Publié le Mercredi 16 mars 2011 à 22h19.

Premiers enseignements des révolutions en Tunisie et en Egypte

En moins d’un mois, les deux dictatures tunisienne et égyptienne ont été renversées par des soulèvements populaires, tandis que plusieurs autres pays d’Afrique du Nord et du Moyen-Orient sont toujours secoués par des soulèvements populaires de grande envergure. Quels premiers enseignements peut-on tirer de ce formidable élan des luttes sociales dans toute la région ?

Ce processus a des raisons objectives : la crise actuelle du capitalisme se traduit partout par une dégradation généralisée des conditions de vie et de travail. Dans les pays dominés, la faiblesse historique des acquis sociaux, combinée à une surexploitation institutionnalisée, donne une ampleur inégalée aux mécanismes de dépossession/paupérisation. De surcroît, les politiques d’ajustement structurel ont laminé les compromis sociaux – très relatifs – des indépendances. Enfin, en raison des formes d’intégration de ces pays dans l’économie mondiale, le noyau dur des classes dominantes s’est de plus en plus limité à une oligarchie parasitaire et mafieuse, incapable d’asseoir sa légitimité sociale en s’appuyant sur des couches intermédiaires plus larges. Dans un tel contexte, faire payer la crise aux populations revenait à allumer la mèche d’une poudrière sociale.

Impérialisme en crise

L’affaiblissement relatif des principales puissances impérialistes est patent : constat d’échec des Etats-Unis en Irak et enlisement en Afghanistan ; défaite militaire israélienne au Liban ; crise du projet européen de l’Union pour la méditerranée ; persistance de la question palestinienne. Ce contexte général réduit leurs capacités d’intervention sur plusieurs fronts pour stabiliser des dictatures relais. Enfin, les pays dominants sont eux aussi confrontés à une grande instabilité sociale et économique ; ils subissent le réalignement en cours des rapports de force internationaux, lié à la montée en puissance de l’impérialisme chinois, de même que d’autres économies émergentes ; de plus, ils disposent de capacités d’intervention plus limitées pour garantir le maintien de rapports de force géostratégiques favorables. La défense de leurs intérêts repose sur des capacités plus étroites : il leur faut abandonner tel ou tel dirigeant subordonné pour essayer de contrôler les changements.

Nous sommes dans une situation où l’intensification de la crise de l’impérialisme laisse libre cours à l’aggravation des contradictions des sociétés dominées. Certains maillons de la chaîne impérialiste de domination sont fragilisés, tandis que les classes dominantes de la périphérie ont de plus en plus de peine à anticiper les soulèvements populaires et à y faire face. Que ce soit en Tunisie ou en Egypte, les pouvoirs ont perdu toute légitimité. En réduisant ou en abolissant toute médiation politique, sociale ou syndicale au nom d’un contrôle direct omniprésent, ces dictatures ont perdu les moyens de canaliser les aspirations populaires. Ainsi, le rapport de domination est réduit à sa forme la plus brutale : il n’a plus les moyens sociaux et matériels de nourrir l’illusion qu’il poursuit l’intérêt général, travaille au consensus national et vise une certaine démocratisation. Dans ce contexte de violence sociale globale, les ingrédients de la contestation populaire montante se sont accumulés en profondeur et généralisés, traçant des lignes de rupture avec « ceux d’en haut », en particulier avec celui qui dirige en leur nom. En Tunisie, les luttes de Gafsa et de Ben Gardane, ainsi que des grèves sectorielles, ont combiné aspiration à la dignité, lutte pour l’emploi et rejet de la répression, catalysant un réveil social et démocratique que le pouvoir a sous-estimé. En Egypte, plusieurs mouvements ont joué un rôle similaire : revendications démocratiques portées par la jeunesse (dès 2005) ; renouveau de l’activité anti-impérialiste face au siège de Gaza ; montée de luttes paysannes et de grèves ouvrières, parfois offensives et débouchant sur des victoires partielles (dès 2006). En effet, les processus révolutionnaires ne naissent pas de rien : ils nécessitent un changement préalable du climat social et politique, marqué par un degré avancé de délégitimation du pouvoir qui affecte quasiment toutes les couches de la société.

