Publié le Jeudi 11 août 2011 à 19h59.

Maroc : guerre d’usure

Contrairement aux idées répandue dans les médias et malgré le référendum octroyé par le roi, il n’existe pas d’exception marocaine. La contestation y est incarnée par le Mouvement du 20 Février, de larges couches de la société se sont politisées et le processus de changement pourrait s'accélérer. Le référendum du 1er juillet a avalisé un « oui » majoritaire (98 %) avec un taux de participation officiel de 73 %. Supposé confirmer « l’exception marocaine » et baliser la construction d’un État de droit, la nouvelle Constitution continue de consacrer le pouvoir absolu au-delà des changements d’écriture. Alors que le Premier ministre sera issu du parti majoritaire, le conseil des ministres restera présidé par le roi et les partis gouvernementaux, sans exception aucune, ont depuis longtemps été intégrés aux rouages du despotisme. Par ailleurs, les « élections » ne riment pas avec pluralisme social et politique réel, mais tiennent plutôt d’une façade démocratique.

Certes, le roi n’est plus « sacré », il est juste, de par sa fonction, inviolable et ne peut rendre des comptes. C’est lui qui préside à la destinée du gouvernement, du Parlement et de la justice en même temps qu’il jouit de pouvoirs exclusifs sur le champ religieux et sur l’armée. C’est à lui que revient le pouvoir de présider le Conseil supérieur de sécurité et de nommer les ambassadeurs, les gouverneurs et walis, le directeur de la Banque du Maroc et les directeurs des entreprises dites stratégiques. En d’autres termes, au sein du gouvernement, le roi est en liaison directe avec le ministère des Affaires islamiques, le département de l’Armée, le ministère des Affaires étrangères, de la Justice et celui de l’Intérieur. Parodie de démocratie Il n’y a pas même l’ombre d’une « réformette », tout juste un maquillage sémantique. Les dispositions qui annonçaient le non-cumul des fonctions politiques et des activités commerciales ont été supprimées en catimini la veille du référendum. La campagne référendaire illus­tre la méthode du pouvoir : limitée à dix jours, elle a mobilisé l’ensemble de l’appareil d’État, les réseaux clientélistes, les associations professionnelles, les médias publics et privés, les mosquées pour imposer le « oui », sans possibilité d’expression des positions de boycott ou même du non. Le jour même du référendum, les pratiques d’un autre âge ont refait leur apparition : achat massif des voix, déplacement forcé dans les campagnes pour aller voter, promesse d’embauche, urnes non fermées, listes électorales fabriquées sur mesure…

Et malgré cela, le taux de participation réel est inférieur à 45 % et, en se basant sur les éléments fournis par le ministère de l’Intérieur lui-même, le « oui » en réalité ne dépasse pas 43 %. C’est une grande majorité qui n’est pas allée voter ! Ce qui n’a pas empêché un Juppé d’affirmer que « Les Marocains avaient pris une décision claire et historique à l’occasion d’une campagne référendaire transparente » qui, de plus, se serait déroulée « dans le respect des règles démocratiques » et un Sarkozy de louer les « avancées capitales » en termes de séparation de pouvoirs. L’opposition avait appelé au boycott et dénoncé le caractère plébiscitaire du référendum. La monarchie contestéeLa « victoire » du oui ne correspond pas aux dynamiques réelles qui marquent une polarisation sociale et démocratique. Bien plus, elle aboutit à l’effet inverse de celui souhaité par le pouvoir. Loin de légitimer la monarchie, le processus référendaire et son résultat la mettent au centre de la contestation. La démonstration est faite que le pouvoir est incapable de se réformer ou d’opérer des concessions réelles. Le choix de la monarchie de s’impliquer activement en appelant à voter oui et de faire adopter une Constitution octroyée, taillée à sa mesure, tend à déplacer le centre de gravité de la contestation politique vers le palais et non plus seulement sur son entourage et les cercles proches. De nombreux slogans repris massivement dénoncent la mainmise absolue de la monarchie, les termes de « révolution », de « masses révolutionnaires » ou l’exigence de faire tomber le régime font leur chemin. Les manifestations massives le lendemain du référendum montrent aussi que le résultat n’a pas abouti à une démobilisation. Il y a même eu un afflux de nouveaux manifestants tant l’affront et l’arrogance des tenants du pouvoir étaient caricaturaux. La nouvelle tactique du pouvoir, pour éviter une condamnation internationale est d’appuyer la formation de quasi-milices destinées à provoquer, intimider et menacer les manifestants en les faisant apparaître comme de simples citoyens attachés à la stabilité et aux constantes du royaume. Ce qui ne l’a pas empêché de réprimer violemment après le référendum le soulèvement des habitants de la ville minière de Khouribga et de sa région, auxquels on avait promis un emploi en échange de leur vote… et qui n’ont vu que des postes attribués au compte-goutte et par clientélisme.

