure interprofessionnelle de l’UGTT. Longtemps inféodée au pouvoir, elle a basculé vers une critique partielle du régime. Elle appelle le 27 décembre à un rassemblement sur la place faisant face au siège de l’UGTT. Cela lui a valu un désaveu public du secrétaire général de l’UGTT, dénonçant les slogans hostiles à Ben Ali scandés par les manifestants. Après un vigoureux débat interne, le 4 janvier sortait une déclaration soutenant le mouvement, puis le 11 un appel laissant aux structures locales la liberté d’appeler à des grèves régionales et sectorielles. Trois représentants de l’UGTT avaient été désignés par le secrétariat général pour siéger dans le premier gouvernement ayant suivi la chute de Ben Ali. La commission administrative les rappelait dès le 18 et exigeait le 19 la démission du gouvernement. Comment se déroule le combat entre syndicalisme de lutte et syndicalisme de compromission ?Dans les deux pays, les syndicalistes de lutte se battent pour l’indépendance envers le pouvoir et l’opposition à la bureaucratie. Mais les conditions étaient très différentes. L’exemple du bassin minier en Tunisie est éclairant.Le secrétaire de l’UGTT pour la région de Gafsa était député du RCD et patron d’entreprises de sous-traitance.Il était impliqué dans des recrutements dans les mines au profit de sa tribu. Face à la mobilisation populaire contre cette injustice, il a suspendu les syndicalistes qui s’y étaient impliqués. Il a été officiellement soutenu par la direction nationale de l’UGTT, dont le chargé du dossier était de la même tribu que lui ! Le feu vert était ainsi donné à la répression contre des membres de sa propre organisation syndicale qui se sont retrouvés emprisonnés et pour certains d’entre eux torturés. Mais les syndicats de l’enseignement et celui des postes et télécommunications ont pris fait et cause pour les inculpés de Redeyef-Gafsa. Finalement, la centrale a été contrainte de redonner leurs mandats aux syndicalistes de Redeyef la veille de l’ouverture du procès, puis de leur apporter un soutien financier ainsi qu’à leur famille. En Égypte, se battre à l’intérieur des structures de l’ETUF était un défi impossible à relever. Mais des réseaux syndicaux se sont organisés à l’extérieur. Certaines ONG et plateformes informelles font un travail considérable avec des réunions, des formations, des rapports, des périodiques, comme : - le CTUWS, fondé en 1990 et animé par Kamal Abbas, un ancien ouvrier des aciéries chassé après la grande grève de 1989 ;- l’ECESR, crée en 2009 et animé par l’avocat Khaled Ali.Quelle est la place des militants politiques dans les oppositions syndicales ? Sous les deux dictatures, il n’existait pas de muraille entre militantisme politique et militantisme syndical. Appartenir à un courant politique clandestin était souvent un gage de non-compromission avec le pouvoir.Du temps de Ben Ali, on retrouvait dans les directions de l’UGTT les différents courants politiques. Dans les fédérations oppositionnelles, il était quasi impossible à des RCDistes ou des islamistes d’avoir la moindre responsabilité nationale. En Égypte, les associations et structures informelles contribuant à organiser les travailleurs inépendamment de l’ETUF étaient animées par des (ex-)militants politiques.Une rupture s’est produite avec la chute des dictatures. Des militants politiques peuvent être tentés d’instrumentaliser des syndicats pour se construire comme organisation politique. La faiblesse majeure des nouveaux syndicats est que, dans la plupart des cas, ils ne sont pas le résultat d’un processus long. Quelques militants politiques organisent des réunions restreintes afin de rassembler les signatures nécessaires à la proclamation d’un syndicat et au dépôt de sa demande de légalisation. Pour beaucoup, il s’agit d’une vision élitiste du syndicalisme qui peut conduire à l’isolement. Le mouvement syndical aujourd’huiEn Tunisie comme en Égypte, chacun peut aujourd’hui s’exprimer et s’organiser librement. Militer syndicalement ou politiquement peut même se traduire par une forme d’ascension sociale, avec le risque de bureaucratisation. En Égypte, tout est à construire. Le cadre légal actuel est transitoire. Une nouvelle loi syndicale devrait voir le jour à l’automne 2011. Dans l’immédiat, plus aucun obstacle n’existe à la création de syndicats indépendants : dès qu’un dossier est déposé auprès du ministère, le nouveau syndicat peut commencer à fonctionner sans attendre la réponse officielle. Le principal défi à relever est celui de la formation syndicale. Les compétences des réseaux militants sont mises à contribution. Les militants politiques sont les bienvenus, à titre individuel.L’automne 2011 verra la promulgation de la nouvelle législation syndicale, les élections professionnelles et le congrès de la centrale indépendante. En Tunisie, l’UGTT était du temps de la dictature l’organisation de masse la plus importante. Un afflux considérable d’adhérents est en cours, en particulier dans le privé, mais cet afflux correspond parfois à des tentatives de reconversion des sections d’entreprise du RCD, ou à une volonté d’Ennhadha de s’implanter dans l’UGTT. Les militants ayant animé la gauche de l’UGTT du temps de la dictature sont aujourd’hui investis dans la construction de partis politiques... et même en Tunisie, les journées n’ont que 24 heures.En décembre 2011 se tiendra le congrès de l’UGTT où l’essentiel des dirigeants confédéraux corrompus vont enfin dégager.

Alain Baron1. www.solidaires.org, rubrique «international».