Base sociale du mouvement

Les forces sociales motrices de ces mouvements sont composites, à l’image du peuple réel qui s’est soulevé. En Tunisie, le processus a pris racine dans les régions de l’intérieur, là ou se combine l’incapacité de vivre de la terre, mais aussi de trouver un emploi dans en ville. La géographie de la mondialisation, adossée aux logiques prédatrices des classes dominantes locales et de l’impérialisme, a en effet créé des territoires « inutiles » : peu d’infrastructures, des services publics délaissés, des populations à l’abandon, rackettées et soumises à un arbitraire quotidien. La jeunesse – scolarisée ou non – a été le ferment de la révolte, au cœur d’un prolétariat informel, dans le cadre d’une économie de survie. Celle-ci a soudé les couches paupérisées urbaines, les salarié-e-s du public et la petite bourgeoisie avec certaines fractions du patronat.

Les facteurs divers de mécontentements ont convergé dans l’appel à la chute du dictateur, qui a donné sa force au mouvement. En Egypte, dans les grandes villes, aux côtés de la jeunesse, les travailleurs-euses, la petite bourgeoisie laborieuse et les professions intermédiaires ont joué un rôle moteur, les classes moyennes supérieures et le patronat étant hostiles au mouvement. La classe ouvrière est intervenue dans le processus en mettant en avant ses revendications propres. De telles différences, liées aux particularités de ces formations sociales et à l’histoire de leurs luttes, ne doivent pas occulter un trait général commun : l’opposition des classes populaires aux oligarchies dominantes se fonde sur la même contradiction entre la logique d’accumulation et de prédation mondialisée du capitalisme, relayée par des oligarchies parasitaires, et la satisfaction des droits et besoins élémentaires des masses populaires.

Cette contradiction essentielle s’articule autour de l’opposition capital-travail, mais va bien au-delà. La poussée révolutionnaire est en effet alimentée par des conditions sociales particulières : surexploitation de larges couches de la population, place croissante de l’économie de survie, paupérisation de la petite bourgeoisie et des classes moyennes, etc. La place dominante des jeunes et des femmes renvoie au fait que la crise, la précarité, l’autoritarisme, l’arbitraire, constituent leur horizon de vie. Dans ce contexte, la protestation se heurte immédiatement au talon de fer de l’appareil d’Etat et tend, lorsqu’elle se généralise et se durcit, à déboucher sur des revendications politiques.

Changer pour que tout reste comme avant ?

Ces soulèvements ont d’abord un caractère démocratique : ils visent le départ de dictateurs et aspirent à une société débarrassée des appareils policiers et de la corruption des partis au pouvoir. Ces objectifs sont perçus comme une condition pour poursuivre le combat social. L’injustice, l’exploitation, l’arbitraire, le déni de démocratie ne concernent pas seulement la classe ouvrière, mais sont vécus par de larges couches sociales. La référence à des objectifs nationaux (Egypte libre, Tunisie libre) se retourne ainsi contre les mafias régnantes, inféodées aux puissants de ce monde, qui se comportent comme les colons hier. Elle constitue l’arrière fond de la conscience collective. Ce n’est pas un hasard si les drapeaux et les hymnes nationaux font figure de ciment de la protestation collective.

