Publié le Mercredi 18 février 2009 à 10h32.

Russie : interview de Carine Clément à Libération (16 février)

Installée en Russie depuis 1994, mariée à un député du parti Juste Russie (proche du Premier ministre, Vladimir Poutine), la Française Carine Clément, 38 ans, est une sociologue engagée. A la tête d’un Institut de l’action collective (IKD) à Moscou, elle tente de fédérer divers mouvements de protestations sociales, habitants en guerre contre des constructions «abusives» à Moscou, retraités, syndicalistes ou écologistes. Son activisme lui a valu plusieurs agressions récentes, dont une seringue plantée dans la cuisse en novembre. Comme toujours dans de tels cas, l’enquête n’a toujours rien donné. La sociologue soupçonne des intérêts «liés à l’immobilier» ou bien des gens «inquiets de [sa] connaissance des mouvements ouvriers et syndicaux», et «qui ont voulu faire du zèle à l’approche de la crise».

Avec la crise, faut-il s’attendre à une révolte sociale ?

Pour le moment, on ne peut pas dire qu’il y a une montée en masse des mouvements de protestation. La population est dans l’attentisme. Elle essaie de comprendre jusqu’où ira la crise, en vivant sur ses économies accumulées ces dernières années. Il faut attendre au moins quelques mois. On n’est pas en France, où tout le monde descend dans la rue dès que l’alarme retentit.

Pourquoi une telle passivité de la population ?

On sort d’une phase de forte croissance qui a permis à beaucoup de gens d’atteindre un certain niveau de vie. Ils peuvent se dire que la crise n’est peut-être qu’un accident. Poutine a montré qu’il avait pu rétablir la situation économique après les années de décadence eltsinienne. Il dispose encore d’un fort crédit. Les seuls qui paniquent, ce sont les gens au pouvoir, à tous les échelons, y compris les chefs d’entreprise. On le voit avec la multiplication des agressions de militants sociaux et syndicaux.

N’y a-t-il pas, tout de même, une multiplication des mouvements de protestation ?

On assiste à des actions assez éparses. A Vladivostok, les protestations contre l’augmentation des taxes sur les voitures japonaises ont rassemblé 2 000 à 3 000 personnes, ce qui est beaucoup pour la Russie. Le mouvement est parti de la base et s’est propagé par Internet. Dans quelques villes mono-industrielles, comme à Toutaev, dans la région de Iaroslavl, ou à Magnitogorsk, il y a eu quelques mouvements. Mais les pouvoirs locaux sont très vigilants, ils font tout pour que la situation reste supportable. A Barnaoul, des retraités ont de nouveau protesté contre un projet de suppression de leurs avantages sociaux. On assiste surtout à des actions sporadiques, sur des thèmes qui touchent les gens dans leur quotidien.

Un grand mouvement national est-il possible en Russie ?

Depuis 2005 [et les grandes manifestations pour la sauvegarde des avantages sociaux, ndlr], de plus en plus d’organes de coordination se sont mis en place. Tout une constellation de petits mouvements, liés les uns aux autres par Internet et des campagnes communes, s’est développée. C’est encore minuscule. Et les autorités font tout pour contrarier ces rapprochements, en empêchant par exemple les militants de se rendre aux conférences interrégionales. Un autre problème de ces réseaux est qu’ils n’ont pas de leaders connus. C’est aussi leur force : en période de répression, on ne sait pas quelles sont les têtes à abattre. Selon mes estimations, 5 à 10 % de la population russe est aujourd’hui engagée dans des actions «citoyennes» qui ne sont pas forcément protestataires : communautés d’immeuble, comités de parents d’élèves… Dans les entreprises, de plus en plus de cellules syndicales se forment. Cela reste minime, mais c’est un changement de tendance, on remonte la pente. Dans l’automobile en particulier, un réseau intersyndical s’est formé.

N’assiste-t-on pas à une politisation de ces mouvements ? A Vladivostok, les défenseurs des autos japonaises criaient «Poutine démission»…

C’est peut-être un signe que la population perd ses illusions envers le pouvoir fédéral. Mais je retiendrai plutôt des manifestations de Vladivostok le slogan : «Si le pouvoir n’en a rien à foutre du peuple, pourquoi le peuple aurait-il besoin d’un tel pouvoir.» Cette idée du contrôle citoyen remet plus profondément en cause le système actuel et correspond mieux aux revendications des gens qui entrent aujourd’hui en militance. Tandis que, jusque récemment en tout cas, crier dans la rue des insultes contre Poutine, c’était plutôt un signe d’impuissance. Les «marches de mécontentement» organisées par Garry Kasparov et Edouard Limonov, par exemple, qui tournent autour du slogan «A bas Poutine», ne sont destinées qu’aux médias, elles ont très peu de relais dans les mouvements sociaux. Quand on s’appelle Kasparov, on peut se permettre d’entamer la lutte au sommet, contre Poutine. Quand on s’appelle Ivan Ivanovitch, descendre dans la rue pour crier contre Poutine et se faire arrêter, cela n’a pas de sens. La seule chance pour que les choses changent vraiment en Russie, c’est un mouvement qui parte de la base. Quand ce mouvement se réveillera, il sera peut-être aussi plus conséquent car les gens actifs aujourd’hui en Russie se sont faits eux-mêmes. Leur niveau de vie, c’est à leurs propres efforts qu’ils le doivent. Et ils ne sont pas prêts à perdre ce qu’ils ont obtenu.

MOSCOU, de notre correspondante Recueilli par L.M.