La vague de répression depuis le 26 mai avait pour objectif de disloquer la direction du mouvement populaire, espérant ainsi le désorganiser, le contraindre à « négocier » selon les termes du pouvoir, à avorter tout processus d’extension géographique de la mobilisation (voir l’Anticapitaliste n°386). Aucun de ces objectifs n’a été atteint.
L’arrestation et l’enlèvement de dizaines de militantEs, dont les principaux animateurs et porte-parole de la lutte, a fait émerger une nouvelle direction de remplacement, avec les mêmes caractéristiques : des anonymes sans nécessairement un passé politique ou des militantEs enracinés dans les milieux populaires et la contestation depuis le début.
La répression n’arrête pas la mobilisation
Dans cette région, qualifiée de conservatrice où le 8 Mars avait connu la plus importante manifestation des femmes pour leurs droits, c’est une jeune femme, Nawal Benaissa, qui est devenue une porte-parole de la lutte. Al-Hoceïma a connu une des manifestations les plus importantes appuyées par une nouvelle grève générale. Des actions de désobéissance civile sont à l’ordre du jour.
La continuation de la lutte se fait sur les mêmes bases politiques, avec en prime la demande de libération immédiate et inconditionnelle des détenus. Le dialogue est refusé avec les tenants de la répression et les officines politiques corrompues. Le seul effet de la répression est d’avoir enraciné la contestation dans une activité quotidienne et porté à un niveau plus important la combinaison de la lutte pour les questions sociales et la liberté politique, bravant les dispositifs sécuritaires et le harcèlement des forces de l’ordre.
Le pouvoir n’a pu ni affaiblir ni faire taire le peuple du Rif. Une nouvelle génération politique s’est cristallisée à une échelle de masse, une génération qui ne compte que sur ses propres forces et cherche les moyens de gagner. La mobilisation, malgré des moments d’affrontements, reste pacifique en raison de la compréhension collective qu’à ce stade, cela permet de maintenir le caractère populaire des actions, de déjouer la propagande du pouvoir sur les partisans du chaos qui voudraient imposer une situation à la libyenne, et plus simplement au vu du rapport de forces.
La contestation déborde le Rif. Près de 1 000 avocats se sont joints à la défense des détenus, dont nombre ont été maltraités et sans doute torturés. Des appels locaux de solidarité ont eu lieu dans plus d’une vingtaine de villes de manière désynchronisée. Les forces de l’ordre ont empêché tout rassemblement ou les ont dispersé violemment, en particulier dans les grandes villes. Mais ce sont des milliers de personnes qui sont descendus à chaque fois.
Étendre et construire des perspectives nationales
Il n’y a pas encore un effet boule de neige même si les raisons profondes de la lutte, ses motifs sociaux et démocratiques ne sont pas spécifiques au Rif. Cela renvoie à plusieurs éléments majeurs. Contrairement au M20F, les organisations ne sont pas engagées, elles se contentent de dénoncer la répression ou de maintenir l’axe de la lutte sur la solidarité avec le Rif.
De plus, la dynamique de la lutte actuelle, dans son potentiel politique, porte une radicalité inassumable pour nombre d’entre elles. Ainsi seuls les réseaux et mouvements liés à la gauche radicale sont fortement investis. Mais là aussi pèse l’absence d’une expression politique unitaire de la gauche sociale et politique de lutte qui trace des objectifs d’ensemble, visant à poser la question d’un affrontement d’ampleur avec le pouvoir, ou à minima à coordonner les différentes actions locales sur des temps forts nationaux, même si un premier rendez-vous centralisé à Rabat a été annoncé pour le 11 juin. Et « l’intifada rifaine » n’a pas d’appui du côté du mouvement syndical ou d’autres secteurs organisés du mouvement social, à quelques exceptions près.
La répression qui s’abat avec ses cortèges d’arrestations pèse aussi.
L’enjeu posé, au-delà de la solidarité nécessaire, pose d’emblée l’articulation avec des revendications locales concrètes qui correspondent aux préoccupations immédiates des couches populaires. Elle pose aussi, comme cela se fait dans le Rif, la construction de comités d’action populaires organisés et autonomes à la base qui dépassent les réseaux militants.
L’enjeu des semaines à venir est de dépasser les rythmes inégaux de la lutte, de trouver les moyens de l’enraciner localement, de construire des perspectives nationales, de maintenir la pression pour que la mobilisation dans le Rif ne reste pas isolée.
Chawqui Lotfi (militant de Tahadi / Émancipation démocratique)