Cette conscience nationale, démocratique et populaire, convaincue de la légitimité de ses droits, structure le mouvement. Il ne se perçoit donc pas d’abord ou entièrement comme un mouvement de classe. La question sociale est cependant le moteur des différenciations qui se développent en son sein. Pour les couches les plus larges, la révolution doit changer la vie, le quotidien. Le maintien de la dictature sans le dictateur dévoile la nature de classe du système, qui ne réduit pas au pouvoir d’un clan : le décalage entre les transitions d’en haut et les revendications démocratiques d’en bas, l’absence d’une prise en compte des aspirations sociales, révèlent ainsi des logiques sociales et politiques antagoniques entre les forces de la révolution et de la contre-révolution. Il y a en effet une corrélation étroite entre les exigences de la mondialisation capitaliste, la nécessité de faire payer la crise aux populations, la défense des intérêts impérialistes, et le canevas institutionnel des « transitions démocratiques » qui garantissent le maintien des régimes en place.

En réalité, il s’agit de désamorcer le mouvement en le divisant, sans rompre avec les rapports de domination et les logiques économiques en place. Mais quelles sont les marges de manœuvre de ceux qui veulent d’un « changement » qui ne change rien ? En effet, dans les pays dépendants, le capitalisme en crise n’est pas soluble dans un régime démocratique, qui permette aux opprimé-e-s de lutter librement pour la défense de leurs intérêts. Tout juste peuvent-ils viser une façade démocratique en élargissant la cooptation des élites et la répartition des privilèges. Les interventions impérialistes visent ainsi à instaurer une démocratie politique restreinte, où les anciens groupes dirigeants qui structurent l’appareil bureaucratique et répressif de l’Etat composent avec de nouveaux venus. Mais cette possibilité même est limitée en raison de la faiblesse ou de l’inexistence de partis bourgeois démocratiques ou réformistes un tant soit peu enracinés, d’ailleurs rapidement discrédités par leur soutien ou participation aux « gouvernements de transition ».

Des transitions à hauts risques

Loin des transitions négociées qu’ont connu plusieurs pays d’Amérique latine dans les années 80-90, la poussée révolutionnaire entretient la pression sur les processus politiques d’en haut, même quand elle semble refluer. L’irruption du mouvement populaire permet de comprendre les limites des replâtrages en cours. Le niveau d’exigence politique ne peut se contenter de miettes démocratiques. La recomposition au sommet sur une ligne de compromis avec – et de reconversion de – l’appareil des dictatures est un obstacle à la légitimation sociale et politique d’un nouveau bloc de pouvoir. De même, la crise, face à laquelle les bourgeoisies n’ont d’autre projet que de maintenir les politiques néolibérales, est incompatible avec des concessions sociales majeures et durables. Il n’y a donc aucune base politique objective à une normalisation des rapports sociaux et politiques.

En Egypte, l’armée, en charge de la transition, n’est pas seulement la colonne vertébrale de l’appareil répressif mais l’un des noyaux durs de la classe dominante, l’un des piliers de la domination de l’Etat d’Israël et du dispositif impérialiste dans la région. Les exigences de stabilité sont ainsi plus fortes. L’armée dispose certes d’une légitimité, du fait qu’elle n’a pas participé directement à la répression. Mais si le mouvement populaire a cherché à neutraliser l’armée pour éviter une épreuve de force sanglante, il ne lui a pas pour autant signer un chèque en blanc.

Nul n’ignore l’existence de généraux milliardaires, ni le fait que le maintien des dictatures reposait sur l’appui tacite de l’armée. Pragmatiquement, le peuple a pourtant cherché à diviser le pouvoir pour accroître son espace de mobilisation. L’armée n’était pas sûre de l’attitude de ses troupes, une fois le mouvement de masse suffisamment enraciné. Les scènes partielles de fraternisation indiquent qu’elle n’est pas immunisée par rapport aux effets de la crise sociale et politique. Toutefois, une accentuation de la polarisation sociale et politique verrait sans doute l’armée prendre le rôle d’appareil central de répression. Ces derniers jours, les tirs à balles réelles de militaires à Kasserine (Centre-Ouest tunisien), ainsi que leurs menaces de casser les grèves et les mobilisations démocratiques témoignent de ce repositionnement.