La situation politique reste imprévisible. Le Mouvement du 20 Février (M20F), dès sa lancée, s’est tenu à un socle de revendications immédiates dont la portée est contradictoire avec les structures de domination de la monarchie. Il revendique une Constitution démocratique, la dissolution du Parlement, la démission du gouvernement, une justice indépendante, la libération des prisonniers politiques, la fin de l’impunité pour les auteurs de la répression et de la dilapidation des richesses publiques, la fin de la corruption, la reconnaissance de la langue amazigh comme langue nationale et constitutionnelle, l’intégration immédiate des chômeurs dans la fonction publique, l’augmentation du Smic et la baisse du coût de la vie, l’amélioration des services publics et la garantie de leur accès aux citoyens par une reconnaissance effective de l’ensemble de leurs droits etc. Le pouvoir n’a pu ni diviser, ni récupérer, ni affaiblir la contestation populaire qui s’est largement enracinée. La guerre d’usure menée a permis d’éviter un affrontement central combinant répression de masse et radicalisation politique ; mais elle n’a pu éteindre le réveil social et démocratique qui mobilise des centaines de milliers de personnes.

Le mouvement démocratique, soutenu par un large front, a pu coaguler une large base populaire et se bâtir une légitimité réelle sans toutefois être en mesure d’opérer un saut qualitatif. Cette situation instable donne lieu à une partie d’échec imprévisible. Pour le pouvoir, l’enjeu principal est d’éviter une dynamique de radicalisation qui, compte tenu des formes prises par la contestation, le confronterait à un soulèvement généralisé et national, et rendrait, quel que soit le niveau de répression, la situation ingouvernable. Cette hypothèse qui dévoilerait au grand jour la faiblesse stratégique de la monarchie représente pour les dominants un véritable cauchemar. Cette possibilité dépend, en dernière analyse, du positionnement du M20F et de la capacité du courant démocratique radical et révolutionnaire à faire émerger en son sein un positionnement plus radical.

En effet, l’enjeu est bien d’élargir la base sociale de la lutte en articulant plus étroitement les questions démocratiques et les questions sociales, en intégrant d’une manière plus organique les mouvements sociaux dans le combat actuel, mais aussi en rendant possible la jonction avec le mouvement ouvrier et syndical y compris en dépassant les limites imposées par les bureaucraties.

Au-delà de cette politique d’accumulation des forces, la bataille pour en finir avec la tyrannie nécessitera d’aller au-delà des manifestations hebdomadaires, vers la combinaison de plusieurs formes de luttes permettant le blocage de l’espace public et des secteurs économiques qui sont accaparés par le pouvoir. Elle impliquera une maturation politique du mouvement y compris de ses formes d’organisation pour s’implanter dans les quartiers populaires.

Une évolution dans ce sens commence à être portée. Ainsi le mouvement des habitants de bidonvilles a rejoint le M20F, dans un certain nombres de coordinations locales, la question de structurer des comités d’action dans les quartiers est discutée et adoptée, les expériences partielles d’occupation permanente de l’espace public commencent à être débattues. AccélérationS'il est difficile de faire un quelconque pronostic sur les rythmes de la confrontation à venir, le processus actuel a permis de politiser de larges couches de la société et les nouvelles générations. L’incapacité organique du pouvoir à répondre, même de maniéré limitée, aux aspirations sociales et démocratiques les plus élémentaires, dans un contexte de crise profonde du capitalisme dépendant et de la « façade démocratique » réduisent en réalité les marges de manœuvre du pouvoir, même s’il peut gagner du temps de façon conjoncturelle.

L’acquis principal du mouvement est sa capacité à renouer avec l’action collective et directe, d’affirmer son refus des manœuvres du pouvoir, de dépasser la peur et de s’adresser largement au peuple. Tout cela forme les ingrédients d’une accélération possible dans les semaines à venir.

Lotfi Chawqui