Le contenu de la transition va être au cœur des luttes à venir. Le refus de lever l’état d’urgence, de libérer les prisonniers politiques et ceux du soulèvement, le projet de simples amendements aux constitutions, l’impunité sur les crimes politiques et économiques, le maintien des services de police et de la majorité des responsables des anciens régimes, les hésitations ou refus de légalisation des partis et syndicats indépendants, indiquent un projet de ravalement de façade. Les pouvoirs font le pari d’un épuisement du mouvement, soumis à des processus de différenciations et à l’absence d’alternative immédiate. Certains secteurs prônent un attentisme ou un soutien aux gouvernements de transition : la bourgeoisie, les classes moyennes, mais aussi des fractions populaires, parmi lesquelles les logiques de survie entraînent des phénomènes de repli. Ces tendances ouvrent des marges aux pouvoirs, sans pour autant leur donner une légitimité politique.

Le mouvement n’a pas dit son dernier mot

En même temps, la contestation est loin d’être achevée et les masses populaires n’ont cessé jusqu’ici d’avancer. On assiste à une montée progressive des revendications sociales : en Tunisie, les luttes des ouvrières du textile et des salarié-e-s de la fonction publique en témoignent. L’activité revendicative continue avec des processus nouveaux d’accumulation de forces. L’existence de contre-pouvoirs locaux assurant des formes d’auto-organisation populaire, la volonté des secteurs les plus avancés de coordonner les luttes sur le plan régional et national, le succès des meetings du front du 14 janvier et la structuration d’un Congrès national de défense de la révolution (en Tunisie), la prise en compte de la nécessaire articulation entre revendications sociales et démocratiques, sont autant d’éléments qui témoignent d’un début de recomposition des forces.

Un processus complexe de construction d’une hégémonie démocratique par en bas est en train de se frayer un chemin, tant au niveau des revendications que des formes d’organisation, sur la base de batailles immédiates (destitution des pouvoirs locaux, mise à l’écart du personnel des partis des dictateurs, revendications sociales immédiates, etc.), mais en gardant l’objectif stratégique de construire une alternative politique « extérieure » et opposée aux institutions du régime (démission du gouvernement actuel, assemblée constituante, etc.). La manifestation du 25 février dernier, qui a regroupé plus de 100 000 personnes à Tunis, suivie de la démission du Premier ministre Mohamed Ghannouchi, témoigne de la relance du mouvement de masse.

En Egypte, après la chute de Moubarak, l’expectative commence à peser, en même temps que se développent des processus de différenciation sociaux et politiques. Certes, aucun mouvement de masse n’exige la dissolution de l’appareil de la dictature et la place Tahrir n’est plus le siège central de la révolution populaire. Mais le conflit politique se déplace sur le terrain social, avec l’extension des grèves ouvrières dans la grande majorité des secteurs, que ce soit sur les conditions de travail, les salaires, l’exigence de titularisation, la reconnaissance de syndicats indépendants, et parfois même la destitution des patrons ou administrateurs liés au Parti national démocratique (le parti du régime). Cette dynamique divise le camp de la contestation, avec d’un côté les partisans de la paix sociale pour négocier des réformes ; et de l’autre, celle et ceux du maintien de la mobilisation tant que les revendications démocratiques ne sont pas satisfaites.

Renforcer l’organisation et la conscience des forces révolutionnaires

Si les forces politiques majoritaires ont largement opté pour la première option, les mouvements de jeunes sont traversés par ces contradictions. Enfin, le mouvement ouvrier égyptien, qui développe une activité propre et nourrit une défiance ouverte, n’a pas de liens réels avec les oppositions constituées et ne développe pas, pour l’instant, de revendications politiques centrales sur la question du pouvoir. Les autorités sont ainsi confrontées à un dilemme : faire des concessions sociales et démocratiques significatives risque d’alimenter la contestation populaire en démontrant que la lutte paie ; mais ne rien lâcher peut relancer un nouveau cycle de rébellion compte tenu des attentes populaires. Dans tous les cas, la relance du mouvement ouvrier sur des bases de classe, qui a débuté depuis plusieurs années, va encore s’amplifier. De même, dans un pays comme l’Egypte, où la majorité de la population vit avec moins de 2 dollars par jours, la question sociale ne pourra pas être ajournée par de simples manœuvres, d’autant que l’augmentation des prix des denrées de base continue. C’est pourquoi les confrontations sociales et politiques sont loin d’être terminées.

Le propre d’une situation révolutionnaire est que les phases de flux et de reflux s’inscrivent dans des cycles courts, tant que le mouvement populaire n’est pas défait. Dans cette instabilité prolongée, l’accumulation des forces, la construction d’organisations de masse indépendantes et d’organes de participation populaire doit s’articuler à la nécessité d’imposer les revendications immédiates de larges secteurs de la population et de disputer aux gouvernements la faculté de définir le contenu social et politique de la transition. Il s’agit de construire les perspectives politiques qui permettront de développer et de coordonner les luttes concrètes contre la nouvelle façade démocratique des institutions et les politiques libérales. Aujourd’hui, la question décisive tourne autour de la construction de l’unité des forces politiques anticapitalistes et révolutionnaire et de leurs liens avec les forces sociales motrices de la révolution. Pour que le processus triomphe, il requiert un niveau élevé d’auto-organisation et une force politique consciente, capable de centraliser les luttes concrètes autour de l’objectif de la conquête du pouvoir par les opprimé-e-s. L’enjeu est bien celui de la cristallisation d’un nouveau mouvement démocratique, ouvrier et populaire, dans des conditions nouvelles, capable de balayer la dictature, d’autant que les tenants de l’islam politique n’ont pas été jusqu’ici au cœur du processus.

Des révolutions postislamiques ?

Les raisons de la relative marginalité des islamistes sont multiples. D’abord, les deux pôles étatiques qui ont donné une assise matérielle à leur expansion, l’Arabie saoudite et l’Iran, connaissent une crise profonde de légitimité, notamment au sein des nouvelles générations. Ensuite, les islamistes sont traversés par des clivages politiques et générationnels, autant parmi ceux qui entendent cantonner leur action à l’islamisation des mœurs, que parmi ceux qui se sont avérés incapables d’offrir une alternative politique en termes de pouvoir, même lorsqu’ils disposaient d’une base de masse. Pourtant, l’élément essentiel est ailleurs : l’islam politique, quel que soit ses contradictions, est aussi influencé par l’évolution des rapports de forces globaux auxquels il s’adapte, au moins en partie. Ainsi, dès les années 90, a-t-il commencé à opérer un virage – y compris ses composantes radicales – vers l’acceptation du modèle économique et social dominant.

Les Frères musulmans n’ont ainsi jamais rejeté le dialogue avec Moubarak, y compris en plein soulèvement. Ils ont approuvé la contre-réforme agraire menée par le raïs et ont été extérieurs aux luttes qui ont marqué le réveil populaire. En Tunisie, Al Nahda rêve d’une transition ordonnée qui lui assurerait un espace politique légal en passant des compromis avec l’appareil toujours en place de la dictature. A sa manière, l’islam politique – dont les directions effectives sont plutôt liées aux classes moyennes et à des secteurs économiques significatifs – s’est adapté aux logiques dominantes. Son attitude témoigne d’une certaine flexibilité tactique, afin de maintenir ensemble les fractions populaires de sa base et de répondre à une mobilisation dont l’expression sociale et politique n’est pas religieuse.

Certes, il n’est pas exclu qu’en cas de défaite du mouvement populaire, ou d’impossibilité de s’appuyer sur de nouvelles élites bourgeoises moins discréditées par la dictature, il puisse aider à reconfigurer un bloc dominant lié à l’impérialisme, dans une place subordonnée et contrôlée. Mais cette hypothèse n’est pas à l’ordre du jour : au contraire, si le mouvement populaire arrive à imposer des conquêtes démocratiques et sociales, y compris sur le terrain de l’égalité homme-femmes et de la sécularisation de la vie sociale, le terreau populaire de son développement s’assècherait. Le retour de la question sociale et les formes prises par la conflictualité sociale et politique, l’affirmation d’un mouvement par en bas, pluraliste et autonome, n’a pas alimenté jusqu’ici une contestation religieuse, mais une contestation démocratique populaire. En ce sens, il s’agit bien de révolutions « postislamistes ».

Les enjeux régionaux et nos tâches

Le monde arabe est en train de s’embraser, même s’il serait faux de penser que les situations sont identiques dans tous les pays. Les régimes tremblent, mais leur solidité, même relative, est variable. L’impérialisme ne peut se permettre un basculement total de la région, à plus forte raison, si ces processus débouchent sur une remise en cause – même partielle – des politiques néolibérales, du contrôle des ressources naturelles, de la pérennité des bases militaires étrangères et du statu quo avec l’Etat d’Israël. Ce qui se joue dans les révolutions en cours, si elles réalisent des percées concrètes sur le terrain social et démocratique, c’est la possibilité d’un début de rupture avec l’ordre capitaliste mondial, et donc d’un affaiblissement stratégique de l’impérialisme, alors que celui-ci connaît la plus grave crise de l’après deuxième guerre mondiale.

De telles avancées concrètes joueraient un rôle de catalyseur dans la durée, au-delà des rythmes propres et des résultats spécifiques des confrontations dans chaque pays. Le caractère anti-impérialiste des révolutions en cours est largement ancré dans les traditions politiques de lutte du peuple égyptien, confronté en première ligne à la question palestinienne et à la dépendance par rapport aux Etats-Unis. Le sentiment de dignité nationale qui soulève les peuples arabes est aussi intimement lié à leur refus d’accepter le statu quo avec Israël. Il est incontestable que la résolution des revendications sociales des pays concernés nécessitera des ruptures profondes avec les politiques dictées par les institutions internationales, les Etats du « centre » et les multinationales. Il n’est d’ailleurs pas exclu que ces « leçons d’arabe » soient comprises par un certain nombre de pays de la Méditerranée, par les maillons faibles de l’Europe impérialiste, voire au-delà.

C’est à partir de là qu’il faut penser nos tâches de « solidarité ». L’enjeu est de combattre nos propres impérialismes et de défendre la radicalité exprimée et les exigences portées par le mouvement populaire. Les axes d’une solidarité revolutionnaire et internationaliste peuvent s’articuler autour de différents points : annulation des dettes contractées par les dictatures ; restitution de leurs avoirs aux peuples ; rupture des accords de libre échange ; dénonciation des pactes sécuritaires et militaires ; révélation des complicités patronales avec les affaires des dictatures ; droit des peuples à se réapproprier (à nationaliser) les entreprises et leurs ressources ; refus de toute ingérence impérialiste dans les processus en cours ; soutien aux luttes populaires contre la répression des gouvernements de transition. Cela implique aussi que nous renforcions nos liens avec les secteurs les plus avancés des révolutions en marche.

Nous devons nous engager à soutenir jusqu’au bout les processus révolutionnaires qui contribuent à modifier les rapports de force à l’échelle mondiale ; à aider concrètement les courants anticapitalistes et à expliquer inlassablement qu’il n’y a pas d’exception révolutionnaire arabe et que la seule voie pour mettre fin à la dictature du capital, y compris dans nos pays, repose sur des soulèvements populaires et démocratique où les opprimés et exploités, femmes et hommes, comptent sur leurs propres forces. La bataille ne fait que commencer.

Lotfi Chawqui. 9 mars 2011. A paraître en Suisse dans solidaritéS, n° 184. Lotfi Chawqui est membre de la commission Maghreb du NPA (France).